Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

lundi 23 septembre 2013

Un cours sur la parole prophétique

Ayant récemment indiqué sur ce blog l'ouverture d'un nouveau blog mettant en ligne mes cours pour les CPGE scientifiques, je profite de l'occasion pour donner un exemple de cours de lettres-philosophie s'appuyant sur la lecture de Don Ihde pour traiter une question délicate, sans doute maintes fois déjà traitée, mais pas de cette manière, pas en mobilisant les concepts de la post-phénoménologie de Don Ihde.

Il s'agissait d'un cours de l'année dernière, sur le thème de la parole, avec comme oeuvres au programme le Phèdre de Platon, Les Fausses Confidences de Marivaux et le recueil de poèmes de Verlaine, Romances sans paroles.
J'avais retenu à la fin du premier trimestre un thème à mon avis très intéressant mais aussi exigeant pour la pensée, celui de la nature et de la valeur de la parole oraculaire ou prophétique.
L'hypothèse ihdienne retenue était la nature même de cette parole appréhendée d'un point de vue pragmatique (en prenant directement en compte ses effets sur l'auditoire, mais aussi sur celui qui profère les mots) aussitôt identifiée à une sorte d'équilibre métastable. Ainsi c'est au cours d'introduction à la phénoménologie de Don Ihde, Experimental Phenomenology. An Introduction que je m'étais référé. Les élèves ont reçu, à titre d'illustration, un extrait de cette oeuvre précisant la notion de "stratégie herméneutique".
Quand les énoncés que nous produisons servent à dévoiler un aspect insolite du réel, une face trop souvent méconnue du réel, une richesse particulière de notre monde ou même de notre monde intérieur, il convient de parler de stratégie herméneutique. Celui qui parle n'assène pas une vérité à son auditeur mais lui adresse une suggestion d'autant plus puissante qu'elle est subtile, en décalage avec ce qui pouvait être attendu dans le cadre d'un dialogue, d'un enseignement, d'un cours quelconque. Il lui permet de passer d'une perspective à une autre, de faire jouer à volonté la méthode de la variation de la perception.

Experimental Phenomenology. An Introduction, sur le net
http://books.google.com/books/about/Experimental_Phenomenology.html?id=5AYQEphi6DsC


Voici le cours avec son introduction,  ses deux parties, la première centrée sur le Phèdre et la seconde sur Les Fausses Confidences.


La parole oraculaire

Objectifs :
Prolonger ce qui a été vu concernant la glossolalie, en interrogeant maintenant la parole prophétique. La glossolalie représente la parole qui vaut pour son rythme et non pour son sens, pour sa seule profération, l'intention qui la soutient et la délivre ; la prophétie en revanche vaut comme message porteur de sens. Le parti pris du rythme et du chant ; le parti pris de la signification et de l'engagement dans l'action.
Un dernier exemple de glossolalie, une profération de la Mère Kale, la sorcière du volcan, exemple tiré d'une œuvre de Boris Gamaleya, Ombline ou le volcan à l'envers (1983) :
"Pahoé oé o. Pahoé oé é".

Un peu de sémantique, précisions sur les termes et leur emploi? Extension hors de la sphère du sacré

Un oracle ? Un devin, quelqu'un qui est inspiré, dans une sorte d'état second où il est comme possédé, sa voix exprime une parole transcendante. Un augure, l'interprète des signes, qui peuvent être des prodiges – produisant une sorte de respect religieux (mouton à cinq pattes, éclipse) ou bien des choses symboliques (le vol des oiseaux, significatif en raison du nombre de volatiles et de leur direction).
Revenons aux œuvres du programme pour y chercher et découvrir la parole oraculaire. Clairement, il y a un oracle, quoique profane, dans Les Fausses Confidences : le valet Dubois, acte 1, scène 2 s'exprime ainsi :

(...) je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera (...)
Le discours prophétique... c'est l'annonce de la victoire! Ou bien celle de la défaite, de l'échec prévisible ou inattendu, bref de la catastrophe !
Cassandre est grande prophétesse ! Avec elle on voit ce qu'il en coûte d'être "prophète de malheur"... lanceur d'alertes ! Il faut craindre d'être rejeté de la société, méprisé, traité avec dédain, voire haï. Le mythe de Cassandre n'en fait pas seulement celui de la figure du devin qui doit annoncer le malheur, la chute de Troie, et en souffre terriblement, car c'est aussi celui de la prophétesse qui, pour s'être refusée au dieu, a reçu cette punition en retour, Apollon lui crache à la bouche, ce qui l'empêche à jamais de se faire comprendre ou d'être crue, même par sa propre famille. La parole prophétique n'est souvent pas écoutée. Ou entendue !

Dans "Birds in the Night", des Romances sans paroles, Verlaine déplore l'échec de son couple (ou du couple). Il évoque précisément sa lucidité d'une part, l'impuissance de ses mises en garde passées, d'autre part. Comme si, pour son malheur, le poète avait été une sorte de Cassandre, la voix devant annoncer l'échec de l'amour au couple qui ne voulait pas l'entendre. Les "oiseaux dans la nuit" pourraient être les paroles prophétiques du désastre sentimental auquel il a assisté :
"Et vous voyez bien que j'avais raison
Quand je vous disais, dans mes moments noirs,
Que vos yeux, foyers de mes vieux espoirs,
Ne couvaient plus rien que la trahison."

Dans le Phèdre il est fait état longuement, à plusieurs reprises, de la parole prophétique. En Grèce, à l'époque classique, on considère la prophétie comme une chose courante, on pense que c'est une des manières utilisées par les dieux pour parler aux hommes. Il y a là une représentation du monde qui nous est étrangère. Platon ne semble pas remettre en cause le fait même de l'oracle. Les Grecs ne soupçonneraient pas la tromperie, la charlatanerie, ce que font en revanche la plupart d'entre nous dès qu'ils entendent parler du 12/12/2012 ou bien d'un Festival de la voyance ! Nous sommes plutôt sur nos gardes comme Astérix face au devin, dans la BD d'Uderzo et Goscinny !
Prenons en compte cette différence entre les mondes, les univers symboliques, mais ne l'exagérons pas. Il y eut bien des doutes exprimés dans l'antiquité ; il y a aujourd'hui quantité de convaincus. Platon lui-même dans la République, livre II, critique les devins... et les poètes, même inspirés.
Passons en revue les différentes façons de rendre compte d'une prophétie authentique, l'oracle qui s'appuie sur la puissance divine :
  • croyance au surnaturel - l'explication surnaturelle de la "main invisible", du destin qui fait advenir ce qui doit être, manœuvre les individus en conséquence, tous les individus - y compris les prophètes
  • agnosticisme - l'explication par le hasard, qui finalement rejoint l'aveu d'ignorance
  • scepticisme, c'est-à-dire réduction du surnaturel par la raison - l'explication réductionniste fait de l'oracle une personne douée de talents pour recueillir les signes avant-coureur d'un événement, pour produire un jugement réfléchissant.

La notion d'oracle ou de prophétie est problématique, lestée d'évidence pour les Grecs (principe de crédulité), douteuse pour nous (attitude cartésienne). Ce qui est en jeu est l'assimilation de la vérité au résultat d'un dévoilement. Dire une chose qui est vraie : lever le voile qui la recouvre. La révéler. Opérer une révélation ! L'idée est séduisante, elle semble même naturelle, la vérité est "alèthéia", opposition à l'oubli. Mais qui dévoile quoi, comment se dévoile la vérité ? La vérité se révèle-t-elle d'elle-même, pour ainsi dire ? Ou bien doit-elle être révélée par quelqu'un ?
L'oracle comme dévoilement de l'inconnu est miraculeux... peut-être trop beau pour être vrai ! Un événement pourrait-il être prévu, s'il était vraiment inattendu ? Pourrait-il être prédit, s'il déjouait vraiment tous les pronostics ? Remarquons la faiblesse de notre attention quand elle doit porter sur la façon dont les choses évoluent. Qu'est-ce que la menace d'un orage, par les nuages qui s'amoncellent dans le ciel, pour des enfants qui jouent ? Qu'est-ce que la probabilité de la défaite pour le joueur qui est en veine car il a déjà gagné deux fois de suite ? Le talent prophétique semble bel et bien une exception.

