Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

lundi 6 juin 2011

Quatrième partie : Léonard et les philosophes

Don Ihde n’est bien sûr ni le premier ni le seul à s’être intéressé à la figure de Léonard de Vinci. Sans être une référence majeure des philosophes, contrairement à Galilée ou à Newton, le maître du Quatrocento a d’autant plus intéressé les philosophes qu’il représente plusieurs voies dans laquelle la culture européenne a connu rapidement un développement éclatant : la  peinture réaliste, l’optique, l’anatomie, l’architecture, la mécanique et les machines de guerre.
Ihde a-t-il raison d’insister sur le visualisme et de le présenter comme le promoteur d’un paradigme d’ouverture au monde qui est celui de l’ingénieur ?

Il faut reconnaître que cette façon de concevoir le personnage est originale, mais conforme à l’appréciation généralement portée.
Les historiens qui se sont penchés sur l’homme et l’œuvre ont eu tendance à en faire un homme de son temps, c’est-à-dire moins un précurseur, porteur de la culture générale scientifique de son époque, au courant de certaines avancées récentes (comme c’est le cas en optique). Ses carnets contiennent de nombreuses copies d’inventions faites par d’autres. Si l’on retient le domaine de la mécanique et des arts de la guerre, il s’inscrit effectivement dans une tradition très ancienne… les mécènes n’ayant jamais manqué pour ce genre de recherches. Léonard s’inspire en particulier des travaux d’Alberti. Il a par exemple perfectionné une machine de Francesco di Giorgio Martini (1439-1508).

Une biographie du Net, sur le site Noé :
La présentation de « l’esprit » de Léonard, par le Museo Galileo de Florence
On peut par exemple s’attarder sur certaines machines :

On a aussi présenté Léonard comme un touche-à-tout de génie. Son goût pour les choses exceptionnelles (l’arc-en-ciel, la couleur irisée des ailes de papillon), pour les curiosités comme les automates, pour les phénomènes sur lesquels portent des controverses, a ainsi été rapproché d’une certaine incapacité à se fixer sur l’essentiel.
Une des références qui demeure pour saisir la portée de l’œuvre est le travail de Lewis Mumford (1895-1990), sur lequel Ihde s’est lui-même appuyé. Mumford fait de l’œuvre de Léonard l’apogée de la première ère des techniques, l’ère « éotechnique », d’où émergent progressivement le machinisme, et la transformation tant sociale que culturelle que le phénomène induit.

Il est important de souligner que dans sa préface à l’ouvrage d’Yves Deforge Le Graphisme technique, son histoire et son enseignement (Champ Vallon, ) Abraham Moles rejoint Ihde sur deux points, premièrement la rigueur de Léonard, deuxièmement, l’importance que prennent les croquis, les dessins d’ensemble, de plus en plus précis et « parlant ». En effet ces dessins se mettent à décomposer le réel en vues diverses, en élévation, en coupes multiples. Léonard s’y prend comme s’il voulait préparer le terrain à la géométrie descriptive. Et il complète ses images de dessins de détail, pouvant servir à l’exécution, se focalisant sur des pièces particulières. Léonard pratique une sorte de dessin qui valide cet axiome de l’ingénieur « le schéma est toujours plus intelligible que le réel lui-même, tout au moins pour celui qui sait le décoder » (Préface, p. 7).
Dans cette pré-histoire du dessin technique, Moles se réfère également au carnet de Villard de Honnecourt (XIIIe siècle) et aux gravures de Kircher (1601-1680), en ce qu’ils incarnent à des siècles d’écart ce même effort pour voir le réel et le manipuler.

Description d’un trébuchet, Carnet de Villard de Honnecourt

Pour feuilleter le carnet, le site de l’association éponyme :

« Camera obscura », planche de l’Ars magna lucis et umbrae de Kircher (1671)

Les travaux des philosophes sur Léonard se sont concentrés sur la partie esthétique de son œuvre.

