Il s'agissait d'un cours de l'année dernière, sur le thème de la parole, avec comme oeuvres au programme le Phèdre de Platon, Les Fausses Confidences de Marivaux et le recueil de poèmes de Verlaine, Romances sans paroles.
J'avais retenu à la fin du premier trimestre un thème à mon avis très intéressant mais aussi exigeant pour la pensée, celui de la nature et de la valeur de la parole oraculaire ou prophétique.
L'hypothèse ihdienne retenue était la nature même de cette parole appréhendée d'un point de vue pragmatique (en prenant directement en compte ses effets sur l'auditoire, mais aussi sur celui qui profère les mots) aussitôt identifiée à une sorte d'équilibre métastable. Ainsi c'est au cours d'introduction à la phénoménologie de Don Ihde, Experimental Phenomenology. An Introduction que je m'étais référé. Les élèves ont reçu, à titre d'illustration, un extrait de cette oeuvre précisant la notion de "stratégie herméneutique".
Quand les énoncés que nous produisons servent à dévoiler un aspect insolite du réel, une face trop souvent méconnue du réel, une richesse particulière de notre monde ou même de notre monde intérieur, il convient de parler de stratégie herméneutique. Celui qui parle n'assène pas une vérité à son auditeur mais lui adresse une suggestion d'autant plus puissante qu'elle est subtile, en décalage avec ce qui pouvait être attendu dans le cadre d'un dialogue, d'un enseignement, d'un cours quelconque. Il lui permet de passer d'une perspective à une autre, de faire jouer à volonté la méthode de la variation de la perception.
Experimental Phenomenology. An Introduction, sur le net
http://books.google.com/books/about/Experimental_Phenomenology.html?id=5AYQEphi6DsC
Voici le cours avec son introduction, ses deux parties, la première centrée sur le Phèdre et la seconde sur Les Fausses Confidences.
La parole oraculaire
Objectifs :
Prolonger ce
qui a été vu concernant la glossolalie, en interrogeant maintenant
la parole prophétique. La glossolalie représente la parole qui vaut
pour son rythme et non pour son sens, pour sa seule profération,
l'intention qui la soutient et la délivre ; la prophétie en
revanche vaut comme message porteur de sens. Le parti pris du rythme
et du chant ; le parti pris de la signification et de l'engagement
dans l'action.
Un dernier
exemple de glossolalie, une profération de la Mère Kale, la
sorcière du volcan, exemple tiré d'une œuvre de Boris Gamaleya,
Ombline ou le volcan à l'envers (1983) :
"Pahoé
oé o. Pahoé oé é".
Un peu de sémantique,
précisions sur les termes et leur emploi? Extension hors de la
sphère du sacré
Un oracle ?
Un devin, quelqu'un qui est inspiré, dans une sorte d'état second
où il est comme possédé, sa voix exprime une parole transcendante.
Un augure, l'interprète des signes, qui peuvent être des prodiges –
produisant une sorte de respect religieux (mouton à cinq pattes,
éclipse) ou bien des choses symboliques (le vol des oiseaux,
significatif en raison du nombre de volatiles et de leur direction).
Revenons aux
œuvres du programme pour y chercher et découvrir la parole
oraculaire. Clairement, il y a un oracle, quoique profane, dans Les
Fausses Confidences : le valet Dubois, acte 1, scène 2 s'exprime ainsi :
(...)
je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais
mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable
qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous
enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté,
raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle,
il est le maître, et il parlera (...)
Le discours
prophétique... c'est l'annonce de la victoire! Ou bien celle de la
défaite, de l'échec prévisible ou inattendu, bref de la
catastrophe !
Cassandre est grande prophétesse ! Avec elle on voit ce qu'il en coûte d'être "prophète de malheur"...
lanceur d'alertes ! Il faut craindre d'être rejeté de la société, méprisé, traité
avec dédain, voire haï. Le mythe de Cassandre n'en fait pas
seulement celui de la figure du devin qui doit annoncer le malheur, la chute de Troie, et en souffre terriblement, car c'est aussi celui de la prophétesse qui, pour s'être refusée au dieu, a
reçu cette punition en retour, Apollon lui crache à la
bouche, ce qui l'empêche à jamais de se faire comprendre ou d'être
crue, même par sa propre famille. La parole prophétique n'est souvent pas écoutée. Ou entendue !
Dans "Birds
in the Night", des Romances sans paroles, Verlaine
déplore l'échec de son couple (ou du couple). Il évoque
précisément sa lucidité d'une part, l'impuissance de ses mises en
garde passées, d'autre part. Comme si, pour son malheur, le poète
avait été une sorte de Cassandre, la voix devant annoncer l'échec
de l'amour au couple qui ne voulait pas l'entendre. Les "oiseaux
dans la nuit" pourraient être les paroles prophétiques du
désastre sentimental auquel il a assisté :
"Et vous
voyez bien que j'avais raison
Quand je vous
disais, dans mes moments noirs,
Que vos yeux,
foyers de mes vieux espoirs,
Ne couvaient
plus rien que la trahison."
Dans le
Phèdre il est fait état longuement, à plusieurs reprises, de la parole prophétique. En Grèce,
à l'époque classique, on considère la prophétie comme une chose
courante, on pense que c'est une des manières utilisées par les
dieux pour parler aux hommes. Il y a là une représentation du
monde qui nous est étrangère. Platon ne semble pas remettre en
cause le fait même de l'oracle. Les Grecs ne soupçonneraient pas la
tromperie, la charlatanerie, ce que font en revanche la plupart
d'entre nous dès qu'ils entendent parler du 12/12/2012 ou bien d'un
Festival de la voyance ! Nous sommes plutôt sur nos gardes comme
Astérix face au devin, dans la BD d'Uderzo et Goscinny !
Prenons en
compte cette différence entre les mondes, les univers symboliques,
mais ne l'exagérons pas. Il y eut bien des doutes exprimés dans
l'antiquité ; il y a aujourd'hui quantité de convaincus. Platon
lui-même dans la République, livre II, critique les
devins... et les poètes, même inspirés.
Passons en revue les différentes façons de rendre compte d'une
prophétie authentique, l'oracle qui s'appuie sur la puissance divine
:
- croyance au surnaturel - l'explication surnaturelle de la "main invisible", du destin qui fait advenir ce qui doit être, manœuvre les individus en conséquence, tous les individus - y compris les prophètes
- agnosticisme - l'explication par le hasard, qui finalement rejoint l'aveu d'ignorance
- scepticisme, c'est-à-dire réduction du surnaturel par la raison - l'explication réductionniste fait de l'oracle une personne douée de talents pour recueillir les signes avant-coureur d'un événement, pour produire un jugement réfléchissant.