Pour bien comprendre ce qui pose problème, considérons plus attentivement l'écart qui existe entre prévoir et prédire. Le couple prévision-prédiction.
Le météorologue annonçant le retour du beau temps pour la fin de semaine ferait des prévisions pas des prédictions, mais le spéculateur comme Georges Soros pariant sur l'effondrement d'une monnaie ferait des prédictions pas des prévisions. La prévision, relative, avec une marge d'erreur qui n'est pas niée, mais calculée ; la prédiction, absolue, sans marge d'erreur puisque l'accident est négligeable, les vicissitudes qui retardent un événement mais n'entravent pas le cours des choses.

Or malgré l'opposition qui n'est pas négligeable, loin de là, puisqu'il s'agit de l'opposition de la démarche expérimentale et de la croyance religieuse, un rapprochement doit être fait.
Un psychologue-philosophe qui s'intéresse à la pensée en général, c'est-à-dire à notre façon d'appréhender les choses, ne peut qu'être surpris de découvrir que toute vision est liée à une prédiction et toute parole (diction) à une prévision !
La vision est soutenue par la prédiction ; le discours provient de visions, qu'il exprime et communique.

Ex-cursus, la nature de la perception

D'abord il faut en souligner le caractère fondamental, la métastabilité (un phénomène est métastable, « multi-stable phenomena» pour les anglophones). Et il ne s'agit pas de se référer au verre d'eau qu'à l'envie on voudrait voir (et dire) à moitié vide ou bien à moitié plein ! Car il s'agit d'un point capital, celui de la dotation de la forme, de l'information du divers, de l'unification du multiple. De la perception de l'ordre au sein du désordre. Dans le texte du premier résumé, Michel Lacroix évoquait une dialectique des mots et des choses et opposait la simple collecte du divers, par les organes des sens, et la perception qui en plus de la sensibilité comporte toujours un jugement, un travail d'identification qui serait impossible sans les mots.
Stabilité et métastabilité. Schéma. Un côté gauche et un côté droit... une dichotomie ! Catastrophe ou bifurcation ; voir une tête de lièvre avec des oreilles de lièvre ou bien une tête d'oiseau, avec un long bec de cormoran.
Dans une perspective psychologique, il est assez évident que dans la perception un sujet plaque une forme sur le réel pour le rendre « parlant », évocateur. Avec son tout petit cerveau et malgré son absence d'instruction, e poussin fait d'ailleurs la même chose quand il aperçoit une ombre, soit un faucon, soit une oie ! Il saisit une gestalt.
Dans une perspective philosophique, phénoménologique, il est nécessaire de bien comprendre comment le voir et le dire se complètent, coopèrent, s'aident mutuellement. Pour cela il faut commencer par analyser les opérations mentales...
Une pensée est constituée d'une noèse (opération noétique – noûs étant le terme grec pour dire l'esprit – c'est le cocher de l'attelage ailé du Phèdre) et d'un noème (contenu noématique, relatif à la noèse mais sans tenir comte de son caractère opératoire). Et entre en jeu des stratégies herméneutiques. Exemples du corridor et de la pyramide tronquée, du cube de Necker, chers à Don Ihde.

Différentes noèses possibles, qui permettent d'appréhender (avec un peu de concentration) deux cubes dans la même figure.
Mais le « cube » lui-même, indépendamment de ces noèses possibles est en soi quelque chose, un contenu de la noèse. Qui peut être changé. Il est possible de considérer l'ensemble de traits non comme une perspective (pour un objet en 3D) mais comme un grillage (pour un objet en 2D), on passe ainsi d'un cube à, par exemple, une sorte de cafard dans un hexagone !
Le grand avantage du cube de Necker est de nous montrer la richesse potentielle de notre perception, par la multiplication des noèses et des contenus noématiques qui en sont les corrélats ! La paresse de l'esprit, s'en tenir à une évidence, parce que c'est ainsi qu'on voit les choses... oui, mais non. Assis dans mon wagon, j'ai bien l'impression que le train s'est mis en marche, mais ce n'est pas vrai ! Relativité du mouvement !
Pour bien faire, il faudrait certes procéder à une véritable généralisation et montrer que ce qu'on a découvert dans l'illusion d'optique est valable, à un degré moindre, dans toute perception. Mais efforçons-nous d'aller à l'essentiel pour ne pas transformer ce détour en dérive !

L'essentiel, pour nous qui nous étonnons des prouesses de l'homme parlant, du parleur qu'est l'être humain ? Le rôle herméneutique des paroles. Le phénoménologue attire en effet notre attention sur une circularité. L'expérience visuelle précédemment effectuée était en vérité truquée. Car celui qui a présenté le « cube de Necker » a utilisé des mots, des désignations ! Il a interféré avec la perception par l'usage de ces mots. En disant le mot « cube » il a d'abord comme imposé une noèse en 3D.
N'aurait-il pas été préférable de procéder autrement, de dire « le polygone de Necker » et pas « le cube », ou bien de seulement montrer du doigt. Non ! Car, qu'on le veuille ou non le langage interfère toujours avec la sensation.

Expérience de la croix. « Que voyez-vous ? » Une croix ! « Est-ce que vous ne voyez que cela ? » Non bien sûr, une croix sur un tableau. Forme ou fond ? Voir l'un ou l'autre, l'un et l'autre ? Maintenant ce sont des questions qui guident la perception. Et toujours quelque chose précède la vision...
Les mots agencés en énoncés comme « cube de Necker », « cafard dans un hexagone » ou bien « ne voyez-vous que cela ? » « Etes-vous certains de ne voir qu'une croix ? » sont des anticipations de noèmes ou bien même de noèses !
L'aptitude à produire différentes noèses, à donner un contenu noématique au divers de la perception, native en nous, c'est une puissance, est conditionnée par la maîtrise d'une langue et la réalisation d'un dialogue, avec un autre qui apporte sa perspective sur le réel... Comme Vendredi à Robinson.

Retour aux œuvres du programme... car il faut savoir s'arrêter à temps à défaut d'être concis...

A. Dans le Phèdre, la mantique et l’oiônistique

Socrate évoque dans son second discours sur l'amour :
  • des prophètes (principalement de sexe féminin)
  • une sorte de folie ou de transe qui permet de dire de belles choses, voire de prédire l'avenir
  • un art – une technique – divinatoire qui parmi tous les arts peut passer pour "le plus beau"
  • art qui a un second point commun avec la rhétorique, en ce qu'il peut nous séduire et guider
  • art qui a plusieurs formes, l'interprétation des signes et l'écoute des dieux ou bien de son démon personnel, daïmon
  • art qui a des prolongements thérapeutiques, en permettant une purification au sein de familles atteintes par un malheur, une souillure
  • et des prolongements éthiques, en devenant poésie, discours inspiré pouvant édifier les membres d'une Cité
Commentaire :

