Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

jeudi 17 février 2011

Lire la correspondance scientifique de Spinoza

La semaine prochaine se déroulera à La Réunion une formation des professeurs de philosophie de l'île sur un des grands auteurs au programme, Spinoza. C'est Alain Billecoq, Inspecteur honoraire de l'Education Nationale,  qui dirige cette formation.
J'y interviendrai la deuxième journée, en animant un atelier de travail sur Spinoza et la science, particulièrement, la chimie. Je mets sur ce blog le document préparatoire de cette séance, afin que certains collègues et amis puissent y accéder et partir de là vers la Toile, en ouvrant la dizaine de liens vers des documents importants que j'ai sélectionnés.


Séance de travail, mardi 22 février 2011
Spinoza et la science, étude de la correspondance scientifique de Spinoza
Statut et valeur de l'expérience, le cas particulier de la chimie expérimentale

Argument

Cette séance de travail a pour but d'amener chacun à se forger une idée des rapports que Spinoza entretient avec la science, la connaissance scientifique, les scientifiques eux-mêmes. Pour y parvenir, toutes ses Lettres pourront être consultées, ainsi que d'autres oeuvres, en particulier l'Éthique et le Traité de la réforme de l'entendement. Néanmoins des choix doivent être faits, puisque le risque est de s'éparpiller. Je propose que nous nous concentrions sur la correspondance échangée avec Henry Oldenburg de 1661 à 1665.

Dans cet ensemble d'une vingtaine de lettres, c'est la Lettre VI, de 1661, qui peut alors fournir les bases d'un travail et d'une discussion fructueuse entre collègues.

Dans cette lettre sont évoqués successivement des problèmes de chimie relatifs à l'esprit de nitre, au salpêtre, et des problèmes de physique, concernant la fluidité et la solidité des corps, l'adhérence de blocs de marbre polis, partant la pression atmosphérique. Avec le soin qui le caractérise, Spinoza critique dans ces pages divers résultats expérimentaux obtenus par Robert Boyle, figure dominante de la Royal Society nouvellement créée. Sans vaines circonvolutions, Spinoza discute la solidité de ses conclusions, la rigueur de sa démarche. Le sujet l'intéresse. Il veut faire oeuvre utile, comme quand il propose au public les principes de la philosophie de Descartes ou publie son Traité théologico-politique. Voici les termes avec lesquels il commence sa lettre : "J’ai reçu le livre du très habile Boyle [Tentamina quaedam physiologica diversis temporibus et occasionibus conscripta a Robert Boyle, traduction latine d'un recueil paru à Londres sous le titre Certain Physiological Essays and other Tracts en 1661] et l’ai feuilleté autant que mes loisirs me l’ont permis. Je vous suis très obligé de ce présent. J’avais bien pensé, quand vous me l’avez promis, que seul un objet de grande importance pouvait vous occuper l’esprit. Vous voulez cependant que je vous envoie mon jugement sur cet écrit, je le ferai autant que ma faiblesse me le permettra, c’est-à-dire que je vous signalerai certains points, à mon avis, obscurs ou moins bien établis."

Conformément aux principes de sa propre philosophie, Spinoza reconnaît l'accord en droit de l'expérience et de la vérité théorique. Mais il reconnaît également le caractère illusoire de certaines conclusions tirées de l'expérience. Ainsi "(...) une image, c’est une idée qui marque la constitution présente du corps humain bien plus que la nature des corps extérieurs ; et cela, non pas d’une manière distincte, mais avec confusion. Voilà l’origine de l’erreur. Lorsque, par exemple, nous regardons le soleil, notre imagination nous dit qu’il est éloigné de nous de deux cents pieds environ ; et cette erreur persiste en nous tant que nous ignorons la véritable distance de la terre au soleil. Cette distance connue détruit l’erreur, mais elle ne détruit pas l’image que se forment nos sens, c’est-à-dire cette idée du soleil qui n’en exprime la nature que relativement à l’affection de notre corps ; de telle sorte que tout en connaissant fort bien la vraie distance qui nous sépare du soleil, nous continuons à l’imaginer près de nous."(Éthique, II, 35, scolie).