La notion d'oracle ou de prophétie est problématique, lestée
d'évidence pour les Grecs (principe de crédulité), douteuse pour
nous (attitude cartésienne). Ce qui est en jeu est l'assimilation de
la vérité au résultat d'un dévoilement. Dire une chose qui est
vraie : lever le voile qui la recouvre. La révéler. Opérer une
révélation ! L'idée est séduisante, elle semble même naturelle,
la vérité est "alèthéia", opposition à l'oubli.
Mais qui dévoile quoi, comment se dévoile la vérité ? La vérité
se révèle-t-elle d'elle-même, pour ainsi dire ? Ou bien doit-elle
être révélée par quelqu'un ?
L'oracle comme dévoilement de l'inconnu est miraculeux... peut-être
trop beau pour être vrai ! Un événement pourrait-il être prévu,
s'il était vraiment inattendu ? Pourrait-il être prédit, s'il
déjouait vraiment tous les pronostics ? Remarquons la faiblesse de
notre attention quand elle doit porter sur la façon dont les choses
évoluent. Qu'est-ce que la menace d'un orage, par les nuages qui
s'amoncellent dans le ciel, pour des enfants qui jouent ? Qu'est-ce
que la probabilité de la défaite pour le joueur qui est en veine
car il a déjà gagné deux fois de suite ? Le talent prophétique
semble bel et bien une exception.
Pour bien comprendre ce qui pose problème, considérons plus
attentivement l'écart qui existe entre prévoir et prédire. Le
couple prévision-prédiction.
Le météorologue annonçant le retour du beau temps pour la fin de
semaine ferait des prévisions pas des prédictions, mais le
spéculateur comme Georges Soros pariant sur l'effondrement d'une
monnaie ferait des prédictions pas des prévisions. La prévision,
relative, avec une marge d'erreur qui n'est pas niée, mais calculée
; la prédiction, absolue, sans marge d'erreur puisque l'accident est
négligeable, les vicissitudes qui retardent un événement mais
n'entravent pas le cours des choses.
Or malgré l'opposition qui n'est pas négligeable, loin de là,
puisqu'il s'agit de l'opposition de la démarche expérimentale et de
la croyance religieuse, un rapprochement doit être fait.
Un psychologue-philosophe qui s'intéresse à la pensée en général,
c'est-à-dire à notre façon d'appréhender les choses, ne peut
qu'être surpris de découvrir que toute vision est liée à une
prédiction et toute parole (diction) à une prévision !
La vision est soutenue par la prédiction ; le discours provient
de visions, qu'il exprime et communique.
Ex-cursus,
la nature de la perception
D'abord il faut en souligner le caractère fondamental, la
métastabilité (un phénomène est métastable,
« multi-stable phenomena» pour les anglophones).
Et il ne s'agit pas de se référer au verre d'eau qu'à l'envie on
voudrait voir (et dire) à moitié vide ou bien à moitié plein !
Car il s'agit d'un point capital, celui de la dotation de la forme,
de l'information du divers, de l'unification du multiple. De la
perception de l'ordre au sein du désordre. Dans le texte du premier
résumé, Michel Lacroix évoquait une dialectique des mots et des
choses et opposait la simple collecte du divers, par les organes des
sens, et la perception qui en plus de la sensibilité comporte
toujours un jugement, un travail d'identification qui serait
impossible sans les mots.
Stabilité et métastabilité. Schéma. Un côté gauche et un côté
droit... une dichotomie ! Catastrophe ou bifurcation ; voir
une tête de lièvre avec des oreilles de lièvre ou bien une tête
d'oiseau, avec un long bec de cormoran.
Dans une perspective psychologique, il est assez évident que dans la
perception un sujet plaque une forme sur le réel pour le rendre
« parlant », évocateur. Avec son tout petit cerveau et
malgré son absence d'instruction, e poussin fait d'ailleurs la même
chose quand il aperçoit une ombre, soit un faucon, soit une oie !
Il saisit une gestalt.
Dans une perspective philosophique, phénoménologique, il est
nécessaire de bien comprendre comment le voir et le dire se
complètent, coopèrent, s'aident mutuellement. Pour cela il faut
commencer par analyser les opérations mentales...
Une pensée est constituée d'une noèse (opération noétique –
noûs étant le terme grec pour dire l'esprit – c'est le
cocher de l'attelage ailé du Phèdre) et d'un noème (contenu
noématique, relatif à la noèse mais sans tenir comte de son
caractère opératoire). Et entre en jeu des stratégies
herméneutiques. Exemples du corridor et de la pyramide tronquée, du
cube de Necker, chers à Don Ihde.
Différentes noèses possibles, qui permettent d'appréhender (avec
un peu de concentration) deux cubes dans la même figure.
Mais le « cube » lui-même, indépendamment de ces noèses
possibles est en soi quelque chose, un contenu de la noèse. Qui peut
être changé. Il est possible de considérer l'ensemble de traits
non comme une perspective (pour un objet en 3D) mais comme un
grillage (pour un objet en 2D), on passe ainsi d'un cube à, par
exemple, une sorte de cafard dans un hexagone !
Le grand avantage du cube de Necker est de nous montrer la richesse
potentielle de notre perception, par la multiplication des noèses et
des contenus noématiques qui en sont les corrélats ! La
paresse de l'esprit, s'en tenir à une évidence, parce que c'est
ainsi qu'on voit les choses... oui, mais non. Assis dans mon wagon,
j'ai bien l'impression que le train s'est mis en marche, mais ce
n'est pas vrai ! Relativité du mouvement !
Pour bien faire, il faudrait certes procéder à une véritable
généralisation et montrer que ce qu'on a découvert dans l'illusion
d'optique est valable, à un degré moindre, dans toute perception.
Mais efforçons-nous d'aller à l'essentiel pour ne pas transformer
ce détour en dérive !
L'essentiel, pour nous qui nous étonnons des prouesses de l'homme
parlant, du parleur qu'est l'être humain ? Le rôle
herméneutique des paroles. Le phénoménologue attire en effet notre
attention sur une circularité. L'expérience visuelle précédemment
effectuée était en vérité truquée. Car celui qui a présenté le
« cube de Necker » a utilisé des mots, des
désignations ! Il a interféré avec la perception par l'usage
de ces mots. En disant le mot « cube » il a d'abord comme
imposé une noèse en 3D.
N'aurait-il pas été préférable de procéder autrement, de dire
« le polygone de Necker » et pas « le cube »,
ou bien de seulement montrer du doigt. Non ! Car, qu'on le
veuille ou non le langage interfère toujours avec la sensation.
Expérience de la croix. « Que voyez-vous ? » Une
croix ! « Est-ce que vous ne voyez que cela ? »
Non bien sûr, une croix sur un tableau. Forme ou fond ? Voir
l'un ou l'autre, l'un et l'autre ? Maintenant ce sont des
questions qui guident la perception. Et toujours quelque chose
précède la vision...