« Mais en réalité, les plus grands biens nous adviennent par la folie, tout au moins lorsqu’elle est le fruit d’un don divin. Ainsi, c’est dans leur délire (244b) que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont procuré à la Grèce beaucoup de biens, aux particuliers comme à l’Etat, tandis que dans leur état normal, elles en ont procuré fort peu, ou même aucun. Et si nous parlions de la sibylle, et de tous ceux qui, sous le coup d’une inspiration prophétique, ont correctement guidé nombre de personnes sur le chemin de l’avenir par de nombreuses prédictions, nous allongerions notre discours en disant des choses évidentes pour tout le monde. Mais il vaut la peine de convoquer le témoignage que voici : les Anciens qui ont instauré les noms ne pensaient pas que la folie soit une chose [233] laide, ni un sujet de honte : (244c) sans quoi ils n’auraient pas entrelacé son nom avec celui de l’art le plus beau, celui par lequel on discerne l’avenir, et appelé ce dernier art délirant manikè. Mais c’est parce qu’ils pensaient que la folie est une belle chose, lorsqu’elle échoit du fait d’un don divin, qu’ils ont instauré ce nom, tandis que les hommes d’aujourd’hui, dépourvus du sens du beau, ajoutèrent un tau, et l’appelèrent mantikè, art divinatoire. De même, les Anciens appelèrent oionoïstique l’enquête sur l’avenir que mènent au moyen des oiseaux et d’autres signes ceux qui sont dans leur bon sens, parce qu’elle procure à l’esprit humain, au moyen de la pensée discursive, intelligence et connaissance, tandis que les modernes aujourd’hui l’appellent oiônistique (244d) avec un ô qui lui donne un air imposant. Ainsi donc, autant la mantique est supérieure en perfection et en valeur à l’oiônistique aussi bien pour ce qui est de son nom que pour ce qui est de ses effets, autant, comme en témoignent les Anciens, la folie qui vient du dieu est supérieure en beauté à la sagesse dont l’origine est humaine. De plus, la folie prophétique, en se développant chez ceux qui elle le devait, (244e) a trouvé le moyen de débarrasser les gens des maladies et des épreuves les plus terribles, qui affligent certaines familles par suite de ressentiments anciens : recourant à des prières aux dieux et à des cultes en leur honneur, elle rend la santé pour le présent et pour l’avenir à celui dont elle s’empare au moyen de purifications et de rites d’initiation. Elle a trouvé comment libérer de ses maux présents (245a) celui qui [234] est fou et possédé de la droite manière. La troisième sorte de folie et de possession vient des Muses. Lorsqu’elle s’empare d’une âme tendre et pure, l’éveille et la plonge dans des transports bachiques qui s’expriment par des chants et d’autres productions poétiques, elle éduque les générations futures en célébrant les innombrables exploits des Anciens. Et celui qui parvient aux portes de la poésie sans cette folie des Muses, persuadé que grâce à son habileté technique il sera un bon poète, celui-là sera un poète manqué : la poésie de l’homme qui est dans son bon sens est supplantée par celle des hommes qui délirent. »

Nécessité de faire attention à tout ce qui est dit dans ce texte. Particulièrement, les oppositions.
Le thème du passage est la folie, et donc indirectement la divination.
Une allusion au temps où le langage a été inventé, où les conventions linguistiques ont été établies, quand Socrate évoque « les Anciens qui ont instauré les noms ». S'il y a bien instauration, ce n'est pas sans réflexion, de manière aveugle, purement contingente, mais avec des idées précises sur la nature des choses désignées par les noms.
Les devineresses, Pythie, Sibylle et prêtresses de Dodone. Avec une pointe de misogynie :

Différence entre la pythie et la sibylle
La Pythie a un statut institutionnel, elle est associée au sanctuaire de Delphes, la sibylle donne une divination occasionnelle, indépendante, nomade.
La Pythie n'est que le porte-parole du dieu, elle répond aux questions qui lui sont adressées, alors que la sibylle parle à la première personne, revendique l'originalité de sa prophétie et le caractère indépendant de ses réponses.
On représente la Pythie jeune (c'est, à l'origine, une jeune fille vierge), la sibylle mûre sinon vieille.
La Pythie apparaît en Grèce après la première sibylle (Hérophile), les Sibylles, à l'origine servantes de la grande déesse Cybèle (Agdistis), sont venues de Pessinonte, en Asie Mineure au VIIIe siècle av. J.-C. .
Malgré certaines images poétiques (Lucain, Virgile), la Pythie est plutôt posée, même si elle est en transe, alors que la sibylle « dit l'avenir d'une bouche délirante » dans le sens d'hermétique ou à la signification ambiguë nécessitant la possession de clés ou de capacités analytiques de décryptage.
("sibyllin" veut dire à double sens, exemple « Ibis redibis non morieris in bello »)

Le chêne de Dodone
Vieux sanctuaire, dédié à Zeus et à Dioné, dont les prêtresses du bosquet sacré interprétaient le bruissement des feuilles de chêne sous le vent.
Hérodote rapporte la tradition suivante sur l’oracle de Dodone, qu'il avait déjà entendue à Thèbes en Égypte (Histoires, II, 55) :
« Les prêtresses des Dodonéens rapportent qu’il s’envola de Thèbes en Égypte deux colombes noires ; que l’une alla en Libye, et l’autre chez eux ; que celle-ci, s’étant perchée sur un chêne, articula d’une voix humaine que les destins voulaient qu’on établît en cet endroit un oracle de Zeus ; que les Dodonéens, regardant cela comme un ordre des dieux, l’exécutèrent ensuite. Ils racontent aussi que la colombe qui s’envola en Libye commanda aux Libyens d’établir l’oracle d'Ammon, qui est aussi un oracle de Jupiter. (...)»
Dans l’Odyssée,  (XIV, v. 327) :
« (...) [Ulysse] était allé à Dodone / pour apprendre du grand Chêne la volonté de Zeus / et pour savoir comment il rentrerait dans la terre d'Ithaque

Dans le Phèdre, Socrate revient sur cette histoire du chêne de Dodone, après avoir exposé le mythe de Theuth (274c) sur l'origine de l'écriture, afin de répliquer au sarcasme de Phèdre qui l'accuse (par un acte de parole indirect) d'inventer de belles histoires mais fantaisistes.

PHÈDRE : Eh bien, Socrate, quelle facilité tu as pour fabriquer des histoires d’Egypte et d’ailleurs si tu le veux !
SOCRATE : Les prêtres du temple de Zeus à Dodone disaient, mon cher, que les premiers discours divinatoires [303] étaient issus d’un chêne. Aux hommes de ce temps-là, qui n’étaient pas savants comme vous l’êtes, vous, les jeunes, il suffisait, dans leur naïveté, d’écouter un chêne et une pierre parler, du moment (275c) qu’ils disaient vrai. Mais pour toi, sans doute, cela fait une différence, qui parle, et quel est son pays : car tu ne te contentes pas d’examiner s’il en va bien ainsi ou autrement.

Une constance du discours du sage, mettre en garde les jeunes hommes contre leur esprit de contestation – pris par eux-mêmes, à tort ou à raison, pour de l'esprit critique –, leur tendance à confondre crédulité et adhésion à la vérité. Ou encore naïveté et confiance. Naïveté vaut réceptivité.
Ce passage peut surprendre si l'on se souvient de ce que Socrate a commencé à dire au début du dialogue, quand répondant à Phèdre qui le trouve étrange, (230d) il se réjouit de pouvoir échanger des propos, car ce ne sont pas les arbres qui l'attirent et peuvent lui apprendre quoi que ce soit !

L’oiônistique
La forme la plus basse de divination, consistant dans l'interprétation des signes envoyés par les Dieux ou la nature.

Pour bien comprendre cette idée, il convient de préciser l'état dans lequel doit se trouver celui qui produit l'oracle. C'est un état de passivité. Mais ce n'est pas un état de passivité inerte, c'est bien plutôt un état de réceptivité. Cette réceptivité repose souvent sur un procédé pour s'abandonner, c'est-à-dire libérer ses émotions. Parfois la respiration, parfois une drogue. Elle suppose une sorte de contrôle de soi maintenu tout au long de l'expérience oraculaire. Contrôle pour évite les réactions de l'ordre du réflexe que nous aurions ordinairement.
Etat d'hypnose ? Sans doute un rapport.
Ce que nous venons de dire de la stabilité est ici fort éclairant. Il s'agit sans aucun doute non pas de la stabilité du repos (dans la vallée) mais de la stabilité métastable de l'équilibre précaire (au sommet).

Socrate mentionne cette « folie », mais ne la considère pas comme une possibilité supérieure de dévoilement. Au contraire, il adopte une attitude qui peut passer pour moqueuse. L'oiônistique est l'oionoïstique, à laquelle on enlève quelque chose, la prudence ?, et à laquelle on ajoute quelque chose, «avec un ô qui lui donne un air imposant  ».
Le ô pompeux... comme dans la transformation de « monsieur » en « môsieur» ?

