Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

dimanche 15 mai 2011

Don Ihde à la Sorbonne

L'actualité philosophique de la semaine est marquée par la visite à Paris de Don Ihde.

A l'invitation de Pierre-Antoine Chardel, Ihde vient présenter les derniers développements de son oeuvre. La conférence qu'il tiendra à la Sorbonne s'intitule " Why Postphenomenology? How technoscience calls for a revised and expanded phenomenology"


L'affiche précise ce qu'il n'est guère besoin de dire ici : Don Ihde est professeur de philosophie à l’Université de l’Etat de New York à Stony Brook, auteur notamment de Chasing Technoscience (2003) ; Bodies in Technology (2002) ; Expanding Hermeneutics: Visualism in Science (1998) et Postphenomenology (1993).

La conférence sera introduite par Pierre-Antoine Chardel et suivie d’un débat avec Antonio Casilli (EHESS / CNRS), Natalie Depraz (Université de Rouen) et Bernard Reber (CNRS)

Date: Vendredi 20 mai 2011
14 h – 17 h
Lieu : Université Paris Descartes – Sorbonne
Salle des thèses (E 637)
1 rue Victor Cousin (entrée Place de la Sorbonne), 75005

La conférence est organisée par l’équipe de recherche « Ethique, Technologies, Organisations, Sociétés » (ETOS) de l’Institut Télécom (Télécom Ecole de Management) et le CEntre de Recherche Sens, Ethique, Société (CERSES), CNRS / Université Paris Descartes.

Contact et renseignements : pierre-antoine.chardel@institut-telecom.fr


J'espère pouvoir en dire plus dans les prochains jours. La manifestation prévue est une occasion unique de faire la connaissance d'Ihde. Hélas je serai à dix mille kilomètres de la Sorbonne et de la salle qui porte le nom d'un colorant alimentaire. Mais j'espère pouvoir recueillir des avis et compte-rendus de personnes qui y assisteront !
Bonne conférence aux Parisiens et à leurs invités !

mardi 10 mai 2011

Le Léonard d’Ihde, deuxième partie

 Ihde s’appuie sur une documentation constituée d’ouvrages d’histoire des sciences. Par exemple, il s’appuie sur le classique Technics and Civilization de Lewis Mumford (1936) ou bien sur l’ouvrage plus récent (1962) Medieval Technology ans Social Change de Lynn White Junior qui est largement utilisé.
Sur son site personnel, Olivier Baldin met à disposition un article sur l’œuvre de Lynn White Jr., ses principales thèses et son retentissement aux Etats-Unis. L’article, intitulé « Biographie de Lynn White (1907-1987) », est d’abord paru dans Stratégies énergétiques, biosphère et société, 1993-1994 :

On ne saurait effectivement se passer de l’histoire des sciences et techniques. Il faut en effet avoir une idée précise du personnage historique qu’est Léonard de Vinci, ses curiosités scientifiques ou son intérêt pour les arts, pour pouvoir en dégager l’exacte figure historique.

Une bonne façon de faire est de se pencher sur les carnets manuscrits de Léonard de Vinci qui représentent une sorte d’héritage de sa pensée.
Les carnets de Léonard sont présentés par Mireille Pastoureau, dans une émission de Canal Académie. Leur histoire est retracée plutôt que leur contenu.


La page de Canal Académie nous en dit plus. D’une part, il y a une description des douze carnets possédés par l’Institut de France. D’autre part, on y trouve des liens, vers une chronologie en 27 dates, celle de Kronobase et surtout vers un numéro de la Documentation française, mettant à notre disposition un petit dossier sur « Les transferts de savoir-faire », c’est-à-dire l’origine des inventions de Léonard :

Après avoir téléchargé un petit logiciel d’Adobe, Shockwave, on peut tourner les pages d’un codex sur le site de la British Library et recourir à une loupe pour voir les détails :
Très beau parcours, qui incontestablement nous rapproche de l’auteur !

Enfin, pour approfondir il est possible de consulter un essai d’Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l'art de Léonard de Vinci (1996, Flammarion, coll. Idées et Recherches). L’ouvrage est recommandé par le site Noé. Mais il semble épuisé.