Les mots agencés en énoncés comme « cube de Necker »,
« cafard dans un hexagone » ou bien « ne voyez-vous
que cela ? » « Etes-vous certains de ne voir qu'une
croix ? » sont des anticipations de noèmes ou bien même
de noèses !
L'aptitude à produire différentes noèses, à donner un contenu
noématique au divers de la perception, native en nous, c'est une
puissance, est conditionnée par la maîtrise d'une langue et la
réalisation d'un dialogue, avec un autre qui apporte sa perspective
sur le réel... Comme Vendredi à Robinson.
Retour aux œuvres du programme... car il faut savoir s'arrêter à
temps à défaut d'être concis...
A. Dans
le Phèdre,
la mantique et l’oiônistique
Socrate
évoque dans son second discours sur l'amour :
- des prophètes (principalement de sexe féminin)
- une sorte de folie ou de transe qui permet de dire de belles choses, voire de prédire l'avenir
- un art – une technique – divinatoire qui parmi tous les arts peut passer pour "le plus beau"
- art qui a un second point commun avec la rhétorique, en ce qu'il peut nous séduire et guider
- art qui a plusieurs formes, l'interprétation des signes et l'écoute des dieux ou bien de son démon personnel, daïmon
- art qui a des prolongements thérapeutiques, en permettant une purification au sein de familles atteintes par un malheur, une souillure
- et des prolongements éthiques, en devenant poésie, discours inspiré pouvant édifier les membres d'une Cité
Commentaire :
« Mais
en réalité, les plus grands biens nous adviennent par la folie,
tout au moins lorsqu’elle est le fruit d’un don divin. Ainsi,
c’est dans leur délire (244b) que la prophétesse de
Delphes et les prêtresses de Dodone ont procuré à la Grèce
beaucoup de biens, aux particuliers comme à l’Etat, tandis que
dans leur état normal, elles en ont procuré fort peu, ou même
aucun. Et si nous parlions de la sibylle, et de tous ceux qui, sous
le coup d’une inspiration prophétique, ont correctement guidé
nombre de personnes sur le chemin de l’avenir par de nombreuses
prédictions, nous allongerions notre discours en disant des choses
évidentes pour tout le monde. Mais il vaut la peine de convoquer le
témoignage que voici : les Anciens qui ont instauré les noms
ne pensaient pas que la folie soit une chose [233] laide, ni
un sujet de honte : (244c) sans quoi ils n’auraient pas
entrelacé son nom avec celui de l’art le plus beau, celui par
lequel on discerne l’avenir, et appelé ce dernier art délirant
manikè. Mais c’est parce qu’ils pensaient
que la folie est une belle chose, lorsqu’elle échoit du fait d’un
don divin, qu’ils ont instauré ce nom, tandis que les hommes
d’aujourd’hui, dépourvus du sens du beau, ajoutèrent un tau, et
l’appelèrent mantikè, art divinatoire. De
même, les Anciens appelèrent oionoïstique
l’enquête sur l’avenir que mènent au moyen des oiseaux et
d’autres signes ceux qui sont dans leur bon sens, parce qu’elle
procure à l’esprit humain, au moyen de la pensée discursive,
intelligence et connaissance, tandis que les modernes aujourd’hui
l’appellent oiônistique (244d) avec un ô qui
lui donne un air imposant. Ainsi donc, autant la mantique est
supérieure en perfection et en valeur à l’oiônistique aussi bien
pour ce qui est de son nom que pour ce qui est de ses effets, autant,
comme en témoignent les Anciens, la folie qui vient du dieu est
supérieure en beauté à la sagesse dont l’origine est humaine. De
plus, la folie prophétique, en se développant chez ceux qui elle le
devait, (244e) a trouvé le moyen de débarrasser les gens des
maladies et des épreuves les plus terribles, qui affligent certaines
familles par suite de ressentiments anciens : recourant à des
prières aux dieux et à des cultes en leur honneur, elle rend la
santé pour le présent et pour l’avenir à celui dont elle
s’empare au moyen de purifications et de rites d’initiation. Elle
a trouvé comment libérer de ses maux présents (245a) celui
qui [234] est fou et possédé de la droite manière. La
troisième sorte de folie et de possession vient des Muses.
Lorsqu’elle s’empare d’une âme tendre et pure, l’éveille et
la plonge dans des transports bachiques qui s’expriment par des
chants et d’autres productions poétiques, elle éduque les
générations futures en célébrant les innombrables exploits des
Anciens. Et celui qui parvient aux portes de la poésie sans cette
folie des Muses, persuadé que grâce à son habileté technique il
sera un bon poète, celui-là sera un poète manqué : la poésie
de l’homme qui est dans son bon sens est supplantée par celle des
hommes qui délirent. »
Nécessité de faire
attention à tout ce qui est dit dans ce texte. Particulièrement,
les oppositions.
Le thème du passage est
la folie, et donc indirectement la divination.
Une
allusion au temps où le langage a été inventé, où les
conventions linguistiques ont été établies, quand Socrate évoque
« les Anciens qui ont instauré
les noms ».
S'il y a bien instauration, ce n'est pas sans réflexion, de manière
aveugle, purement contingente, mais avec des idées précises sur la
nature des choses désignées par les noms.
Les
devineresses, Pythie, Sibylle et prêtresses de Dodone. Avec une
pointe de misogynie :
Différence
entre la pythie et la sibylle
La
Pythie a un statut institutionnel, elle est associée au sanctuaire
de Delphes, la sibylle donne une divination occasionnelle,
indépendante, nomade.
La
Pythie n'est que le porte-parole du dieu, elle répond aux questions
qui lui sont adressées, alors que la sibylle parle à la première
personne, revendique l'originalité de sa prophétie et le caractère
indépendant de ses réponses.
On
représente la Pythie jeune (c'est, à l'origine, une jeune fille
vierge), la sibylle mûre sinon vieille.
La
Pythie apparaît en Grèce après la première sibylle (Hérophile),
les Sibylles, à l'origine servantes de la grande
déesse Cybèle (Agdistis), sont venues de Pessinonte,
en Asie Mineure au VIIIe siècle av. J.-C. .
Malgré
certaines images poétiques (Lucain, Virgile), la Pythie est
plutôt posée, même si elle est en transe, alors que la sibylle
« dit l'avenir d'une bouche délirante » dans le
sens d'hermétique ou à la signification ambiguë nécessitant la
possession de clés ou de capacités analytiques de décryptage.
("sibyllin"
veut dire à double sens, exemple « Ibis redibis non
morieris in bello »)
Le chêne
de Dodone
Vieux
sanctuaire, dédié à Zeus et à Dioné, dont les prêtresses du
bosquet sacré interprétaient le bruissement des feuilles de chêne
sous le vent.