La divination, oionoïstique, n'apparaît pas comme une pratique dépourvue de valeur, loin de là. Elle relève de l'enquête (historia) et de la démarche raisonnable (« de la pensée discursive, intelligence et connaissance »). L'oiônistique qui en dérive en garde malgré ses airs empruntés un caractère purement humain. La mantique par opposition repose sur l'action du divin en nous, par notre intermédiaire.
« (...) autant la mantique est supérieure en perfection et en valeur à l’oiônistique aussi bien pour ce qui est de son nom que pour ce qui est de ses effets, autant, comme en témoignent les Anciens, la folie qui vient du dieu est supérieure en beauté à la sagesse dont l’origine est humaine. »

La mantique
L'art délirant, la forme haute de divination.
Ou, dans une formulation plus moderne, une herméneutique supérieure, inégalée, particulièrement féconde.
Ou encore, pour reprendre les termes techniques précédemment expliqués, l'intuition évoquée par Socrate serait la possibilité d'une noèse pure, délivrée de nos vieilles habitudes, de nos préjugés, des connaissances déposées en nous, des contenus noématiques figés et surdéterminés ! Valorisation du jeu contre le sérieux, la solennité du savant sûr de lui et de science.

La mantique est nécessaire au genre humain. Socrate n'en doute pas, mais nous présente néanmoins le statut de cette pratique comme un sujet de querelle.
Ce qui en effet n'est pas du tout évident est le rapport qui existe entre la manie et la mantique. Pour Socrate l'un dérive de l'autre. Mantikè et manikè, deux mots pour un même art.
« (…) c’est parce qu’ils pensaient que la folie est une belle chose, lorsqu’elle échoit du fait d’un don divin, qu’ils ont instauré ce nom, tandis que les hommes d’aujourd’hui, dépourvus du sens du beau, ajoutèrent un tau (...) »
On a une sorte de querelle philologique, sur l'évolution des mots et de leur prononciation. Derrière l'opposition des deux termes se cache en fait l'opposition de deux autorités, la tradition et la modernité ! Socrate est un contempteur du progrès, un esprit conservateur !

Mais, par delà les querelles étymologiques et politiques, pourquoi est-il capital de penser la mantique (art oraculaire) comme manie (folie) ? La manie est un état de réceptivité encore accrue par rapport à la réceptivité de l'oîonistique ! On passerait d'une réceptivité sensorielle – qui suppose le donné des sens – à une réceptivité extra-sensorielle – qui nie ce donné, le dépasse !
L'humain s'efface devant le divin ; le discursif se retire en présence de l'intuitif !

Il y a quelque chose (l'amour, la philosophie) qui descend des dieux vers l'humanité ou qui monte des hommes vers les dieux... l'intermédiaire étant le daïmon, la puissance démonique.
Cf. Le Banquet, discours de Diotime : Eros « interprète et porte aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, les prières et les sacrifices des uns, les ordres des autres et la rémunération des sacrifices ; placé entre les uns et les autres, il remplit l'intervalle, de manière à lier ensemble des parties du grand tout ; c'est de lui que procèdent toute la divination et l'art des prêtres relativement au sacrifice, aux initiations, aux incantations, et toute la magie et la sorcellerie. Les dieux ne se mêlent pas aux hommes, c'est par l'intermédiaire du démon que les dieux conversent et s'entretiennent avec les hommes, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil. » (202e)

Les quatre sortes de folie, leur classement, leur ordre (265b). Chacun de ces délires est gouverné par une divinité :
- l’inspiration prophétique, par Apollon
- l’inspiration des initiés, par Dionysos
- l’inspiration des artistes, par les Muses
- l’inspiration des amants, par Eros et Aphrodite.
Ici trois degrés à l'échelle :
  • la folie divinatoire comme simple inspiration
  • la folie prophétique considérée comme purgation et purification
  • la folie poétique, appréhendée comme incarnation de la Parole des Muses.

Oracle, prophétie et poésie sont liés ; Avec cette dernière précision, qu'il convient de comprendre en se souvenant de la dépréciation de l'art oratoire, versant gauche de la rhétorique, et de la valorisation de l'art psychagogique, versant droit :
« Qui qui parvient aux portes de la poésie sans cette folie des Muses, persuadé que grâce à son habileté technique il sera un bon poète, celui-là sera un poète manqué : la poésie de l’homme qui est dans son bon sens est supplantée par celle des hommes qui délirent. »
Maintenant pour la poésie, un côté droit, achevé, et un côté gauche, manqué.

La parole oraculaire représente la parole en ce qu'elle est puissante, moins parce qu'elle dévoile l'avenir, ce qui est depuis toujours caché aux êtres humains, que parce elle est dérangeante (atopique) en tant que dévoilement. Ainsi elle impose sa vérité à celui qui ne veut pas croire.
Elle se verse dans l'âme comme le liquide d'une coupe pleine dans une coupe vide. Ce sont les « paroles [qui] coulent avec une facilité inusitée. » Phèdre, 238d
Elle a ce pouvoir miraculeux de susciter le doute chez celui qui ne voudrait pas douter. Mais aussi de résister au doute de celui qui se méfie de tout. Foin de scrupules, elle s'impose à celui qui ne voudrait pas que ses oreilles entendent ! Face à une parole de vérité, qu'importe qu'on veuille croire ou non, n'a-t-on pas déjà entendu ce qu'il fallait entendre ? La prophétie est le symbole de la parole qui pousse à la reconnaissance, précisément parce qu'elle n'a pas l'air d'avoir de fondement et qu'elle est peut être absurde.
Attitude de Pascal vis-à-vis de la Parole du Christ et du témoignage des Apôtres, "je crois parce que c'est absurde" !

De cette parole, Socrate est l'emblème. Revenons en effet à cette parole oraculaire ("connais-toi toi même") qui a bouleversé sa vie. Qui lui a donné sens ! Oracle qui ne l'a pas moins touché que l'oracle de Delphes a modifié la vie d'Oedipe. Dans les deux cas, l'oracle rattrape celui qui voudrait fuir son destin. Il incarne donc l'emprise des discours sur l'âme. Il représente peut-être une sorte de supériorité de la prédiction sur la prévision ! Car, déjouant les prévisions du sujet pensant (qui se voit ceci mais pas cela, noble mais pas criminel, ignorant mais pas sage) la prédiction permet la réalisation de soi :
"Socrate évoque discrètement "la prophétesse de Delphes". C'est la célèbre Pythie, prêtresse d'Apollon, qui dans son délire a prétendu que Socrate était le plus savant de tous les hommes. Socrate s'est bien gardé de hausser les épaules et, quoique refusant de lui donner raison, il prit au sérieux la prophétie et engagea toute une démarche intellectuelle visant à montrer qu'il y avait erreur sur sa personne. Par quoi il établit finalement tout le contraire de ce qu'il voulait, donc qu'elle avait raison ! Mais c'est ce qui arrive à toute prophétie. C'est quand on veut la mettre en défaut qu'elle se réalise. "

L'oniromancie
Un cas particulier, l'interprétation des rêves. Encore appelée onirocrisie, cf. Article Artémidore du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle.