Une réforme du visible ?

La première partie de ce travail, « Da Vinci décodé », a mis en exergue l’analyse de Michel Puech qui, quoique succincte, est pour nous essentielle, ouvrant plusieurs pistes à la réflexion critique, à partir du premier chapitre de Postphenomenology:  Essays in the Postmodern Context.
Cette même œuvre ihdienne est résumée d’une manière convergente par un blogueur amateur de définitions :

 Voici une traduction personnelle du passage qui peut nous intéresser. Je n’ai pas coupé le texte pour ne retenir que le passage sur Léonard, car sa figure forme un couple avec celle de Colomb, autre emblème du tournant perceptuel de la modernité. J’ai reproduit en anglais les citations du texte de Don Ihde :
« Répondant à la tendance contemporaine de tout concevoir ou bien comme un texte ou bien comme une chose socialement construite, Ihde, dans Postphenomenology:  Essays in the Postmodern Context,  se concentre sur le rapport intime existant entre la technologie, la culture et ce qu'il appelle « référentialité-corporelle et perceptuelle » (perceptual-bodily referentiality, p. 6). Recourant à une méthode de la variation des points de vue, la post-phénoménologie se présente comme une phénoménologie non-fondamentationnelle et non-transcendentale qui examine notre monde-de-la-vie ainsi que la manière dont les technologies produisent leurs effets axiologiques, par l’intermédiaire de ces « instruments culturels » incorporés à notre vie quotidienne (cultural instruments, p. 13). Dans la première partie de ce livre, les essais rassemblés examinent les perspectives diverses qui ont pris forme dans la modernité et la post-modernité. Considérant la Renaissance comme la naissance de la modernité, Ihde examine le travail de Léonard de Vinci, qu’il identifie comme l’un des individus mettant en œuvre une réforme du visible, ce qui transparaît avec force dans ses fantaisies technologiques, guidées par son esprit technophile – « un monde imaginé comme une machine géante mise en mouvement par des forces spirituelles et contrôlé dans ses mécanismes parfaits par une intelligence supérieure qui a tout arrangé selon des lois mathématiques » (imagined world as giant machine set in motion by spiritual forces and controlled in its perfect mechanisms by a superior intelligence that has arranged everything according to mathematical laws, p.17).  Vinci, selon Ihde, impulse avec son art visuel, art qui manifeste son imagination visuelle, une transformation de la perception voire une reformulation vers la notion d’objectivité (p. 18). Ihde crédite ainsi Léonard de Vinci d’être un des inventeurs du statut moderne d’observateur (p. 19).
Ihde reconsidère également ce qu’on doit à Christophe Colomb en le créditant d’une valorisation de la vision panoramique de surplomb, sous le modèle de la vision de l’oeil d’un oiseau, qui contraste avec d’autres façons culturelles d’incarner l’observation. Il reflèterait « la présupposition européenne (…) que les instruments doivent médiatiser de façon contrôlable nos interactions avec la nature » (the European assumption…that instruments must mediate controlled interactions with nature, p. 24). Aujourd'hui, Ihde soutient que nous avons un type d’observation qu’il appelle « l’oeil à facettes » c’est-à-dire la série des multiples façons alternatives de voir le monde ou même de le penser, ce qu’on peut encore qualifier de « vision multiple » ou concevoir comme une sorte de « bricolage dans le domaine pluriculturel » (compound eye, multiple vision, bricolage of the pluricultural, p. 29-30). » 

Ce que montre l’histoire

Il faut maintenant s’attaquer à une réflexion plus fine de ce qui est en jeu.
Dans Instrumental Realism (1991), Ihde soutient que les grands penseurs de la science et de la perception n’ont pas thématisé le rôle joué par les instruments, les considérant peu ou prou comme accessoires. L’accent est alors mis sur la mathématisation de la nature comme véritable condition d’émergence de la science moderne. Dans la Crisis (1937), Husserl affirme que le physicien est réduit à se former des images du monde des choses dont la réalité, l’intérieur, lui échappe toujours. Le physicien prend ainsi l’habitude de modéliser le réel et donc de ne plus le voir avec ses yeux. La pensée de Foucault est également radicale sur ce point, l’instrumentation scientifique produirait globalement une réduction de la perception, réduction au voir, et réduction de la vision à la reconnaissance des formes.