Hérodote
rapporte la tradition suivante sur l’oracle de Dodone, qu'il avait
déjà entendue à Thèbes en Égypte (Histoires, II, 55) :
« Les
prêtresses des Dodonéens rapportent qu’il s’envola de Thèbes
en Égypte deux colombes noires ; que l’une alla en Libye, et
l’autre chez eux ; que celle-ci, s’étant perchée sur un
chêne, articula d’une voix humaine que les destins voulaient qu’on
établît en cet endroit un oracle de Zeus ; que les Dodonéens,
regardant cela comme un ordre des dieux, l’exécutèrent ensuite.
Ils racontent aussi que la colombe qui s’envola en Libye commanda
aux Libyens d’établir l’oracle d'Ammon, qui est aussi un oracle
de Jupiter. (...)»
Dans
l’Odyssée, (XIV, v. 327) :
« (...)
[Ulysse] était allé à Dodone / pour apprendre du grand Chêne
la volonté de Zeus / et pour savoir comment il rentrerait dans la
terre d'Ithaque.»
Dans le
Phèdre, Socrate revient sur cette histoire du chêne de
Dodone, après avoir exposé le mythe de Theuth (274c) sur l'origine
de l'écriture, afin de répliquer au sarcasme de Phèdre qui
l'accuse (par un acte de parole indirect) d'inventer de belles
histoires mais fantaisistes.
PHÈDRE :
Eh bien, Socrate, quelle facilité tu as pour fabriquer des
histoires d’Egypte et d’ailleurs si tu le veux !
SOCRATE :
Les prêtres du temple de Zeus à Dodone disaient, mon cher, que
les premiers discours divinatoires [303] étaient issus d’un
chêne. Aux hommes de ce temps-là, qui n’étaient pas savants
comme vous l’êtes, vous, les jeunes, il suffisait, dans leur
naïveté, d’écouter un chêne et une pierre parler, du moment
(275c) qu’ils disaient vrai. Mais pour toi, sans doute, cela
fait une différence, qui parle, et quel est son pays : car tu ne te
contentes pas d’examiner s’il en va bien ainsi ou autrement.
Une
constance du discours du sage, mettre en garde les jeunes hommes
contre leur esprit de contestation – pris par eux-mêmes, à tort
ou à raison, pour de l'esprit critique –, leur tendance à
confondre crédulité et adhésion à la vérité. Ou encore naïveté
et confiance. Naïveté vaut réceptivité.
Ce passage peut surprendre
si l'on se souvient de ce que Socrate a commencé à dire au début
du dialogue, quand répondant à Phèdre qui le trouve étrange,
(230d) il se réjouit de pouvoir échanger des propos, car ce ne sont
pas les arbres qui l'attirent et peuvent lui apprendre quoi que ce
soit !
L’oiônistique
La forme la
plus basse de divination, consistant dans l'interprétation des
signes envoyés par les Dieux ou la nature.
Pour bien
comprendre cette idée, il convient de préciser l'état dans lequel
doit se trouver celui qui produit l'oracle. C'est un état de
passivité. Mais ce n'est pas un état de passivité inerte, c'est
bien plutôt un état de réceptivité. Cette réceptivité repose
souvent sur un procédé pour s'abandonner, c'est-à-dire libérer
ses émotions. Parfois la respiration, parfois une drogue. Elle
suppose une sorte de contrôle de soi maintenu tout au long de
l'expérience oraculaire. Contrôle pour évite les réactions de
l'ordre du réflexe que nous aurions ordinairement.
Etat
d'hypnose ? Sans doute un rapport.
Ce que nous
venons de dire de la stabilité est ici fort éclairant. Il s'agit
sans aucun doute non pas de la stabilité du repos (dans la vallée)
mais de la stabilité métastable de l'équilibre précaire (au
sommet).
Socrate
mentionne cette « folie », mais ne la considère pas
comme une possibilité supérieure de dévoilement. Au contraire, il
adopte une attitude qui peut passer pour moqueuse. L'oiônistique est
l'oionoïstique, à laquelle on enlève quelque chose, la prudence ?,
et à laquelle on ajoute quelque chose, «avec un ô qui lui donne
un air imposant ».
Le ô
pompeux... comme dans la transformation de « monsieur »
en « môsieur» ?
La
divination, oionoïstique, n'apparaît pas comme une pratique
dépourvue de valeur, loin de là. Elle relève de l'enquête
(historia) et de la démarche raisonnable (« de la
pensée discursive, intelligence et connaissance »).
L'oiônistique qui en dérive en garde malgré ses airs empruntés un
caractère purement humain. La mantique par opposition repose sur
l'action du divin en nous, par notre intermédiaire.
« (...)
autant la mantique est supérieure en perfection et en
valeur à l’oiônistique aussi bien pour ce qui est de son nom que
pour ce qui est de ses effets, autant, comme en témoignent les
Anciens, la folie qui vient du dieu est supérieure en beauté à la
sagesse dont l’origine est humaine. »
La
mantique
L'art
délirant, la forme haute de divination.
Ou, dans une
formulation plus moderne, une herméneutique supérieure, inégalée,
particulièrement féconde.
Ou encore,
pour reprendre les termes techniques précédemment expliqués,
l'intuition évoquée par Socrate serait la possibilité d'une noèse
pure, délivrée de nos vieilles habitudes, de nos préjugés, des
connaissances déposées en nous, des contenus noématiques figés et
surdéterminés ! Valorisation du jeu contre le sérieux, la
solennité du savant sûr de lui et de science.
La mantique
est nécessaire au genre humain. Socrate n'en doute pas, mais nous
présente néanmoins le statut de cette pratique comme un sujet de
querelle.
Ce qui en
effet n'est pas du tout évident est le rapport qui existe entre la
manie et la mantique. Pour Socrate l'un dérive de l'autre. Mantikè
et manikè, deux mots pour un même art.
« (…)
c’est parce qu’ils pensaient que la folie est une belle
chose, lorsqu’elle échoit du fait d’un don divin, qu’ils ont
instauré ce nom, tandis que les hommes d’aujourd’hui, dépourvus
du sens du beau, ajoutèrent un tau (...) »
On a une
sorte de querelle philologique, sur l'évolution des mots et de leur
prononciation. Derrière l'opposition des deux termes se cache en
fait l'opposition de deux autorités, la tradition et la modernité !
Socrate est un contempteur du progrès, un esprit conservateur !
Mais, par
delà les querelles étymologiques et politiques, pourquoi est-il
capital de penser la mantique (art oraculaire) comme manie (folie) ?
La manie est un état de réceptivité encore accrue par rapport à
la réceptivité de l'oîonistique ! On passerait d'une
réceptivité sensorielle – qui suppose le donné des sens – à
une réceptivité extra-sensorielle – qui nie ce donné, le
dépasse !