Certains, plus aventureux, se sont focalisés sur la figure scientifique et sur les machines de Léonard. Par exemple, Philippe Cardinali a consacré un chapitre de sa thèse à Léonard de Vinci et la « crise de la perspective ». Dans une conférence faite à la Cité des Sciences et de l’Industrie en avril 2011, Cardinali a fait une synthèse de ses travaux.

Il y donne d’abord des précisions sur l’émergence de la figure collective de l’ingegnere durant la Renaissance. Se référant à Alberti, il lie certitude et vision, sa « certeza del vedere » correspondant au fait que la perspective peut être obtenue en appliquant les lois de la géométrie.
Contre les iconophobes et les iconoclastes, le Quatrocentro représente une sorte de revanche de l’image. Celle-ci n’est plus assimilée à un double fantomatique de la réalité mais de plus en plus à son modèle. Avec Brunelleschi, Léonard est un des porteurs de cette idée neuve de l’image, de l’art et de la vision. Evoquant la camera obscura dessinée par Léonard dans le Codex Atlanticus, Cardinali s’appuie sur l’étude de Maurice Bessy, Le Mystère de la Chambre Noire, (Pygmalion Gérard Walter, 1990). Ce dernier cite le Manuscrit D : « L'expérience prouve que les objets renvoient leurs formes dans le liquide cristallin de l'oeil ; et l'on démontre que par un petit trou rond ces formes pénétreront dans une chambre fort obscure. Alors tu recevras ces formes sur un papier blanc, placé à l'intérieur de cette chambre assez près du pertuis, avec leurs silhouettes et leurs couleurs, bien que plus petits et renversés (sottosopra). Et c'est ainsi que cela se passe dans l'oeil. »
Ayant isolé « le cas Léonard », Cardinali développe alors trois thèmes : la technique du sfumato comme réponse au défi lancé par Alberti dans son De Pictura, qui est de rendre le réel dans une image fidèle, sans fessura rompant avec l’unité et l’harmonie des choses ; l’invention de la perspective aérienne, rendant la distance par un dégradé chromatique, puisqu’un paysage très éloigné semble azuré en raison de la quantité d’air intercalé entre l’observateur et l’objet observé ;  la science « divine » de la peinture, avec son éloge de l’imagination et, en parallèle, l’affirmation que les dessins d’anatomie « naturelle » sont plus propres à instruire que les corps eux-mêmes.
Etudes de procréation, Collection royale de Windsor

Cardinali reconnaît dans ce travail où s’expriment les techniques plastiques maîtrisées par Léonard une véritable avancée, anticipant l’imagerie médicale contemporaine. D’une manière un peu provocatrice, il parle même d’un goût pour la synthèse rejoignant ce que feront plus tard les artistes cubistes ! Ihde dit plus sobrement que le visualisme de l’époque de Léonard débouche bientôt sur l’hyper-visualisme, rompant avec l’obligation d’isomorphie pour rendre encore plus nettement les qualités cachées des choses.