Dans Les mots et les Choses (1966), Foucault affirme que la modernité a réduit la vision en réduisant l’appréhension du monde à la vision. Réduction à la visibilité et réduction simultanée de la visibilité.

Ihde s’étonne tout naturellement du fait que l’âge d’or de l’instrumentation scientifique soit ainsi passé sous silence. La raison scientifique est certes une construction humaine. C’est un produit de l’esprit qui n’est pas sans défauts. Ni dangers. Mais la critique de la modernité met tout dans le même sac, le mécanisme et le matérialisme, le développement du calcul et la géométrisation de l’espace, le désenchantement de la nature et l’émergence de l’individualisme, sans faire attention aux multiples inflexions que connaissent ces tendances. Un mépris plane sur l’ensemble. Et c’est la vie de l’esprit qui est finalement niée. C’est Galilée qui est nié, et tous les savants de l’époque, en tant qu’ils projettent des expériences et les réalisent à l’aide de certains instruments, prolongements de leur corps et de leur pensée.
Ce n’est donc pas du tout dans cette voie “phénoménologique” faisant de la science moderne une pure abstraction, qu’Ihde reconnaît le visualisme comme élément épistémologique de la modernité, même si pour lui aussi le visualisme est bien une sorte de réduction de la perception dite naturelle. Léonard de Vinci vient à l’appui de cette critique du radicalisme anti-rationaliste qui peut se tirer de certaines formules foucaldiennes, voire de certains textes de Husserl. Insérée dans une période complexe, la complexité du personnage réel, artiste et ingénieur, vient contredire le goût pour le paradoxe du philosophe français et l’obsession pour la géométrisation du réel du philosophe allemand.

Pour bien se faire comprendre, Ihde restitue dans Instrumental Realism, une plus grande vérité historique (p. 61) :
« (…) En bref, White a établi qu'en 1500, à une période que nous identifions au génie technologique de Léonard de Vinci, s'opère une prise de conscience de la valeur de la technologie, du processus d'invention et se développe un désir de maîtriser la nature grâce à des artefacts d’origine humaine.
En l’an 1500, l’Europe avait déjà développé certains des instruments si fondamentaux pour la possibilité même d'investigation de la science au sens moderne du terme, comme discipline expérimentale. Les lentilles ont été inventés par 1050, les lentilles composées vers 1270, les lunettes vers 1285, et en 1600 (période de Galilée), le microscope et le télescope étaient de plus en plus utilisés. Les horloges, essentielles à la mesure, ont commencé à être développés autour des neuvième et dixième siècles. Aux alentours de 1500, elles se généralisaient de la cathédrale à l'hôtel de ville et elles avaient un usage individuel.
Sur le versant industriel, on peut noter que l’Europe est, à cette époque, couverte de moulins à vent et à eau ; les basses terres ont été drainées par les éoliennes, il y avait des voies ferrées dans les mines, et l’architecture sophistiquée, massive, des cathédrales ou des ponts suspendus  et d’autres grands projets faisaient partie de la vie quotidienne. Toutefois, en dépit de l’évidence pour nous de cette réussite technologique globale du Moyen Age, White a sans doute raison en affirmant que "
la découverte universitaire de l’importance du progrès technologique dans la vie médiévale est tellement récente qu’elle n’a pas encore été assimilée à notre image normale de cette période". »