Cf. Eschyle, le rêve d'Oreste dans les Choéphores
« Ô terre ! ô tombeau de mon père ! puissé-je accomplir ce songe ! Il me paraît avoir avec moi un entier rapport. Le serpent est né dans le sein qui m'a conçu ; enveloppé de langes, il a sucé la mamelle qui m'a nourri, et il en a fait couler le sang avec le lait ; de douleur et d'effroi, la nourrice a gémi : ce monstre affreux, par elle-même allaité, est le présage de sa mort. Je serai le serpent, je la tuerai, je vérifierai le songe. »

Ainsi, il existerait des prémonitions, des rêves qui auraient pour rôle de nous avertir, de nous dévoiler l'avenir (rêver de vaches maigres ou de vaches grasses).
Genèse, 41 :
Le songe de Pharaon : « (…) sept vaches belles à voir et grasses de chair montèrent hors du fleuve, et se mirent à paître dans la prairie. Sept autres vaches laides à voir et maigres de chair montèrent derrière elles hors du fleuve, et se tinrent à leurs côtés sur le bord du fleuve. Les vaches laides à voir et maigres de chair mangèrent les sept vaches belles à voir et grasses de chair."
L'interprétation de Joseph, guidé par Dieu : "comme je viens de le dire à Pharaon, Dieu a fait connaître à Pharaon ce qu'il va faire. Voici, il y aura sept années de grande abondance dans tout le pays d'Égypte. Sept années de famine viendront après elles; et l'on oubliera toute cette abondance au pays d'Égypte, et la famine consumera le pays.(...)»

De même, dans la tradition islamique, le rêve est considéré comme étant porteur de sens. Les sages précisent néanmoins qu'il existe trois sortes de rêves :
  • le rêve véridique (rahmani)
  • le rêve représentant un désir personnel (nafsani)
  • le rêve provenant du diable (shaitani)

La mise en rapport du rêve et de l'avenir – la qualification de certains rêves en présage – est universelle. Mais insistons sur le fait que le rêve n'est pas l'oracle, seulement son support. Dans le sommeil la personne s'abandonne, perdant le contrôle de ses pensées et la possibilité de censurer ses désirs ajouterait le psychanalyste. Le rêve signale la domination du désir sur l'intellect. Au réveil le souvenir du rêve demeure durant un laps de temps et le sujet peut en faire le récit. C'est ce récit qui peut être compris comme un oracle. Et son interprétation pose problème.

Revenons à la pratique de l'interprétation, du dévoilement du sens du rêve. C'est une question qui n'est sans doute pas réglée une fois pour toute.
L'interprétation de Joseph est censée être appuyée de l'autorité divine. Dans le récit biblique, Pharaon est l'incarnation du païen, idolâtre, esclavagiste... ses propres devins sont forcément impuissants. Mais Joseph en revanche va tout de suite saisir le sens du rêve !
Comment les humains peuvent-ils interpréter les rêves, sans en être les jouets. Sans se tromper sur leur origine et leur valeur. Sans dire n'importe quoi quant à leur sens ?

Examinons un des premiers « spécialiste » des rêves. Un sophiste de l'époque de Platon. Auquel on prête l'adoption d'une démarche scientifique, Antiphon.

Cicéron en parle dans le De divinatione, Traité de la divination, livre I, LI :
    Voilà la raison des vaticinations, qui est sans doute aussi celle des songes. Car n'éprouvons-nous pas dans le sommeil ce qui arrive aux devins dans l'état de veille? Notre âme alors n'est-elle pas libre des sens, dégagée de toute entrave, de toute sollicitude, à côté du corps gisant et comme frappé de mort? Éternelle elle-même, et habituée à converser avec une multitude innombrable d'autres âmes, elle voit tout ce que l'ordre entier de l'univers renferme, pourvu toutefois que la tempérance et la sobriété lui permettent de veiller durant l'assoupissement du corps. Voilà la divination par les songes. C'est ici que commence l'interprétation non pas naturelle, mais artificielle des songes, d'après la méthode d'Antiphon, méthode applicable aux oracles et aux vaticinations. Faut-il s'étonner que comme les poètes, les songes aient besoin de commentateurs? De même que les Dieux auraient inutilement créé l'or, l'argent, le cuivre et le fer, s'ils ne nous avaient enseigné en même temps les moyens d'exploiter les mines; de même que les fruits de la terre ou des arbres seraient inutiles au genre humain, si nous ne connaissions leur nature et leur culture; que tous les matériaux resteraient sans emploi, si l'art de fabriquer nous avait été refusé; comme enfin le don de chaque chose utile faite aux hommes par les Dieux ne va point sans une certaine industrie propre à mettre cette utilité en œuvre ; ainsi les obscurités et les ambiguïtés des songes, des vaticinations et des oracles ont donné naissance aux explications des interprètes.
Livre II, LXX :
    Un coureur qui pensait se rendre à Olympie se voit en songe conduisant un quadrige. Le matin, il va voir l’interprète, et celui-ci : « Tu vaincras, lui dit-il, car cela signifie la rapidité et la force des chevaux. » Peu après, le même homme va voir Antiphon qui, alors, lui dit : « Tu seras nécessairement vaincu : n’as-tu pas compris qu’il y a quatre coureurs devant toi ? » Mais prenons un autre coureur – à cet égard, le livre de Chrysippe est rempli de songes et d’interprétations de ce genre, ainsi que celui d’Antipater – je reviens à mon coureur : il rapporta à l’interprète qu’en songe, il lui avait semblé être devenu un aigle ; alors celui-ci : « Tu as vaincu; aucun oiseau n’a un vol plus puissant que l’aigle. » Mais, pareillement, le même Antiphon lui dit : « Imbécile, ne vois-tu pas que tu es vaincu ? Car cet oiseau, qui poursuit et pourchasse les autres, est toujours le dernier.
Une chose semble claire, avec ces deux exemples de contre-pied. Le sophiste ne craint pas de déplaire. Il ne produit pas l'interprétation qu'attend son client... mais celle qui le déçoit et peut-être lui convient le mieux.
Antiphon exploite l'ambiguïté du rêve, comme le phénoménologue s'appuie sur la métastabilité de la perception pour passer, avec une stratégie herméneutique, d'une perception à une autre.

Elisabeth Kouki, « Antiphon : devin, sophiste, cuisinier de paroles» Recherches en psychanalyse, 2010
« Chez tous les hommes, en effet, la pensée gouverne le corps pour la santé et la maladie et pour tout le reste », disait Antiphon qui, selon les doxographes, pouvait « soigner en recourant au langage ceux qui étaient dans l’affliction ». Cet art d’ôter le chagrin qu’il exerça pendant quelque temps à Corinthe, son activité rhétorique (judiciaire) à laquelle il s’est totalement consacré par la suite, sa conception de la divination (et par extension l’onirocrisie) sont directement liés à sa réflexion philosophique qui paraissait radicale à son époque. Leur axe commun – la structure de l’interprétation, la fluidité/flexibilité du langage et son caractère performatif lorsqu’il est énoncé au moment opportun – s’inscrit dans une problématique qui fait apparaître des affinités entre Sophistique et Psychanalyse.»

Est-ce vraiment une démarche scientifique ?
D'autres « scientifiques » se sont lancés dans la tâche d''établir les règles de la traduction des rêves en messages, les psychanalystes. Il faut dire que très vite une scission a eu lieu entre ceux qui ont pensé que certaines images oniriques avaient un sens fixé, une signification universelle (au sein d'une culture donnée) et ceux qui pensent que tout objet présent dans un rêve n'a qu'une signification accidentelle, qui n'est accessible qu'à celui qui fait un travail d'élucidation de son rêve. Alors il s'agit d'interpréter le récit du rêve, les mots choisis, les hésitations, les lapsus éventuels... pour décrypter le rêve. Une même séquence onirique peut être, ici, l'expression d'un désir refoulé, (il faudra accorder de l'importance au message explicite du rêve, un meurtre signifiant une haine profonde) tantôt l'expression de la censure qui domine de l'esprit du rêveur (l'envie de meurtre cacherait un amour contrarié!).

La littérature, de même que le rêve, est liée à l'expression de nos émotions. Et pose un problème d'interprétation.

Conclusion provisoire
Importance de la prophétie comme paradigme de réceptivité, de capacité d'écoute sans laquelle la parole est vaine, le logos est un mot creux.
Magie de la prophétie ? Puissance plutôt, lorsqu'elle est comprise comme dévoilement !
Fatalisme et providentialisme ? La véritable parole oraculaire, prédictive, demande à celui qui l'exprime ou la reçoit, un effort pour grandir en elle et réussir, finalement, à l'assumer. Donc pas une réalisation fatale des mots mais la puissance même d'un discours librement exprimé. Puissance des mots qui agissent sur le réel, soient parce qu'ils y font apparaître certaines choses, soit parce qu'ils arrivent à modeler certains êtres – à leur donner un visage, un rôle – soit parce qu'ils exercent une action sur les tendances émotionnelles – le cours des la pensée – tendances tumultueuses qu'ils arrivent à infléchir dans une direction donnée.

