Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

lundi 6 juin 2011

Quatrième partie : Léonard et les philosophes

Don Ihde n’est bien sûr ni le premier ni le seul à s’être intéressé à la figure de Léonard de Vinci. Sans être une référence majeure des philosophes, contrairement à Galilée ou à Newton, le maître du Quatrocento a d’autant plus intéressé les philosophes qu’il représente plusieurs voies dans laquelle la culture européenne a connu rapidement un développement éclatant : la  peinture réaliste, l’optique, l’anatomie, l’architecture, la mécanique et les machines de guerre.
Ihde a-t-il raison d’insister sur le visualisme et de le présenter comme le promoteur d’un paradigme d’ouverture au monde qui est celui de l’ingénieur ?

Il faut reconnaître que cette façon de concevoir le personnage est originale, mais conforme à l’appréciation généralement portée.
Les historiens qui se sont penchés sur l’homme et l’œuvre ont eu tendance à en faire un homme de son temps, c’est-à-dire moins un précurseur, porteur de la culture générale scientifique de son époque, au courant de certaines avancées récentes (comme c’est le cas en optique). Ses carnets contiennent de nombreuses copies d’inventions faites par d’autres. Si l’on retient le domaine de la mécanique et des arts de la guerre, il s’inscrit effectivement dans une tradition très ancienne… les mécènes n’ayant jamais manqué pour ce genre de recherches. Léonard s’inspire en particulier des travaux d’Alberti. Il a par exemple perfectionné une machine de Francesco di Giorgio Martini (1439-1508).

Une biographie du Net, sur le site Noé :
La présentation de « l’esprit » de Léonard, par le Museo Galileo de Florence
On peut par exemple s’attarder sur certaines machines :

On a aussi présenté Léonard comme un touche-à-tout de génie. Son goût pour les choses exceptionnelles (l’arc-en-ciel, la couleur irisée des ailes de papillon), pour les curiosités comme les automates, pour les phénomènes sur lesquels portent des controverses, a ainsi été rapproché d’une certaine incapacité à se fixer sur l’essentiel.
Une des références qui demeure pour saisir la portée de l’œuvre est le travail de Lewis Mumford (1895-1990), sur lequel Ihde s’est lui-même appuyé. Mumford fait de l’œuvre de Léonard l’apogée de la première ère des techniques, l’ère « éotechnique », d’où émergent progressivement le machinisme, et la transformation tant sociale que culturelle que le phénomène induit.

Il est important de souligner que dans sa préface à l’ouvrage d’Yves Deforge Le Graphisme technique, son histoire et son enseignement (Champ Vallon, ) Abraham Moles rejoint Ihde sur deux points, premièrement la rigueur de Léonard, deuxièmement, l’importance que prennent les croquis, les dessins d’ensemble, de plus en plus précis et « parlant ». En effet ces dessins se mettent à décomposer le réel en vues diverses, en élévation, en coupes multiples. Léonard s’y prend comme s’il voulait préparer le terrain à la géométrie descriptive. Et il complète ses images de dessins de détail, pouvant servir à l’exécution, se focalisant sur des pièces particulières. Léonard pratique une sorte de dessin qui valide cet axiome de l’ingénieur « le schéma est toujours plus intelligible que le réel lui-même, tout au moins pour celui qui sait le décoder » (Préface, p. 7).
Dans cette pré-histoire du dessin technique, Moles se réfère également au carnet de Villard de Honnecourt (XIIIe siècle) et aux gravures de Kircher (1601-1680), en ce qu’ils incarnent à des siècles d’écart ce même effort pour voir le réel et le manipuler.

Description d’un trébuchet, Carnet de Villard de Honnecourt

Pour feuilleter le carnet, le site de l’association éponyme :

« Camera obscura », planche de l’Ars magna lucis et umbrae de Kircher (1671)

Les travaux des philosophes sur Léonard se sont concentrés sur la partie esthétique de son œuvre.

Certains, plus aventureux, se sont focalisés sur la figure scientifique et sur les machines de Léonard. Par exemple, Philippe Cardinali a consacré un chapitre de sa thèse à Léonard de Vinci et la « crise de la perspective ». Dans une conférence faite à la Cité des Sciences et de l’Industrie en avril 2011, Cardinali a fait une synthèse de ses travaux.