Le passage cité se retrouve repris tel quel dans Heiddeger’s Technologies. Postphenomenological Perspectives (2010, pp. 64-65). Il est alors suivi d'une analyse de la priorité ontologique et historique pouvant être accordée à la science sur la technologie ou bien à la technologie sur la science. Dans Instrumental Realism, Ihde va à l’essentiel et poursuit alors en montrant que cette histoire permet de critiquer la perspective heideggérienne sur ces rapports de la science et de la technologie (p. 61) :
 « Une telle interprétation contredit le point de vue adopté par Heidegger suivant lequel la science moderne précède la technologie moderne. Non seulement la technologie de l’Europe médiévale était très répandue, mais elle était sophistiquée,  multipliant les machines dans le domaine de la construction. Les systèmes de roues, d’engrenages et de poulies et la complexité de certains travaux mécaniques se mirent à réclamer comme source d’énergie ce que seule la machine à vapeur allait apporter avec la révolution industrielle. On entrapercevait déjà la vérité de cette formule, la machine à vapeur a plus à voir avec la science que la science avec la machine à vapeur. Les instruments d’optique et les horloges peuvent avoir eu plus à voir avec l’essor de la science que la science avec la montée de l’une ou l’autre de ces technologies. Et donc, si l’on reprend l’opposition de Heidegger, la technologie ne précède pas seulement ontologiquement mais aussi historiquement ce que nous prenons aujourd’hui pour la science. »

La conclusion de Technology and the Lifeworld ("The Earth Inherited", pp. 194-195) n’oublie pas non plus la figure historique de Léonard. Sa vie est brièvement passée en revue de manière à faire ressortir son opportunisme. Ihde affirme alors qu’il est même le héraut de la science incarnée technologiquement qui prend forme avec la Renaissance. Il en veut pour preuve la lettre adressée par Vinci au duc Sforza de Milan, dit “Ludovic le More”, dont il cite quelques articles. En voici les quatre premiers (le quatrième diverge chez Ihde, mais c’est un détail) :
1° - J'ai un moyen de construire des ponts très légers et faciles à transporter, pour la poursuite de l'ennemi en fuite ; d'autres plus solides qui résistent au feu et à l'assaut, et aussi aisés à poser et à enlever. Je connais aussi des moyens de brûler et de détruire les ponts de l'ennemi.
2° - Dans le cas d'investissement d'une place, je sais comment chasser l'eau des fossés et faire des échelles d'escalade et autres instruments d'assaut.
3° - Item. Si par sa hauteur et sa force, la place ne peut être bombardée, j'ai un moyen de miner toute forteresse dont les fondations ne sont pas en pierre.
4° - Je puis faire un canon facile à transporter qui lance des matières inflammables, causant un grand dommage et aussi grande terreur par la fumée.

Ihde en profite pour évoquer le polymathisme (la palette des connaissances de l’Uomo Universale) de Léonard. Cette qualité est mise au service de l'articulation des savoirs de l’ingénieur avec le progrès de l’industrie militaire dont rêve tout général. Ainsi Vinci aurait une parenté avec Heisenberg, lorsque ce dernier adresse des lettres au Ministère de la Guerre du Troisième Reich pour lui proposer des applications militaires de ses découvertes de physique nucléaire ! Plus généralement, on retrouverait la même alliance de talents scientifiques, de machines et de pouvoirs politiques ou financiers dans la Science Moderne à ses débuts et dans l’émergence de la Big Science.

Le visualisme comme réductionnisme

Ce détour par la figure historique permet donc des prolongements. Il permet surtout de mieux apprécier la figure proprement philosophique de Léonard de Vinci.