B. Une leçon dramatique et moderne sur la parole oraculaire

Deux types de dramaturgies, celle des classiques et celle de Marivaux.
Ce dernier étant tout à fait conscient de cet écart entre lui et les autres dramaturges. L'opposition porte sur la nature de l'intrigue. Elle sert traditionnellement à nous montrer combien un être peut être le jouet de son milieu, de son époque, des forces historiques qui s'exercent sur chacun de nous. Et à nous donner en exemple celui qui sait alors se sacrifier pour une cause. Mais pas de héros de ce type dans le théâtre de Marivaux, même si ses comédies ne sont pas purement et simplement du divertissement. L'intrigue est bien plutôt la réalisation de quelque chose de prévisible pour les personnages, voire de prévu par tous les spectateurs. La parole joue alors un rôle essentiel de révélateur.

Mais s'il faut évoquer un pouvoir de révélation ou de dévoilement, ce n'est pas en un sens religieux, ce n'est aucunement en un sens platonicien qui oppose l'âme et le corps, faisant de la parole ce qui peut nier les contraintes matérielles et les limites du corps. Au contraire, chez Marivaux comme chez les écrivains modernes, les corps ont une valeur propre. Ils parlent avec leur « air » ou leur « mine » (acte I, scène 6). Ils portent des émotions qui ne sont pas moins vraies que les idées des savants. Par leur port, ils suggèrent des valeurs ; par leurs mimiques, ils manifestent des réactions épidermiques. Dans les dialogues, quelques cris mais surtout des propos badins et beaucoup de persiflage ! Mais ce qui est montré est bien le pouvoir poétique des mots sur l'existence humaine !

Acte 1, scène 2:

DORANTE –‒  Cette femme-ci a un rang dans le monde, elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien ? DUBOIS –‒  Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame. DORANTE –‒  Quelle chimère ! DUBOIS –‒  Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. DORANTE –‒ Elle a plus de cinquante mille livres de rente Dubois. DUBOIS –‒  Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins. DORANTE –‒  Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ? DUBOIS –‒  Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant ; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez ?DORANTE –‒  Je J'aime avec passion. et c'est ce qui fait que je tremble ! DUBOIS –‒  Oh ! vous m'impatientez avec vos terreurs : Oh que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons.(Il fait quelques pas, et revient.) A propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi, nous ferons le reste. 
A l'inverse dans la scène suivante l'avis de Monsieur Remy n'est en rien un oracle. C'est seulement une prévision raisonnable ! Un calcul issu d'un « rêve » !
Il y a bien des signes, mais il manque quelque chose. La flamme, ce qui peut mettre le feu aux poudres ? L'adversité, la dimension aventureuse de l'amour, car l'amour est aussi affaire de conquête ? L'avis est en quelque sorte trop favorable. Les conditions sont trop unilatérales, vont trop dans le même sens, pour ne pouvoir pas se retourner en leur contraire !
L'exortation de Monsieur Remy risque fort de produire l'effet contraire. Renforcer la position négative de Dorante, en transformant passer son indifférence en dégoût.

MONSIEUR REMY  –‒ C'est qu'en venant ici, j'ai rêvé à une chose... Elle est jolie, au moins. DORANTE  –‒ Je le crois. MONSIEUR REMY –‒ Et de fort bonne famille : c'est moi qui ai succédé à son père ; il était fort ami du vôtre ; homme un peu dérangé ; sa fille est restée sans bien ; la dame d'ici a voulu l'avoir, elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise ; vous allez être tous deux dans la même maison ; je suis d'avis que vous l'épousiez : qu'en dites-vous ? DORANTE  –‒ Eh ! ... mais je ne pensais pas à elle. MONSIEUR REMY –‒ Eh bien, je vous avertis d'y penser ; tâchez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espérance. Vous êtes mon héritier ; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier : je n'en ai point d'envie ; mais cette envie-là vient tout d'un coup : il y a tant de minois qui vous la donnent ; avec une femme on a des enfants, c'est la coutume ; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous ôterai demain peut-être
Il y a néanmoins une dimension oraculaire à cette parole raisonnable du Procureur. Mais elle n'est pas identifiée comme telle par lui, d'où sans doute sa puissance. C'est quand il ne prend plus garde à la teneur de son message qu'il livre son véritable message ! L'aveu (« sans compter que je puis me marier : je n'en ai point d'envie ») lui permet un instant d'avoir une parole plus libre (« mais cette envie-là vient tout d'un coup : il y a tant de minois qui vous la donnent ») même si, dans la foulée, il retombe dans un lieu commun et laisse s'exprimer sa vulgarité (« avec une femme on a des enfants, c'est la coutume ; auquel cas, serviteur au collatéral »). Le conseil qui suit est lui-même exprimé sans malice mais aussi sans noblesse « mon neveu, prenez toujours vos petites précautions ». Ne nous étonnons pas s'il est suivi d'une parole à double sens, « et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous ôterai demain peut-être ». L'avertissement deviendra menace puis sanction. Une actualisation de la parole menaçante, à mesure que Dorante résiste au petit conseil de son oncle, et réussit à affirmer son amour pour Araminte.

Dans Les Fausses Confidences, la (vraie) parole oraculaire, une puissance souveraine !
"L'amour parlera". « cette envie-là vient tout d'un coup »

La force oraculaire des paroles est liée à la métastabilité de notre perception. Regardons la force poétique des mots lors de la rencontre de Dorante et d'Araminte, acte I, scène 7 :
ARAMINTE –‒ Venez, Monsieur ; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui ; mais je m'en tiens à vous. DORANTE –‒ J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre. MARTON –‒ Madame n'a pas deux paroles. 
Remarquons :
Le glissement de sens lié à la plasticité des mots employés (donner-présenter ; présent-don-bien-joie) . Le glissement de sens est d'autant plus net que les mots d'Araminte ne veulent rien dire en eux-mêmes, si ce n'est qu'ils désignent une sphère essentielle de l'existence humaine celle du don, de l'échange authentique par opposition à la vente, au marché, aux échanges intéressés et souvent superficiels. Dans cette sphère de l'existence il faut savoir donner sa confiance et recevoir :
« Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse ».
L'acte de parole qui sonne comme un véritable serment :
« J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez ».
Il n'y a que des mots forts : un « j'espère » qui est espérance et non espoir ; un zèle qui est noblesse et dévouement, pas le zèle du travailleur mais le zèle du croyant ; une justification qui est preuve définitive et non pas excuse ; une préférence qui est non pas choix mais élection !
Enfin l'éloge de la probité d'Araminte par Marton, qui donne lieu à une double interprétation :
« Madame n'a pas deux paroles. »
La parole proférée et la parole donnée. Toutes les dames n'ont qu'une parole, une parole exclusive, quand il s'agit de mariage !

Les mots sont des excitants. Ils annoncent et devancent les choses. En fournissant des images séductrices à l'imagination.
Les mots ont un usage ludique qui est celui de lancer des paris... par définition un pari a un rapport au futur (lancer un dé, jouer au poker, parier sur l'orthographe de Marivaux ? ...aussi, car il s'agit de parier non sur une chose du passé mais sur une observation future).
Les mots provoquent la cristallisation des sentiments confus et instables en émotions identifiables, indéniables.