L'humain
s'efface devant le divin ; le discursif se retire en présence
de l'intuitif !
Il y a
quelque chose (l'amour, la philosophie) qui descend des dieux vers
l'humanité ou qui monte des hommes vers les dieux... l'intermédiaire
étant le daïmon, la puissance démonique.
Cf. Le
Banquet,
discours de Diotime : Eros
« interprète et porte aux dieux
ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, les
prières et les sacrifices des uns, les ordres des autres et la
rémunération des sacrifices ; placé entre les uns et les autres,
il remplit l'intervalle, de manière à lier ensemble des parties du
grand tout ; c'est de lui que procèdent toute la divination et l'art
des prêtres relativement au sacrifice, aux initiations, aux
incantations, et toute la magie et la sorcellerie. Les dieux ne se
mêlent pas aux hommes, c'est par l'intermédiaire du démon que les
dieux conversent et s'entretiennent avec les hommes, soit pendant la
veille, soit pendant le sommeil. »
(202e)
Les quatre sortes de
folie, leur classement, leur ordre (265b). Chacun de ces
délires est gouverné par une divinité :
- l’inspiration prophétique, par Apollon
- l’inspiration prophétique, par Apollon
- l’inspiration des initiés, par
Dionysos
- l’inspiration des artistes, par les Muses
- l’inspiration des amants, par Eros et Aphrodite.
- l’inspiration des artistes, par les Muses
- l’inspiration des amants, par Eros et Aphrodite.
Ici trois
degrés à l'échelle :
- la folie divinatoire comme simple inspiration
- la folie prophétique considérée comme purgation et purification
- la folie poétique, appréhendée comme incarnation de la Parole des Muses.
Oracle,
prophétie et poésie sont liés ; Avec cette dernière
précision, qu'il convient de comprendre en se souvenant de la
dépréciation de l'art oratoire, versant gauche de la rhétorique,
et de la valorisation de l'art psychagogique, versant droit :
« Qui
qui parvient aux portes de la poésie sans cette folie des Muses,
persuadé que grâce à son habileté technique il sera un bon poète,
celui-là sera un poète manqué : la poésie de l’homme qui
est dans son bon sens est supplantée par celle des hommes qui
délirent. »
Maintenant pour la poésie, un côté droit, achevé, et un côté
gauche, manqué.
La parole
oraculaire représente la parole en ce qu'elle est puissante, moins
parce qu'elle dévoile l'avenir, ce qui est depuis toujours caché
aux êtres humains, que parce elle est dérangeante (atopique) en
tant que dévoilement. Ainsi elle impose sa vérité à celui qui ne
veut pas croire.
Elle
se verse dans l'âme comme le liquide d'une coupe pleine dans une
coupe vide. Ce sont les « paroles [qui] coulent
avec une facilité inusitée. »
Phèdre, 238d
Elle a ce
pouvoir miraculeux de susciter le doute chez celui qui ne voudrait
pas douter. Mais aussi de résister au doute de celui qui se méfie
de tout. Foin de scrupules, elle s'impose à celui qui ne voudrait
pas que ses oreilles entendent ! Face à une parole de vérité,
qu'importe qu'on veuille croire ou non, n'a-t-on pas déjà entendu
ce qu'il fallait entendre ? La prophétie est le symbole de la parole
qui pousse à la reconnaissance, précisément parce qu'elle n'a pas
l'air d'avoir de fondement et qu'elle est peut être absurde.
Attitude de
Pascal vis-à-vis de la Parole du Christ et du témoignage des
Apôtres, "je crois parce que c'est absurde" !
De cette
parole, Socrate est l'emblème. Revenons en effet à cette parole
oraculaire ("connais-toi toi même") qui a
bouleversé sa vie. Qui lui a donné sens ! Oracle qui ne l'a pas
moins touché que l'oracle de Delphes a modifié la vie d'Oedipe.
Dans les deux cas, l'oracle rattrape celui qui voudrait fuir son
destin. Il incarne donc l'emprise des discours sur l'âme. Il
représente peut-être une sorte de supériorité de la prédiction
sur la prévision ! Car, déjouant les prévisions du sujet
pensant (qui se voit ceci mais pas cela, noble mais pas criminel,
ignorant mais pas sage) la prédiction permet la réalisation de
soi :
"Socrate
évoque discrètement "la
prophétesse de Delphes". C'est la célèbre Pythie,
prêtresse d'Apollon, qui dans son délire a prétendu que Socrate
était le plus savant de tous les hommes. Socrate s'est bien gardé
de hausser les épaules et, quoique refusant de lui donner raison, il
prit au sérieux la prophétie et engagea toute une démarche
intellectuelle visant à montrer qu'il y avait erreur sur sa
personne. Par quoi il établit finalement tout le contraire de ce
qu'il voulait, donc qu'elle avait raison ! Mais c'est ce qui
arrive à toute prophétie. C'est quand on veut la mettre en défaut
qu'elle se réalise. "
L'oniromancie
Un cas
particulier, l'interprétation des rêves. Encore appelée
onirocrisie, cf. Article Artémidore du Dictionnaire historique et
critique de Pierre Bayle.
Cf. Eschyle, le
rêve d'Oreste dans les Choéphores
« Ô
terre ! ô tombeau de mon père ! puissé-je accomplir ce songe ! Il
me paraît avoir avec moi un entier rapport. Le serpent est né dans
le sein qui m'a conçu ; enveloppé de langes, il a sucé la mamelle
qui m'a nourri, et il en a fait couler le sang avec le lait ; de
douleur et d'effroi, la nourrice a gémi : ce monstre affreux, par
elle-même allaité, est le présage de sa mort. Je serai le serpent,
je la tuerai, je vérifierai le songe. »
Ainsi, il
existerait des prémonitions, des rêves qui auraient pour rôle de
nous avertir, de nous dévoiler l'avenir (rêver de vaches maigres ou
de vaches grasses).
Genèse,
41 :
Le songe de Pharaon : « (…) sept
vaches belles à voir et grasses de chair montèrent hors du fleuve,
et se mirent à paître dans la prairie. Sept autres vaches laides à
voir et maigres de chair montèrent derrière elles hors du fleuve,
et se tinrent à leurs côtés sur le bord du fleuve. Les vaches
laides à voir et maigres de chair mangèrent les sept vaches belles
à voir et grasses de chair."
L'interprétation de Joseph, guidé par Dieu : "comme je
viens de le dire à Pharaon, Dieu a fait connaître à Pharaon ce
qu'il va faire. Voici, il y aura sept années de grande abondance
dans tout le pays d'Égypte. Sept années de famine viendront après
elles; et l'on oubliera toute cette abondance au pays d'Égypte, et
la famine consumera le pays.(...)»