C’est au chapitre 3, dans Bodies in Technology (2002), qu’Ihde précise sa pensée faisant de Léonard un tenant du visualisme (p. 41). Son exposé témoigne alors d’un goût pour le détail typique de sa démarche intellectuelle :
« Jusqu’à maintenant j’ai essayé de montrer que les présentations visuelles, au moins par opposition aux perceptions du corps entier ou bien à des perceptions sonores, devait relever de quelque chose se rapprochant d’un choix. Mais cela ne veut pas dire que ce choix est individuel, il est plus de l’ordre de l’événement historique et culturel.
Si nous prenons Léonard de Vinci (aux alentours de1500), comme notre premier individu figurant ce changement s’opérant à l'époque moderne dans la direction du visualisme, nous voyons une double transformation de la façon dont la visualisation se produit : un changement du mode de vision et sa réduction à un certain type de vision. Le passage au visuel est en fait une amélioration du visible au-delà et souvent au détriment de l’une des perceptions complète ou bien d’une perception non visuelle. Par exemple, l’anatomie descriptive à l’époque était souvent conduite en termes tactiles et olfactifs qui correspondait à la manière dont un organe se donne au toucher (dur, tendre, souple, etc.) ou se donne à sentir (putride, métalliques, etc.). Vinci réduit cette anatomie à un ensemble structurel et analytique de dessins qui représentent visuellement les tendons, les muscles et les veines (suivi plus tard par le célèbre Vésale et ses études anatomiques, autour de 1540).
Le visualisme moderne a également été technologisé dès ses débuts Il est bien connu que l'un des "jouets" visuels favoris de la Renaissance a été la camera obscura. Mais ce qui passe souvent inaperçu a été le rôle très important que cet instrument optique a joué dans le développement de la perspective de la Renaissance. Alberti (vers 1437) a apparemment utilisé la camera obscura assez régulièrement. Il peut avoir été parmi les premiers à dessiner d’après ses lignes. Notez que l'appareil réduit les objets tridimensionnels en images bidimensionelles. Ainsi la "réduction" isomorphe obtenue est un artefact témoignant d'une technologie de l’image précoce. Vinci, à son tour, a été le premier savant de la Renaissance à avoir décrit une camera obscura en détails (aux alentours de 1531).
»

Dans ce texte s’opère un passage de la question de la perception du monde à celui des moyens technologiques mis en oeuvre pour le percevoir. Sans le dire explicitement, Ihde introduit avec la camera obscura son idée de la machine épistémologique (espistemology engine). Léonrad de Vinci trouve en Alberti une sorte de double, le premier travaillant davantage les images dans ses carnets, le second les réalisant dans des monuments qui sont autant de manifestes.
Par la suite, il sera sans doute possible d’approfondir l’idée de machine épistémologique. A voir…

lundi 9 mai 2011

Da Vinci décodé


Don Ihde est un passeur d’idées.

Dans un domaine que la plupart des gens ne connaissent que vaguement, l’histoire des techniques, le système technologique, le développement de la technoscience, il réalise un tour de force, celui de rendre accessible les grandes inflexions culturelles ou l’émergence de nouvelles logiques d’exploration du monde, tout en soulignant les continuités du temps long, l’évolution de l’être humain par les techniques qu’il met en œuvre.

Un des procédés utilisés par Ihde est le dégagement de grandes figures des sciences et techniques, révélatrices de ce double mouvement historique. Ces figures sont importantes en particulier pour l’époque moderne, éloignée de nous d’environ quatre siècles, car c’est  une époque dont nous avons désappris les codes et les manières de penser. Pour faire comprendre d'où vient notre technique, les différentes œuvres d’Ihde évoquent donc Galilée, mais aussi Bacon et Descartes, Léonard de Vinci et Christophe Colomb.

C’est au Léonard d’Ihde que nous allons particulièrement nous intéresser durant une série de trois ou quatre exposés. Que peut-on apprendre de la fréquentation de cette figure emblématique de la Renaissance et de sa formidable inventivité ?

Dans sa synthèse, « Don Ihde : la phénoménologie dans la philosophie américaine de la technologie » (janvier 2007, publié in Phénoménologie et technique, Paris, Éditions du Cercle herméneutique, 2008), Michel Puech explique le primat que joue la vision dans la culture moderne, en voici un extrait de la version mise en ligne par l’auteur :
« Cette interprétation du rôle existentiel et (donc) épistémologique de la vision est liée à une lecture de l’histoire des sciences en occident, et signale l’intérêt de Ihde pour les science studies. Examinons le lien entre la vision et la technologie, justement, chez Léonard de Vinci. Les machines de Léonard sont visuelles, c’est-à-dire imaginatives, nées sur plan, vendues sur plan à ses protecteurs, et destinées à rester sur plan, car elles n’auraient pas fonctionné dans la réalité. Elles témoignent de la fascination par la technologie des machines, mais plus encore, elles incarnent la nature de la technoscience moderne : une projection visuelle. La modernité est caractérisée par la vision de l’ingénieur, son mode de vision, son langage visuel. Et c’est cela que Heidegger a bien compris dans son analyse de la modernité, affirme Ihde : la technique est une façon de voir. »
http://michel.puech.free.fr/docs/2007ihde.pdf