Quand on se tourne vers les œuvres philosophiques consacrées au thème de l’image, quelques découvertes peuvent encore être faites. Dans son introduction à la Philosophie de l’image (Vrin, 1986), François Dagognet cite un beau texte de Valéry portant sur l’ « imagerie » de Léonard (1957, Etudes philosophiques, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », in Œuvres complètes tome 1, Bibliothèque de la Pléiade,  p. 802 et sq.) :
« Je crois également – peut-être est-ce beaucoup s’avancer ! – que la fameuse et séculaire question du plein et du vide peut se rattacher à la conscience ou à l’inconscience de cette logique imaginative. Une action à distance est une chose inimaginable. C’est par une abstraction que nous la déterminons. Dans notre esprit, une abstraction seule potest facere saltus. Newton lui-même, qui a donné leur forme analytique aux actions à distance, connaissait leur insuffisance explicative. Mais il était réservé à Faraday de retrouver dans la science physique la méthode de Léonard. Après les glorieux travaux mathématiques des Lagrange, des d’Alembert, des Laplace, des Ampère et de bien d’autres, il apporta des conceptions d’une hardiesse admirable, qui ne furent littéralement que le prolongement, par son imagination, des phénomènes observés ; et son imagination était si remarquablement lucide « que ses idées pouvaient s’exprimer sous la forme mathématique ordinaire et se comparer à celles des mathématiciens de profession » (Clerk Maxwell, préface au Traité d’électricité et de magnétisme, trad. Seligmann-Lui). Les combinaisons régulières que forme la limaille autour des pôles de l’aimant furent, dans son esprit, les modèles de la transmission des anciennes actions à distance. Lui aussi voyait des systèmes de lignes unissant tous les corps, remplissant tout l’espace, pour expliquer les phénomènes électriques et même la gravitation ; ces lignes de force, nous les apprécions ici comme celles de la moindre résistance de compréhension ! Faraday n’était pas mathématicien, mais il ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par l’absence des symboles de l’analyse. « Faraday voyait, par les yeux de son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance ; Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient rien que la distance. » (Maxwell, ibidem). Une nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday, et quand son disciple J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait formé, siège des actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration des modes de l’énergie, la continuité (dans l’espèce, une théorie cinétique) introduite par les représentations ont fait apparaître des constructions hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique sans précédent. Je ne puis passer sous silence le nom de lord Kelvin. (J’espère que le lecteur ne verra pas une digression dans ce qui est commandé par le but et le sujet, et qui se lie aussi strictement à Léonard que La Joconde aux écluses et aux machines.) Chez ce savant, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique ; et il a acquis, à côté d’un vaste savoir théorique, une ingéniosité expérimentale en quelque sorte légendaire. Un tel esprit substitue à l’atome inerte, ponctuel, grossier et démodé de Boscovitch et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme déjà très complexe, pris dans la trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage – ou, différemment, à la trajectoire lumineuse.»

L’ensemble de l'analyse de Valéry sur Wikilivres :

Par ses rapprochements, son choix d’une page singulière de l’histoire des sciences où l’imagination semble au pouvoir, a parenté d’idées avec Ihde est manifeste. L’enjeu du visualisme comme méthode pour enquêter sur le réel est bien celui du passage d’une explication « grossière » à une autre, non seulement plus fine mais aussi plus intelligente en ce qu’elle vise « les plus subtiles actions naturelles », l’ordre caché au sein du désordre, l’architecture cachée des choses et des phénomènes.

samedi 4 juin 2011

Le Léonard d’Ihde, troisième partie

A plusieurs reprises Don Ihde a déploré que la critique de la science de la science ne soit pas comme la critique littéraire. Puisqu’elle ne vise qu’à révéler ce qui ne va pas et convaincre de la laideur d’une chose, on peut dire qu’elle est une espèce de proclamation vulgaire tout comme ces critiques que nous commettons à l’égard de notre prochain, tout comme la critique que l’élève fait de son professeur et le professeur de ses élèves. La critique peut toutefois participer d’un projet plus noble, si elle vise à faire comprendre un objet, à dégager un enjeu.
Pour prolonger notre analyse de la figure historique qu’est pour nous Léonard de Vinci par une critique de la science, penchons-nous sur une œuvre d’Ihde, Expanding Hermeneutics (Northwestern University Press, 1998), dont le sous-titre est « Visualism in Science ».

C’est dans la quatrième et dernière partie de cette œuvre, questionnant précisément la technique d’un point de vue qui est celui de l’herméneutique, qu’apparaissent des figures comme Colomb ou Léonard.
Ihde se livre en effet à une herméneutique « matérielle ». Cette réflexion (ou, mieux, cette enquête) correspond à l’extension du travail herméneutique. L’objet retenu n’est plus les mots mais ces autres signes que sont toutes les choses porteuses de sens et qui constituent notre (ou nos) monde(s). Extension du travail interprétatif, l’herméneutique matérielle vise non des discours mais des systèmes matériels. Les sciences par exemple ne produisent pas que des explications du monde à l’aide d’une langue rigoureuse parfois purement formelle. Elles n’aboutissent pas qu’à des articles ou à des livres ! Elles produisent également quantité de choses étonnantes : des phénomènes qui ne s’observent pas ordinairement dans la nature et des objets très particuliers comme des outils ou des machines. Elles produisent des processus inédits et de nouvelles matières. Elles révèlent de nouvelles sources d’énergie. Elles font exploser des noyaux atomiques ou bien arrivent à modifier des séquences d’un génome. Elles créent des alliages et des chimères. Elles synthétisent de nouvelles molécules et conçoivent des arrangements moléculaires inédits. Elles créent des ondes et de puissants champs magnétiques. Bref, elles enrichissent considérablement notre monde d’artifices utiles ou inutiles (pour le moment). Et il est donc possible, même souhaitable, de faire parler ces choses.