De même,
dans la tradition islamique, le rêve est considéré comme étant
porteur de sens. Les sages précisent néanmoins qu'il existe trois
sortes de rêves :
- le rêve véridique (rahmani)
- le rêve représentant un désir personnel (nafsani)
- le rêve provenant du diable (shaitani)
La mise en rapport du rêve et de l'avenir – la qualification de certains rêves en présage – est universelle. Mais insistons sur le fait que le rêve n'est pas l'oracle, seulement son support. Dans le sommeil la personne s'abandonne, perdant le contrôle de ses pensées et la possibilité de censurer ses désirs ajouterait le psychanalyste. Le rêve signale la domination du désir sur l'intellect. Au réveil le souvenir du rêve demeure durant un laps de temps et le sujet peut en faire le récit. C'est ce récit qui peut être compris comme un oracle. Et son interprétation pose problème.
Revenons à
la pratique de l'interprétation, du dévoilement du sens du rêve.
C'est une question qui n'est sans doute pas réglée une fois pour
toute.
L'interprétation
de Joseph est censée être appuyée de l'autorité divine. Dans le
récit biblique, Pharaon est l'incarnation du païen, idolâtre,
esclavagiste... ses propres devins sont forcément impuissants. Mais
Joseph en revanche va tout de suite saisir le sens du rêve !
Comment les
humains peuvent-ils interpréter les rêves, sans en être les
jouets. Sans se tromper sur leur origine et leur valeur. Sans dire
n'importe quoi quant à leur sens ?
Examinons un
des premiers « spécialiste » des rêves. Un sophiste de
l'époque de Platon. Auquel on prête l'adoption d'une démarche
scientifique, Antiphon.
Cicéron en
parle dans le De divinatione, Traité de la
divination, livre I, LI :
Voilà
la raison des vaticinations, qui est sans doute aussi celle des
songes. Car n'éprouvons-nous pas dans le sommeil ce qui arrive aux
devins dans l'état de veille? Notre âme alors n'est-elle pas libre
des sens, dégagée de toute entrave, de toute sollicitude, à côté
du corps gisant et comme frappé de mort? Éternelle elle-même, et
habituée à converser avec une multitude innombrable d'autres âmes,
elle voit tout ce que l'ordre entier de l'univers renferme, pourvu
toutefois que la tempérance et la sobriété lui permettent de
veiller durant l'assoupissement du corps. Voilà la divination par
les songes. C'est ici que commence l'interprétation non pas
naturelle, mais artificielle des songes, d'après la méthode
d'Antiphon, méthode applicable aux oracles et aux vaticinations.
Faut-il s'étonner que comme les poètes, les songes aient besoin de
commentateurs? De même que les Dieux auraient inutilement créé
l'or, l'argent, le cuivre et le fer, s'ils ne nous avaient enseigné
en même temps les moyens d'exploiter les mines; de même que les
fruits de la terre ou des arbres seraient inutiles au genre humain,
si nous ne connaissions leur nature et leur culture; que tous les
matériaux resteraient sans emploi, si l'art de fabriquer nous avait
été refusé; comme enfin le don de chaque chose utile faite aux
hommes par les Dieux ne va point sans une certaine industrie propre
à mettre cette utilité en œuvre ; ainsi les obscurités et les
ambiguïtés des songes, des vaticinations et des oracles ont donné
naissance aux explications des interprètes.
Livre II, LXX :
Un
coureur qui pensait se rendre à Olympie se voit en songe conduisant
un quadrige. Le matin, il va voir l’interprète, et celui-ci : «
Tu vaincras, lui dit-il, car cela signifie la rapidité et la force
des chevaux. » Peu après, le même homme va voir Antiphon qui,
alors, lui dit : « Tu seras nécessairement vaincu : n’as-tu pas
compris qu’il y a quatre coureurs devant toi ? » Mais prenons un
autre coureur – à cet égard, le livre de Chrysippe est rempli de
songes et d’interprétations de ce genre, ainsi que celui
d’Antipater – je reviens à mon coureur : il rapporta à
l’interprète qu’en songe, il lui avait semblé être devenu un
aigle ; alors celui-ci : « Tu as vaincu; aucun oiseau n’a un vol
plus puissant que l’aigle. » Mais, pareillement, le même
Antiphon lui dit : « Imbécile, ne vois-tu pas que tu es vaincu ?
Car cet oiseau, qui poursuit et pourchasse les autres, est toujours
le dernier.
Une chose
semble claire, avec ces deux exemples de contre-pied. Le sophiste ne
craint pas de déplaire. Il ne produit pas l'interprétation
qu'attend son client... mais celle qui le déçoit et peut-être lui
convient le mieux.
Antiphon
exploite l'ambiguïté du rêve, comme le phénoménologue s'appuie
sur la métastabilité de la perception pour passer, avec une
stratégie herméneutique, d'une perception à une autre.
Elisabeth
Kouki, « Antiphon : devin,
sophiste, cuisinier de paroles» Recherches
en psychanalyse, 2010
« Chez
tous les hommes, en effet, la pensée gouverne le corps pour la santé
et la maladie et pour tout le reste »,
disait Antiphon qui, selon les doxographes, pouvait « soigner
en recourant au langage ceux qui étaient dans l’affliction ».
Cet art d’ôter le chagrin qu’il exerça pendant quelque temps à
Corinthe, son activité rhétorique (judiciaire) à laquelle il s’est
totalement consacré par la suite, sa conception de la divination (et
par extension l’onirocrisie) sont directement liés à sa réflexion
philosophique qui paraissait radicale à son époque. Leur axe commun
– la structure
de l’interprétation, la fluidité/flexibilité du langage et son
caractère performatif lorsqu’il est énoncé au moment opportun –
s’inscrit dans une problématique qui fait apparaître des
affinités entre Sophistique et Psychanalyse.»
Est-ce
vraiment une démarche scientifique ?
D'autres
« scientifiques » se sont lancés dans la tâche
d''établir les règles de la traduction des rêves en messages, les
psychanalystes. Il faut dire que très vite une scission a eu lieu
entre ceux qui ont pensé que certaines images oniriques avaient un
sens fixé, une signification universelle (au sein d'une culture
donnée) et ceux qui pensent que tout objet présent dans un rêve
n'a qu'une signification accidentelle, qui n'est accessible qu'à
celui qui fait un travail d'élucidation de son rêve. Alors il
s'agit d'interpréter le récit du rêve, les mots choisis, les
hésitations, les lapsus éventuels... pour décrypter le rêve. Une
même séquence onirique peut être, ici, l'expression d'un désir
refoulé, (il faudra accorder de l'importance au message explicite du
rêve, un meurtre signifiant une haine profonde) tantôt l'expression
de la censure qui domine de l'esprit du rêveur (l'envie de meurtre
cacherait un amour contrarié!).