J’ai volontairement supprimé les notes parsemant le texte. La première renvoie à l’intérêt de Ihde pour les science studies. Les trois autres font référence au livre d’Ihde, Postphenomenology. Essays in the postmodern context, Evanston, III., Northwestern University Press (1993), dont le premier chapitre peut servir de référence car il est entièrement consacré à la figure de Léonard de Vinci.
Suivant pas à pas Ihde, Puech note successivement les rapports étroits existant la vision et la technologie, l’apparition d’une mécanique imaginative, qui se réalise sous une forme schématique, le tournant de la technique vers une sorte de vision praxéologique, celle de l’ingénieur, ce qu’Heidegger aurait précisément dégagé au cœur du projet technique de domination de la nature.
Laissons Heidegger de côté, peut-être provisoirement, Léonard n’étant pas un centre d’intérêt majeur pour cet auteur... même si des rapprochements sont toujours possibles. Par exemple, Ernesto Grassi (1988) a écrit un ouvrage sur Heidegger and the Question of Renaissance Humanism: Four Studies (Medieval & Renaissance Texts & Studies).
Au passage, on pourra lire un descriptif de Postphenomenology. Essays in the postmodern context :
http://catalogue.nla.gov.au/Record/1612602

On trouve également mention de Léonard dans d’autres oeuvres d’Ihde. Par exemple, dans Instrumental Realism: The Interface between Philosophy of Science and Philosophy of Technology (1991) la figure est déjà présente. Dans des travaux ultérieurs, elle le reste. Citons juste l’article « Of Which Human Are We Post? » de 2008 où il fait une apparition.
L’article est en ligne au lien suivant :

Et le passage qui retient notre attention expose une comparaison Bruegel/Vinci. Le voici en traduction personnelle :
« Toutes ces technologies supérieures, d’ailleurs, peuvent être retrouvées dans les textes de la littérature ancienne sous une forme non-technologique : des pouvoirs d’invisibilité (aujourd’hui une sorte de bouclier électronique, anciennement une cape d’invisibilité) ; des pouvoirs pour changer de formes (maintenant dans un convertisseur ou bien avec un exosquelette sophistiqué, hier en se transformant en dragon ou en une araignée) ; et ainsi de suite. Du tapis volant à la distorsion temporelle, je note qu’il y a peu de véritable création dans de telles fantaisies. La différence notable reste que, depuis les temps modernes, les incarnations de fantaisie ont eu tendance à être technologiques plutôt qu’organiques représentées dans une forme empruntée au monde animal ou dans un être surnaturel. Le contraste qui existe entre les figures d’épouvante des peintures de Bruegel, toutes des figures animales, et les technologies issues de l’imagination de Léonard de Vinci donne à voir une sorte de changement d’ère. »



J’ajoute un aperçu d’Instrumental Realism, pour ceux qui entendent parler de l’oeuvre pour la première fois.

Notons enfin que très récemment Don Ihde est revenu sur la figure de Léonard de Vinci, dans un article intitulé « From da Vinci to Cad and Beyond » (2009). Sur le Net on trouve deux résumés de l’article. L’un provient de la revue Synthese ; l’autre de l’intervention d’Ihde au colloque de Copenhague de 2007 sur le même thème.