Acte 1, scène 7 :
ARAMINTE –‒ Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. DORANTE –‒ Je commence à l'être aujourd'hui, Madame. 
Parallèle avec l'intrigue de La Surprise de l'Amour (1722)
Invention d'un curieux personnage, l' « homme à pronostic », le Baron. Celui qui comme Dubois veut faire parler l'amour. L'intrigue, très simple, de la pièce de cette première pièce en trois actes de Marivaux est la suivante :
  • Acte 1, présentation de Lélio (jeune homme, blessé par la trahison d'une coquette) et de la Comtesse (jeune veuve, trouvant les hommes vaniteux),
  • Acte 2, opiniâtreté des deux « indifférents », mais premiers signes de l'amour, premières paroles affectueuses relayées par une servante, Colombine
  • Acte 3, épisode du portrait révélant l'amour de Célio, en écho l'amour de la Comtesse, promesses de mariage

La parole oraculaire comme parole poétique, qui fait advenir les choses dans leur être !
Ce n'est pas parce que certaines choses sont qu'elles peuvent être dites. L'être ne doit pas être reconnu comme condition de possibilité de l'énonciation, de la prédication. C'est quand elles sont dites et parce qu'elles sont proférées qu'elles existent vraiment !
Paradoxe qui prolonge la dialectique des mots et des choses. Une chose peut être vue comme étant orange quand un locuteur possède le nom de couleur "orange" dans son répertoire de noms de couleurs ! Un sentiment peut être identifié comme amour, lorsqu'il est éprouvé par l'amant qui a appris de la littérature ce qu'est l'amour.
Ainsi la surprise de l'amour a besoin d'adjuvants. Comme le note un moraliste du XVIIe siècle, La Rochefoucauld, « il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour » Maximes morales.

Marivaux avec ses valets et son Baron semble nous dire quelque chose de plus. Il faut, pour une société donnée, tenir compte de la nécessité de la médiation de la parole d'autrui.
Un peu de recul. L'opinion tient à l'idée - finalement très pessimiste – qu'il faut taire certaines choses pour que les choses se déroulent bien. L'hypocrisie, par exemple sous forme de la politesse, une nécessité.
Elle devrait sans doute considérer plus attentivement l'idée inverse : qu'il est nécessaire de dire certaines chose pour qu'elles puissent se réaliser !

La question philosophique de la prophétie auto-réalisatrice. Quand le sujet s'implique dans son dire.
Les deux façons de rende compte de la prophétie auto-réalisatrice :
  • l'explication psychologique de la domination du mental sur la matière, en particulier le corps (guérir parce qu'on est persuadé d'avoir reçu un médicament efficace, d'avoir été purifié... effet placebo ; devenir malade parce qu'on croit qu'on va le devenir - effet nocebo)
  • l'explication scientifique qui valorise le travail d'interprétation, la prophétie est valide non pas quand ce qu'elle prédit advient pour celui qui cerne bien ce qui doit être vu dans ce qui est dit.
La prophétie peut fort bien se retourner contre celui à qui elle est adressée. Cas de l'échec anticipé et de la faillite prévisible, cas de celui qui va perdre une compétition non parce que c'est écrit mais parce qu'il multiplie les actes manqués, c'est-à-dire les actes qui le conduisent à l'échec.
Cas de la réaction courageuse (pas forcément de la réussite glorieuse), cas de la personne qui transforme le signe pour le rendre positif. Si la personne n'obtient pas ce qu'elle avait viser (un concours, un mariage) elle obtient néanmoins quelque chose de précieux – qu'elle n'aurait pas obtenu si elle avait baissé les bras – la fierté du devoir accompli, l'estime de soi.
La prophétie agit toujours sur ce qui dépend de soi, pas sur ce qui ne dépend pas de soi. Mais ce qui dépend de soi, dans une existence humaine, c'est l'essentiel !


Antiphon, toujours, nous est utile. Pour nous prémunir contre l'abus de confiance et renforcer notre prudence, c'est-à-dire aussi la possibilité de saisir les occasions qui se présentent de mieux voir le monde ou y habiter en sage, le kaïros


Ouverture d'un second blog philosophique

Depuis plusieurs mois, je n'ai plus écrit d'articles pour ce blog. Mais je continue à lire les oeuvres de Don Ihde avec grand plaisir et m'efforce toujours de mieux le faire découvrir.
Ce sont surtout des problèmes d'emploi du temps et de disponibilité qui m'empêchent de tout mener de front.
Pour des raisons pratiques, afin de répondre à la demande d'élèves ayant des difficultés à prendre des notes ou à bien comprendre les notions évoquées en cours, je viens d'ouvrir un second blog, dont le titre indique bien l'objet : "Lettres-philosophie au lycée Leconte de Lisle". Il ne s'agit donc pas de perdre du temps ou de disperser en courant plusieurs lièvres à la fois !

En voici l'adresse pour les lecteurs curieux - même s'ils ne sont pas étudiants en CPGE scientifiques et n'ont aucune obligation de traiter la notion et les oeuvres au programme de ces classes :
http://lettres-philosophie.blogspot.com/

J'indique particulièrement dans ce post "auto-référentiel" une des pages de ce nouveau blog :
http://lettres-philosophie.blogspot.com/2013/09/le-temps-vecu-deuxieme-chapitre.html

Dans l'esprit de Lectures de Don Ihde, cet article contient en effet une référence aussi originale que pertinente pour traiter la question du temps, de la temporalité, du "temps vécu", comme on voudra. Il s'agit de l'oeuvre du sinologue Jean-François Billeter intitulée Un paradigme (2013, éditions Alia), dont les différentes parties explorent quantités de questions intimes sur un mode finalement très proche de celui du Discours de la méthode.
Un auteur à découvrir d'urgence. Surtout à l'époque des modes de pensée soi-disant radicales, qui oscillent entre multiculturalisme et phénoménologie bien peu post-phénoménologique ou expérimentales, et saluent plutôt la parution de thèses controversées comme celles de François Julien dans ses Transformations silencieuses (le Livre de poche) exagérant le fossé entre les cultures et les difficultés de traduction usqu'à en faire tout un plat !

lundi 6 juin 2011

Quatrième partie : Léonard et les philosophes

Don Ihde n’est bien sûr ni le premier ni le seul à s’être intéressé à la figure de Léonard de Vinci. Sans être une référence majeure des philosophes, contrairement à Galilée ou à Newton, le maître du Quatrocento a d’autant plus intéressé les philosophes qu’il représente plusieurs voies dans laquelle la culture européenne a connu rapidement un développement éclatant : la  peinture réaliste, l’optique, l’anatomie, l’architecture, la mécanique et les machines de guerre.
Ihde a-t-il raison d’insister sur le visualisme et de le présenter comme le promoteur d’un paradigme d’ouverture au monde qui est celui de l’ingénieur ?

Il faut reconnaître que cette façon de concevoir le personnage est originale, mais conforme à l’appréciation généralement portée.
Les historiens qui se sont penchés sur l’homme et l’œuvre ont eu tendance à en faire un homme de son temps, c’est-à-dire moins un précurseur, porteur de la culture générale scientifique de son époque, au courant de certaines avancées récentes (comme c’est le cas en optique). Ses carnets contiennent de nombreuses copies d’inventions faites par d’autres. Si l’on retient le domaine de la mécanique et des arts de la guerre, il s’inscrit effectivement dans une tradition très ancienne… les mécènes n’ayant jamais manqué pour ce genre de recherches. Léonard s’inspire en particulier des travaux d’Alberti. Il a par exemple perfectionné une machine de Francesco di Giorgio Martini (1439-1508).

Une biographie du Net, sur le site Noé :
La présentation de « l’esprit » de Léonard, par le Museo Galileo de Florence
On peut par exemple s’attarder sur certaines machines :

On a aussi présenté Léonard comme un touche-à-tout de génie. Son goût pour les choses exceptionnelles (l’arc-en-ciel, la couleur irisée des ailes de papillon), pour les curiosités comme les automates, pour les phénomènes sur lesquels portent des controverses, a ainsi été rapproché d’une certaine incapacité à se fixer sur l’essentiel.
Une des références qui demeure pour saisir la portée de l’œuvre est le travail de Lewis Mumford (1895-1990), sur lequel Ihde s’est lui-même appuyé. Mumford fait de l’œuvre de Léonard l’apogée de la première ère des techniques, l’ère « éotechnique », d’où émergent progressivement le machinisme, et la transformation tant sociale que culturelle que le phénomène induit.