Le dialogue avec Boyle, via Oldenburg, a donc un grand intérêt, épistémologiquement parlant. Les thèses mécanistes, la conception corpusculaire de la matière, l'existence du vide, y sont discutées. Des hypothèses mieux fondées et des suggestions d'expériences sont formulées par notre philosophe, même si Spinoza, contrairement à Bacon, met en doute l'existence d'expériences cruciales.

Application de sa théorie de l'erreur, directement liée à l'ensemble de sa conceptualisation, la lettre VI qui nous fait découvrir un Spinoza pratiquant lui-même des expériences scientifiques est donc un document très important, avec pour enjeu théorique la valeur propre de l'expérience ou la pratique de l'expérimentation conduite par le scientifique pour forcer la nature à ses questions. Quelle valeur démonstrative comporte l'expérience de laboratoire ? Comment faut-il l'interpréter dès lors qu'on s'appuie sur la raison et se méfie des puissances trompeuses de l'imagination ? Est-ce que d'autres procédures heuristiques sont aussi efficaces pour dévoiler la nature voire plus efficaces qu'elle ?

Documents de travail

Sur le Net nous disposons de sources et de travaux de premier plan, susceptibles d'orienter notre réflexion, en nous renseignant sur le contexte de la correspondance ainsi que son enjeu. La liste fournie n'est bien sûr qu'indiquative.

D'une part, l'oeuvre de Spinoza est disponible en ligne sur le site Hyper-Spinoza :
http://hyperspinoza.caute.lautre.net/

La Lettre VI, traduction de Charles Appuhn, est téléchargeable au lien suivant :
http://hyperspinoza.caute.lautre.net/spip.php?article1347

D'autre part, des articles écrits par des spécialistes de l'oeuvre sont disponibles en ligne.

Pierre-François Moreau (2004) a rédigé une introduction à la lecture de la correspondance de Spinoza (Revue de métaphysique et de morale):
http://hyperspinoza.caute.lautre.net/IMG/pdf/Spinoza-Lire_la_correspondance-Pierre-Francois_Moreau.pdf

Henri Daudin (1949) a publié un remarquable "Spinoza et la science expérimentale : sa discussion de l'expérience de Boyle" (Revue d'histoire des sciences et de leurs applications), mis à disposition sur le site Persée :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0048-7996_1949_num_2_2_2695

Pierre Macherey (1995) lui a en quelque sorte répondu, dans "Spinoza lecteur et critique de Boyle" :
http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/macherey/machereybiblio65.html

De plus, la revue Méthodos en ligne présente un dossier sur l'épistémologie de la chimie, "Chimie et mécanisme à l'âge classique" :
http://methodos.revues.org/873

L'article de Rémi Franckowiack, "La chimie du XVIIe siècle, une question", renseigne opportunément sur le "tournant du XVIIe siècle" consécutif à l'émergence de la philosophie cartésienne dans le débat scientifique :
http://methodos.revues.org/1823

Enfin pour les rats de bibliothèque qui préfère le papier aux textes numérisés, la B.N.F. propose une bibliographie relative à Spinoza qui retient la plupart des travaux importants en langue française :
http://www.bnf.fr/documents/biblio_spinoza.pdf

L'année dernière, Maxime Rovere a publié une édition avec dossier de la correspondance de Spinoza, aux éditions Garnier-Flammarion. Chargé d'exposer l'intérêt de ces Lettres, il a participé le 5 janvier dernier à une émission des Nouveaux chemins de la connaissance, animée par Raphaël Enthoven sur France Culture :
http://www.franceculture.com/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-l-autre-spinoza-35-spinoza-en-toutes-lettres-la-cor