Voici d’abord une traduction du résumé de l’intervention de Copenhague, et sa source :
 « Dès le premier âge de la modernité, la profession d’inventeur a généré des « styles de vision ». Léonard de Vinci a ainsi ouvert la voie à une visualisation qui devait aboutir à ce style de vision qui est aujourd’hui désigné par l’expression de « diagramme éclaté ». La conception et la visualisation opérées par nos ingénieurs découlent largement de cet esprit de la Renaissance, sous la forme de projections tridimensionnelles et même de procédés liés à la CAO (Conception Assistée par Ordinateur). Les pratiques de l’invention caractéristiques de la modernité tardive, liées au traitement informatique, sont désormais dynamiques, comme applications de la réalité virtuelle. Toutefois, il y a des limitations quant à de telles visualisations, aussi perfectionnées soient elles. Cette présentation illustrera et passera en revue cette histoire et indiquera dans quelles autres directions la visualisation qui est permise par les technologies contemporaines peut maintenant s’orienter. »


Et une traduction du résumé de l’article, beaucoup plus synthétique :
« Dans cet article je voudrais considérer l’étape qui permet de se lancer dans la reconnaissance de ce qui fonde ce que je désignerai désormais comme le « visualisme de la technoscience », expression qui  convient aussi bien à l’ensemble des sciences qu’aux travaux d’ingénierie,  puisqu’ils sont également des pratiques de l’invention et de l’image. Je mentionnerai très brièvement les grands ancêtres et les pairs qui aident à comprendre cette étape, passant alors à un examen de quelques moments importants dans le développement du visualisme de Vinci à la Conception Assistée par Ordinateur (la CAO), voire au-delà. »
Don Ihde (2009). From da Vinci to Cad and Beyond. Synthese 168 (3).
Volume 168, Number 3, 453-467, DOI: 10.1007/s11229-008-9445-0

Voici donc à peu près cerné le champ d’étude que nous allons explorer avec Don Ihde. Que représente l’œuvre et la personne de Léonard, comme peintre et ingénieur ? Qu’apprend-on avec lui du visualisme que nous pratiquons tous, comme monsieur Jourdain, sans savoir que nous le pratiquons ?

dimanche 8 mai 2011

Ihde à Jakarta

Dès lors qu'on commence à s'intéresser à Don Ihde, on est conduit à remarquer que sa philosophie a une portée universelle.

Le thème du multiculturalisme est très présent dans son oeuvre. Cela est sans doute dû aux voyages de l'auteur, à ses conférences en Amérique du Sud ou bien en Europe du Nord ou encore à l'université de Pékin. Le terme même de "multiculturalisme" est sujet à discussion, en raison de sa récupération par des penseurs politiques qui pensent d'abord à exprimer une sorte de ressentiment à l'égard de l'occident qu'à affirmer des racines et des héritages. Pour éviter leur relativisme auquel Ihde ne souscrit pas, il faudrait sans doute parler de métissage ou de pensée métisse.
L'autre chose très visible est l'audience universelle de son oeuvre. A part la France, ce philosophe parmi les plus francophiles connaît un succès remarquable dans des lieux très variés. Mais la France est le centre du monde : elle a déjà les plus grands penseurs, particulièrement les intelligences les plus vives qui se sont penchées sur le système technicien ; pas la peine pour elle de lire ou de réfléchir l'oeuvre ihdienne !

Voisi une illustration inattendue pour nous de cette capacité de la philosophie d'Ihde à passer les frontières, le blog d'un collègue indonésien, "buzztanto", qui donne la parole à un philosophe indonésien, Budi Hartanto.

Voici le lien vers le site et un premier article de philosophie intitulé "Membaca Sains dengan Filsafat" :
http://buzztanto.wordpress.com/
Il y est fait référence à Technology and the Lifeworld (1990), et à son appréhension relativiste de la technoscience. Pour l'auteur de l'article, Ihde serait un philosophe de la technologie à qui on devrait principalement la reconnaissance du caractère métastable de l'ensemble de la technologie. Ainsi chaque culture, avec ses caractéristiques distinctives procèderait à une sorte de traduction des outils et des procédés technologies, et produirait pour cette raison une compréhension et une utilisation originale de la technologie.
C'est court, sans doute, pour une question si essentielle. Mais c'est l'essentiel !