Il est important de souligner que dans sa préface à l’ouvrage d’Yves Deforge Le Graphisme technique, son histoire et son enseignement (Champ Vallon, ) Abraham Moles rejoint Ihde sur deux points, premièrement la rigueur de Léonard, deuxièmement, l’importance que prennent les croquis, les dessins d’ensemble, de plus en plus précis et « parlant ». En effet ces dessins se mettent à décomposer le réel en vues diverses, en élévation, en coupes multiples. Léonard s’y prend comme s’il voulait préparer le terrain à la géométrie descriptive. Et il complète ses images de dessins de détail, pouvant servir à l’exécution, se focalisant sur des pièces particulières. Léonard pratique une sorte de dessin qui valide cet axiome de l’ingénieur « le schéma est toujours plus intelligible que le réel lui-même, tout au moins pour celui qui sait le décoder » (Préface, p. 7).
Dans cette pré-histoire du dessin technique, Moles se réfère également au carnet de Villard de Honnecourt (XIIIe siècle) et aux gravures de Kircher (1601-1680), en ce qu’ils incarnent à des siècles d’écart ce même effort pour voir le réel et le manipuler.

Description d’un trébuchet, Carnet de Villard de Honnecourt

Pour feuilleter le carnet, le site de l’association éponyme :

« Camera obscura », planche de l’Ars magna lucis et umbrae de Kircher (1671)

Les travaux des philosophes sur Léonard se sont concentrés sur la partie esthétique de son œuvre.

Certains, plus aventureux, se sont focalisés sur la figure scientifique et sur les machines de Léonard. Par exemple, Philippe Cardinali a consacré un chapitre de sa thèse à Léonard de Vinci et la « crise de la perspective ». Dans une conférence faite à la Cité des Sciences et de l’Industrie en avril 2011, Cardinali a fait une synthèse de ses travaux.

Il y donne d’abord des précisions sur l’émergence de la figure collective de l’ingegnere durant la Renaissance. Se référant à Alberti, il lie certitude et vision, sa « certeza del vedere » correspondant au fait que la perspective peut être obtenue en appliquant les lois de la géométrie.
Contre les iconophobes et les iconoclastes, le Quatrocentro représente une sorte de revanche de l’image. Celle-ci n’est plus assimilée à un double fantomatique de la réalité mais de plus en plus à son modèle. Avec Brunelleschi, Léonard est un des porteurs de cette idée neuve de l’image, de l’art et de la vision. Evoquant la camera obscura dessinée par Léonard dans le Codex Atlanticus, Cardinali s’appuie sur l’étude de Maurice Bessy, Le Mystère de la Chambre Noire, (Pygmalion Gérard Walter, 1990). Ce dernier cite le Manuscrit D : « L'expérience prouve que les objets renvoient leurs formes dans le liquide cristallin de l'oeil ; et l'on démontre que par un petit trou rond ces formes pénétreront dans une chambre fort obscure. Alors tu recevras ces formes sur un papier blanc, placé à l'intérieur de cette chambre assez près du pertuis, avec leurs silhouettes et leurs couleurs, bien que plus petits et renversés (sottosopra). Et c'est ainsi que cela se passe dans l'oeil. »
Ayant isolé « le cas Léonard », Cardinali développe alors trois thèmes : la technique du sfumato comme réponse au défi lancé par Alberti dans son De Pictura, qui est de rendre le réel dans une image fidèle, sans fessura rompant avec l’unité et l’harmonie des choses ; l’invention de la perspective aérienne, rendant la distance par un dégradé chromatique, puisqu’un paysage très éloigné semble azuré en raison de la quantité d’air intercalé entre l’observateur et l’objet observé ;  la science « divine » de la peinture, avec son éloge de l’imagination et, en parallèle, l’affirmation que les dessins d’anatomie « naturelle » sont plus propres à instruire que les corps eux-mêmes.
Etudes de procréation, Collection royale de Windsor

Cardinali reconnaît dans ce travail où s’expriment les techniques plastiques maîtrisées par Léonard une véritable avancée, anticipant l’imagerie médicale contemporaine. D’une manière un peu provocatrice, il parle même d’un goût pour la synthèse rejoignant ce que feront plus tard les artistes cubistes ! Ihde dit plus sobrement que le visualisme de l’époque de Léonard débouche bientôt sur l’hyper-visualisme, rompant avec l’obligation d’isomorphie pour rendre encore plus nettement les qualités cachées des choses.

Quand on se tourne vers les œuvres philosophiques consacrées au thème de l’image, quelques découvertes peuvent encore être faites. Dans son introduction à la Philosophie de l’image (Vrin, 1986), François Dagognet cite un beau texte de Valéry portant sur l’ « imagerie » de Léonard (1957, Etudes philosophiques, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », in Œuvres complètes tome 1, Bibliothèque de la Pléiade,  p. 802 et sq.) :
« Je crois également – peut-être est-ce beaucoup s’avancer ! – que la fameuse et séculaire question du plein et du vide peut se rattacher à la conscience ou à l’inconscience de cette logique imaginative. Une action à distance est une chose inimaginable. C’est par une abstraction que nous la déterminons. Dans notre esprit, une abstraction seule potest facere saltus. Newton lui-même, qui a donné leur forme analytique aux actions à distance, connaissait leur insuffisance explicative. Mais il était réservé à Faraday de retrouver dans la science physique la méthode de Léonard. Après les glorieux travaux mathématiques des Lagrange, des d’Alembert, des Laplace, des Ampère et de bien d’autres, il apporta des conceptions d’une hardiesse admirable, qui ne furent littéralement que le prolongement, par son imagination, des phénomènes observés ; et son imagination était si remarquablement lucide « que ses idées pouvaient s’exprimer sous la forme mathématique ordinaire et se comparer à celles des mathématiciens de profession » (Clerk Maxwell, préface au Traité d’électricité et de magnétisme, trad. Seligmann-Lui). Les combinaisons régulières que forme la limaille autour des pôles de l’aimant furent, dans son esprit, les modèles de la transmission des anciennes actions à distance. Lui aussi voyait des systèmes de lignes unissant tous les corps, remplissant tout l’espace, pour expliquer les phénomènes électriques et même la gravitation ; ces lignes de force, nous les apprécions ici comme celles de la moindre résistance de compréhension ! Faraday n’était pas mathématicien, mais il ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par l’absence des symboles de l’analyse. « Faraday voyait, par les yeux de son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance ; Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient rien que la distance. » (Maxwell, ibidem). Une nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday, et quand son disciple J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait formé, siège des actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration des modes de l’énergie, la continuité (dans l’espèce, une théorie cinétique) introduite par les représentations ont fait apparaître des constructions hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique sans précédent. Je ne puis passer sous silence le nom de lord Kelvin. (J’espère que le lecteur ne verra pas une digression dans ce qui est commandé par le but et le sujet, et qui se lie aussi strictement à Léonard que La Joconde aux écluses et aux machines.) Chez ce savant, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique ; et il a acquis, à côté d’un vaste savoir théorique, une ingéniosité expérimentale en quelque sorte légendaire. Un tel esprit substitue à l’atome inerte, ponctuel, grossier et démodé de Boscovitch et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme déjà très complexe, pris dans la trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage – ou, différemment, à la trajectoire lumineuse.»

L’ensemble de l'analyse de Valéry sur Wikilivres :

Par ses rapprochements, son choix d’une page singulière de l’histoire des sciences où l’imagination semble au pouvoir, a parenté d’idées avec Ihde est manifeste. L’enjeu du visualisme comme méthode pour enquêter sur le réel est bien celui du passage d’une explication « grossière » à une autre, non seulement plus fine mais aussi plus intelligente en ce qu’elle vise « les plus subtiles actions naturelles », l’ordre caché au sein du désordre, l’architecture cachée des choses et des phénomènes.