La
littérature, de même que le rêve, est liée à l'expression de nos
émotions. Et pose un problème d'interprétation.
Conclusion
provisoire
Importance
de la prophétie comme paradigme de réceptivité, de capacité
d'écoute sans laquelle la parole est vaine, le logos est un mot
creux.
Magie de la
prophétie ? Puissance plutôt, lorsqu'elle est comprise comme
dévoilement !
Fatalisme et
providentialisme ? La véritable parole oraculaire, prédictive,
demande à celui qui l'exprime ou la reçoit, un effort pour grandir
en elle et réussir, finalement, à l'assumer. Donc pas une
réalisation fatale des mots mais la puissance même d'un discours
librement exprimé. Puissance des mots qui agissent sur le réel,
soient parce qu'ils y font apparaître certaines choses, soit parce
qu'ils arrivent à modeler certains êtres – à leur donner un
visage, un rôle – soit parce qu'ils exercent une action sur les
tendances émotionnelles – le cours des la pensée – tendances
tumultueuses qu'ils arrivent à infléchir dans une direction donnée.
B. Une
leçon dramatique et moderne sur la parole oraculaire
Deux types de dramaturgies, celle des classiques et celle de
Marivaux.
Ce dernier étant tout à fait conscient de cet écart entre lui et
les autres dramaturges. L'opposition porte sur la nature de
l'intrigue. Elle sert traditionnellement à nous montrer combien un
être peut être le jouet de son milieu, de son époque, des forces
historiques qui s'exercent sur chacun de nous. Et à nous donner en
exemple celui qui sait alors se sacrifier pour une cause. Mais pas de
héros de ce type dans le théâtre de Marivaux, même si ses
comédies ne sont pas purement et simplement du divertissement.
L'intrigue est bien plutôt la réalisation de quelque chose de
prévisible pour les personnages, voire de prévu par tous les
spectateurs. La parole joue alors un rôle essentiel de révélateur.
Mais s'il faut évoquer un pouvoir de révélation ou de dévoilement,
ce n'est pas en un sens religieux, ce n'est aucunement en un sens
platonicien qui oppose l'âme et le corps, faisant de la parole ce
qui peut nier les contraintes matérielles et les limites du corps.
Au contraire, chez Marivaux comme chez les écrivains modernes, les
corps ont une valeur propre. Ils parlent avec leur « air »
ou leur « mine » (acte I, scène 6). Ils portent
des émotions qui ne sont pas moins vraies que les idées des
savants. Par leur port, ils suggèrent des valeurs ; par leurs
mimiques, ils manifestent des réactions épidermiques. Dans les
dialogues, quelques cris mais surtout des propos badins et beaucoup
de persiflage ! Mais ce qui est montré est bien le pouvoir
poétique des mots sur l'existence humaine !
Acte 1, scène 2:
DORANTE –‒ Cette
femme-ci a un rang dans le monde, elle est liée avec tout ce qu'il y
a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les
finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je
l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien
? DUBOIS –‒ Point
de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je
vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a
point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille
qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est
infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois
déjà en déshabillé dans l'appartement de
Madame. DORANTE –‒ Quelle
chimère ! DUBOIS –‒ Oui,
je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos
équipages sont sous la remise. DORANTE –‒ Elle
a plus de cinquante mille livres de rente Dubois. DUBOIS –‒ Ah
! vous en avez bien soixante pour le moins. DORANTE –‒ Et
tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ? DUBOIS –‒ Tant
mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en
sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible,
qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant ; vous m'en direz des
nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez ?DORANTE –‒ Je
J'aime avec passion. et c'est ce qui fait que je tremble
! DUBOIS –‒ Oh
! vous m'impatientez avec vos terreurs : Oh que diantre ! un peu de
confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux,
je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes
nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je
sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous
aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière
qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes,
entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se
rende. Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera : adieu
; je vous quitte ; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur
Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons.(Il
fait quelques pas, et revient.) A
propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour
et moi, nous ferons le reste.
A l'inverse dans la scène suivante l'avis de Monsieur Remy n'est en
rien un oracle. C'est seulement une prévision raisonnable ! Un
calcul issu d'un « rêve » !
Il y a bien des signes, mais il manque quelque chose. La flamme, ce
qui peut mettre le feu aux poudres ? L'adversité, la dimension
aventureuse de l'amour, car l'amour est aussi affaire de conquête ?
L'avis est en quelque sorte trop favorable. Les conditions sont trop
unilatérales, vont trop dans le même sens, pour ne pouvoir pas se
retourner en leur contraire !
L'exortation de Monsieur Remy risque fort de produire l'effet
contraire. Renforcer la position négative de Dorante, en
transformant passer son indifférence en dégoût.
MONSIEUR
REMY –‒ C'est
qu'en venant ici, j'ai rêvé à une chose... Elle est jolie, au
moins. DORANTE –‒ Je
le crois. MONSIEUR
REMY –‒
Et
de fort bonne famille : c'est moi qui ai succédé à son père ; il
était fort ami du vôtre ; homme un peu dérangé ; sa fille est
restée sans bien ; la dame d'ici a voulu l'avoir, elle l'aime, la
traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de
bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a
d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui
est à son aise ; vous allez être tous deux dans la même maison ;
je suis d'avis que vous l'épousiez : qu'en dites-vous ? DORANTE –‒
Eh
! ... mais je ne pensais pas à elle. MONSIEUR
REMY –‒ Eh
bien, je vous avertis d'y penser ; tâchez de lui plaire. Vous n'avez
rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espérance. Vous êtes mon
héritier ; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus
longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier : je
n'en ai point d'envie ; mais cette envie-là vient tout d'un coup :
il y a tant de minois qui vous la donnent ; avec une femme on a des
enfants, c'est la coutume ; auquel cas, serviteur au collatéral.
Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous
mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine
aujourd'hui, et que je vous ôterai demain peut-être
Il
y a néanmoins une dimension oraculaire à cette parole raisonnable
du Procureur. Mais elle n'est pas identifiée comme telle par lui,
d'où sans doute sa puissance. C'est quand il ne prend plus garde à
la teneur de son message qu'il livre son véritable message !
L'aveu (« sans
compter que je puis me marier : je n'en ai point d'envie »)
lui permet un instant d'avoir une parole plus libre (« mais
cette envie-là vient tout d'un coup : il y a tant de minois qui vous
la donnent »)
même si, dans la foulée, il retombe dans un lieu commun et laisse
s'exprimer sa vulgarité (« avec
une femme on a des enfants, c'est la coutume ; auquel cas, serviteur
au collatéral »).
Le conseil qui suit est lui-même exprimé sans malice mais aussi
sans noblesse « mon neveu,
prenez toujours vos petites précautions ».