Il y donne d’abord des précisions sur l’émergence de la figure collective de l’ingegnere durant la Renaissance. Se référant à Alberti, il lie certitude et vision, sa « certeza del vedere » correspondant au fait que la perspective peut être obtenue en appliquant les lois de la géométrie.
Contre les iconophobes et les iconoclastes, le Quatrocentro représente une sorte de revanche de l’image. Celle-ci n’est plus assimilée à un double fantomatique de la réalité mais de plus en plus à son modèle. Avec Brunelleschi, Léonard est un des porteurs de cette idée neuve de l’image, de l’art et de la vision. Evoquant la camera obscura dessinée par Léonard dans le Codex Atlanticus, Cardinali s’appuie sur l’étude de Maurice Bessy, Le Mystère de la Chambre Noire, (Pygmalion Gérard Walter, 1990). Ce dernier cite le Manuscrit D : « L'expérience prouve que les objets renvoient leurs formes dans le liquide cristallin de l'oeil ; et l'on démontre que par un petit trou rond ces formes pénétreront dans une chambre fort obscure. Alors tu recevras ces formes sur un papier blanc, placé à l'intérieur de cette chambre assez près du pertuis, avec leurs silhouettes et leurs couleurs, bien que plus petits et renversés (sottosopra). Et c'est ainsi que cela se passe dans l'oeil. »
Ayant isolé « le cas Léonard », Cardinali développe alors trois thèmes : la technique du sfumato comme réponse au défi lancé par Alberti dans son De Pictura, qui est de rendre le réel dans une image fidèle, sans fessura rompant avec l’unité et l’harmonie des choses ; l’invention de la perspective aérienne, rendant la distance par un dégradé chromatique, puisqu’un paysage très éloigné semble azuré en raison de la quantité d’air intercalé entre l’observateur et l’objet observé ;  la science « divine » de la peinture, avec son éloge de l’imagination et, en parallèle, l’affirmation que les dessins d’anatomie « naturelle » sont plus propres à instruire que les corps eux-mêmes.
Etudes de procréation, Collection royale de Windsor

Cardinali reconnaît dans ce travail où s’expriment les techniques plastiques maîtrisées par Léonard une véritable avancée, anticipant l’imagerie médicale contemporaine. D’une manière un peu provocatrice, il parle même d’un goût pour la synthèse rejoignant ce que feront plus tard les artistes cubistes ! Ihde dit plus sobrement que le visualisme de l’époque de Léonard débouche bientôt sur l’hyper-visualisme, rompant avec l’obligation d’isomorphie pour rendre encore plus nettement les qualités cachées des choses.

Quand on se tourne vers les œuvres philosophiques consacrées au thème de l’image, quelques découvertes peuvent encore être faites. Dans son introduction à la Philosophie de l’image (Vrin, 1986), François Dagognet cite un beau texte de Valéry portant sur l’ « imagerie » de Léonard (1957, Etudes philosophiques, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », in Œuvres complètes tome 1, Bibliothèque de la Pléiade,  p. 802 et sq.) :
« Je crois également – peut-être est-ce beaucoup s’avancer ! – que la fameuse et séculaire question du plein et du vide peut se rattacher à la conscience ou à l’inconscience de cette logique imaginative. Une action à distance est une chose inimaginable. C’est par une abstraction que nous la déterminons. Dans notre esprit, une abstraction seule potest facere saltus. Newton lui-même, qui a donné leur forme analytique aux actions à distance, connaissait leur insuffisance explicative. Mais il était réservé à Faraday de retrouver dans la science physique la méthode de Léonard. Après les glorieux travaux mathématiques des Lagrange, des d’Alembert, des Laplace, des Ampère et de bien d’autres, il apporta des conceptions d’une hardiesse admirable, qui ne furent littéralement que le prolongement, par son imagination, des phénomènes observés ; et son imagination était si remarquablement lucide « que ses idées pouvaient s’exprimer sous la forme mathématique ordinaire et se comparer à celles des mathématiciens de profession » (Clerk Maxwell, préface au Traité d’électricité et de magnétisme, trad. Seligmann-Lui). Les combinaisons régulières que forme la limaille autour des pôles de l’aimant furent, dans son esprit, les modèles de la transmission des anciennes actions à distance. Lui aussi voyait des systèmes de lignes unissant tous les corps, remplissant tout l’espace, pour expliquer les phénomènes électriques et même la gravitation ; ces lignes de force, nous les apprécions ici comme celles de la moindre résistance de compréhension ! Faraday n’était pas mathématicien, mais il ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par l’absence des symboles de l’analyse. « Faraday voyait, par les yeux de son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance ; Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient rien que la distance. » (Maxwell, ibidem). Une nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday, et quand son disciple J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait formé, siège des actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration des modes de l’énergie, la continuité (dans l’espèce, une théorie cinétique) introduite par les représentations ont fait apparaître des constructions hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique sans précédent. Je ne puis passer sous silence le nom de lord Kelvin. (J’espère que le lecteur ne verra pas une digression dans ce qui est commandé par le but et le sujet, et qui se lie aussi strictement à Léonard que La Joconde aux écluses et aux machines.) Chez ce savant, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique ; et il a acquis, à côté d’un vaste savoir théorique, une ingéniosité expérimentale en quelque sorte légendaire. Un tel esprit substitue à l’atome inerte, ponctuel, grossier et démodé de Boscovitch et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme déjà très complexe, pris dans la trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage – ou, différemment, à la trajectoire lumineuse.»

L’ensemble de l'analyse de Valéry sur Wikilivres :

Par ses rapprochements, son choix d’une page singulière de l’histoire des sciences où l’imagination semble au pouvoir, a parenté d’idées avec Ihde est manifeste. L’enjeu du visualisme comme méthode pour enquêter sur le réel est bien celui du passage d’une explication « grossière » à une autre, non seulement plus fine mais aussi plus intelligente en ce qu’elle vise « les plus subtiles actions naturelles », l’ordre caché au sein du désordre, l’architecture cachée des choses et des phénomènes.

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