Budi Hartanto a également produit une sorte de résumé de la pensée d'Ihde, intitulé "Dunia Sebagai Poiesis : Don Ihde dan Filsafat Teknologi" et basé sur la lecture des oeuvres majeures de notre auteur ainsi que d'une critique d'Evan Selinger (2008), Introduction to Postphenomenology Discussion, Techné  Research in Philosophy and Technology, Special Issue, Postphenomenology: Historical and Contemporary, Volume 12 Number 2 Spring 2008 Techne.

On trouve l'article de Hartanto à l'adresse :
http://buzztanto.wordpress.com/2010/02/25/craftsmanship/
L'auteur en donne heureusement un résumé en anglais :
"In this piece of writing I explore Don Ihde’s thought on phenomenology of instrumentation. World as poiesis. I’ll try to describe the new public perception constructed by technology. In sub theme, I write Ihde’s plurikultural world which explain how imaging technology create our consciousness that we live in such a world."
J'aime bien le mot "plurikultural"... sans doute un lapsus calami.

Enfin voilà un dernier lien vers un article critique du scientisme "Ketika Agama Mengkritik Saintisme", qui parle de Galilée mais aussi d'Ibn Rushd (Avicenne). Visiblement c'est la pensée de Richard Dawkins, auteur de Pour en finir avec Dieu (The God Delusion, 2006), qui est principalement critiquée.
Si Budi Hartanto valorise d'abord un penseur musulman Seyyed Hossein Nasr, défenseur de la "science sacrée", il s'appuie ensuite sur Sandra Harding et Don Ihde, citant Bodies in Technology (2002) :
http://buzztanto.wordpress.com/2010/01/23/new-earth/
En voici un passage googlemanié de l'indonésien par mes soins (j'emploie le néologisme "googlemanier" pour désigner l'action de traduire un texte en ligne puis de le rendre intelligible dans la langue source, sans avoir d'assurance quant à la fidélité au texte d'origine) :
"Les critiques du scientisme sont également relayées par Don Ihde, philosophe de la science et la technologie, dans son livre Bodies in Technology (2002). Il y a critiqué les progrès scientifiques basés sur le visualisme. Selon Ihde, l'histoire de la progression de la recherche scientifique est marquée par un primat de la forme visuelle et de la vision. Le visualisme ihdien peut être illustré par les images de l'anatomie humaine produites par Léonard de Vinci ou par la technologie optique qu'utilisait Galilée, à l'époque de la révolution de la connaissance scientifique. Le visualisme peut aussi être illustré par la découverte des technologies de la photographie. Après cette période, le visualisme est devenu une sorte de tradition scientifique. Il y a une puissante tendance à visualiser chaque niveau de la connaissance. Certes, la connaissance ne peut être réduite à une production d'images visuelles, la connaissance scientifique exige la restitution de toutes les autres qualités sensorielles.
Je pense que sont utiles des commentaires religieux ou bien des critiques de la science contemporaine (critique du scientisme technologique), surtout pour contrer la tendance de la science à devenir scientiste. Le changement climatique et les catastrophes naturelles fréquentes montrent que la civilisation à l'échelle de la terre est de plus en plus déséquilibrée. De même, la fabrication d'armes nucléaires qui menacent l'ordre de la vie. Dans le même temps, nous voyons que la science et la technologie continuent de se répandre avec les intérêts du capitalisme mondial qui ne semble pas se soucier de la préservation de la terre
et l'environnement."


On peut sans aucun doute se réjouir de cette lecture (critique) de Dawkins et de la discussion (critique) de sa pensée darwinienne, qui fait droit à des pensées féministes et postphénoménologiques, même si c'est finalement pour réclamer un supplément d'âme pour la science.

Sur l'oeuvre de Seyyed Hossein Nasr, on peut avoir la curiosité de consulter un texte de présentation du site islamophile Vox Nr.com :
http://www.voxnr.com/cc/ds_tradition/EpuuZkVpZAzUOxtfHf.shtml

D'Evan Selinger, pour revenir en terrain connu, on pourra consulter le blog personnel consacré à la philosophie des technologies:
http://eselinger.org/blog/