Ne nous étonnons pas s'il est suivi d'une parole à double sens,
« et vous mettez en état de vous
passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous
ôterai demain peut-être ».
L'avertissement deviendra menace puis sanction. Une actualisation de
la parole menaçante, à mesure que Dorante résiste au petit conseil
de son oncle, et réussit à affirmer son amour pour Araminte.
Dans Les Fausses Confidences, la (vraie) parole oraculaire,
une puissance souveraine !
"L'amour
parlera".
« cette envie-là vient
tout d'un coup »
La force
oraculaire des paroles est liée à la métastabilité de notre
perception. Regardons la force poétique des mots lors de la
rencontre de Dorante et d'Araminte, acte I, scène 7 :
ARAMINTE –‒ Venez, Monsieur ; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui ; mais je m'en tiens à vous. DORANTE –‒ J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre. MARTON –‒ Madame n'a pas deux paroles.
Remarquons :
Le glissement de sens lié à la plasticité des mots employés
(donner-présenter ; présent-don-bien-joie) . Le glissement de
sens est d'autant plus net que les mots d'Araminte ne veulent rien
dire en eux-mêmes, si ce n'est qu'ils désignent une sphère
essentielle de l'existence humaine celle du don, de l'échange
authentique par opposition à la vente, au marché, aux échanges
intéressés et souvent superficiels. Dans cette sphère de
l'existence il faut savoir donner sa confiance et recevoir :
« Puisqu'il
me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il
me fasse ».
L'acte de parole qui sonne
comme un véritable serment :
« J'espère,
Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous
m'honorez ».
Il n'y a que des mots
forts : un « j'espère » qui est espérance et non
espoir ; un zèle qui est noblesse et dévouement, pas le
zèle du travailleur mais le zèle du croyant ; une justification qui
est preuve définitive et non pas excuse ; une préférence qui
est non pas choix mais élection !
Enfin l'éloge de la
probité d'Araminte par Marton, qui donne lieu à une double
interprétation :
« Madame
n'a pas deux paroles. »
La parole proférée et la
parole donnée. Toutes les dames n'ont qu'une parole, une parole
exclusive, quand il s'agit de mariage !
Les mots sont des excitants. Ils annoncent et devancent les choses.
En fournissant des images séductrices à l'imagination.
Les mots ont un usage ludique qui est celui de lancer des paris...
par définition un pari a un rapport au futur (lancer un dé, jouer
au poker, parier sur l'orthographe de Marivaux ? ...aussi, car il
s'agit de parier non sur une chose du passé mais sur une observation
future).
Les mots provoquent la cristallisation des sentiments confus et
instables en émotions identifiables, indéniables.
Acte 1, scène 7 :
ARAMINTE –‒ Ce
qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de
devenir heureux. DORANTE –‒ Je
commence à l'être aujourd'hui, Madame.
Parallèle avec l'intrigue de La Surprise de l'Amour (1722)
Invention d'un curieux personnage, l' « homme à
pronostic », le Baron. Celui qui comme Dubois veut faire
parler l'amour. L'intrigue, très simple, de la pièce de cette
première pièce en trois actes de Marivaux est la suivante :
- Acte 1, présentation de Lélio (jeune homme, blessé par la trahison d'une coquette) et de la Comtesse (jeune veuve, trouvant les hommes vaniteux),
- Acte 2, opiniâtreté des deux « indifférents », mais premiers signes de l'amour, premières paroles affectueuses relayées par une servante, Colombine
- Acte 3, épisode du portrait révélant l'amour de Célio, en écho l'amour de la Comtesse, promesses de mariage
La parole oraculaire comme parole poétique, qui fait advenir les
choses dans leur être !
Ce n'est pas parce que certaines choses sont qu'elles peuvent être
dites. L'être ne doit pas être reconnu comme condition de
possibilité de l'énonciation, de la prédication. C'est quand elles
sont dites et parce qu'elles sont proférées qu'elles existent
vraiment !
Paradoxe qui prolonge la dialectique des mots et des choses. Une
chose peut être vue comme étant orange quand un locuteur possède
le nom de couleur "orange" dans son répertoire de noms de
couleurs ! Un sentiment peut être identifié comme amour, lorsqu'il
est éprouvé par l'amant qui a appris de la littérature ce qu'est
l'amour.
Ainsi la surprise de l'amour a besoin d'adjuvants. Comme le note un
moraliste du XVIIe siècle, La Rochefoucauld, « il
y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient
jamais entendu parler de l'amour » Maximes morales.
Marivaux avec ses valets et son Baron semble nous dire quelque chose
de plus. Il faut, pour une société donnée, tenir compte de la
nécessité de la médiation de la parole d'autrui.
Un peu de recul. L'opinion tient à l'idée - finalement très
pessimiste – qu'il faut taire certaines choses pour que les choses
se déroulent bien. L'hypocrisie, par exemple sous forme de la
politesse, une nécessité.
Elle devrait sans doute considérer plus attentivement l'idée
inverse : qu'il est nécessaire de dire certaines chose pour
qu'elles puissent se réaliser !
La question philosophique de la prophétie auto-réalisatrice. Quand
le sujet s'implique dans son dire.
Les deux façons de rende compte de la prophétie auto-réalisatrice
:
- l'explication psychologique de la domination du mental sur la matière, en particulier le corps (guérir parce qu'on est persuadé d'avoir reçu un médicament efficace, d'avoir été purifié... effet placebo ; devenir malade parce qu'on croit qu'on va le devenir - effet nocebo)
- l'explication scientifique qui valorise le travail d'interprétation, la prophétie est valide non pas quand ce qu'elle prédit advient pour celui qui cerne bien ce qui doit être vu dans ce qui est dit.
La prophétie peut fort bien se retourner contre celui à qui elle
est adressée. Cas de l'échec anticipé et de la faillite
prévisible, cas de celui qui va perdre une compétition non parce
que c'est écrit mais parce qu'il multiplie les actes manqués,
c'est-à-dire les actes qui le conduisent à l'échec.
Cas de la réaction courageuse (pas forcément de la réussite
glorieuse), cas de la personne qui transforme le signe pour le rendre
positif. Si la personne n'obtient pas ce qu'elle avait viser (un
concours, un mariage) elle obtient néanmoins quelque chose de
précieux – qu'elle n'aurait pas obtenu si elle avait baissé les
bras – la fierté du devoir accompli, l'estime de soi.
La prophétie agit toujours sur ce qui dépend de soi, pas sur ce qui
ne dépend pas de soi. Mais ce qui dépend de soi, dans une existence
humaine, c'est l'essentiel !
Antiphon, toujours, nous est utile. Pour nous prémunir contre l'abus de confiance et renforcer notre prudence,
c'est-à-dire aussi la possibilité de saisir les occasions qui se présentent de mieux voir le monde ou y habiter en sage, le
kaïros.