Prenons un exemple d’Ihde. Le petit robot Sojourner envoyé sur Mars est une de ces productions scientifiques qu’on peut vouloir interroger. Aux questions concernant le programme spatial dans son ensemble (quelles sont toutes les visées du programme Mars Pathfinder ?) des réponses politiques peuvent être apportées (il s’agissait de démontrer que des explorations spatiales à bas coût pouvaient être entreprises avec succès). On interprète alors moins le programme scientifique lui-même que les institutions le mettant en œuvre. D’autres questions relatives à l’objet scientifique lui-même peuvent être posées. Sojourner utilise en effet un spectromètre APXS pour analyser des roches ; après s’être approché d’un roc, il le bombarde de rayons X et mesure les réactions à cette percussion ionique. La composition minéralogique peut en être déduite.
En un sens, le robot « fait parler » les roches. La matière ionisée « dénote » sa composition.

Site officiel du programme Mars Pathfinder :
De plus amples informations sur les résultats obtenus par le spectromètre de Sojourner, disponibles sur le site Mars Science :

Spectromètre de Sojourner

Certes, il ne s’agit pas de prendre les métaphores au pied de la lettre ! Ihde distingue deux niveaux, à l’instar des débats ayant agité la sociologie il y a quelques années. Le premier est celui d’un programme herméneutique « faible » tandis que le second niveau renvoie à la poursuite d’un programme renforcé.
L’analogie avec la sociologie reste néanmoins superficielle. Le programme herméneutique  « faible » est une tentative de déconstruction des démarches scientifiques, chargé de mettre en lumière les pratiques herméneutiques implicites des scientifiques. Le programme « fort » introduit une dimension normative, avec le but de corriger et d’enrichir la tradition phénoménologique par la prise en compte de la manière dont les démarches scientifiques produisent du sens.

Dans le cadre du programme faible, le philosophe des sciences et techniques peut s'interroger sur ce but de la science moderne, de la technoscience naissante, but qui est de voir le monde différemment, plus précisément parfois, plus globalement d'autrefois. Un des résultats est de montrer que ce n’est là rien d'accidentel.

Nous nous sommes habitués à l’idée que la science est une entreprise de compréhension et d’explication du monde, développant notre entendement ou bien notre capacité théorique, déchiffrant le « livre de la nature » ou bien contemplant l’essence des êtres. Nous ne remettons pas en doute le fait que nous voyons ou bien que nous entendons mieux le monde grâce à la science. Les deux métaphores ne sont pourtant pas égales. La seconde renvoie sans doute d’une manière très générale à l’idée que l’activité scientifique est une activité langagière, s’incarnant dans une parole riche de significations. La première fait ordinairement de la connaissance une sorte de vision, de perception spirituelle. La connaissance livrerait des images du monde. Quand nous pensons une chose, nous la pesons mais surtout nous regardons le résultat de la pesée. S’il entend quelque chose, le scientifique atteint au même but : il a réussi à porter son regard sur l’invisible. Il a guidé son regard pour qu'il perce les apparences et découvre derrière elles des vérités cachées, voilées.

Ce que montre Léonard de Vinci, génial producteur d’images, c’est que la science moderne n’est pas que liée métaphoriquement à la vision. Elle participe en effet d’un visualisme, c’est-à-dire d’une vision heuristique. Et ce visualisme est essentiel, car c’est grâce à lui que la mathématisation de la nature ne demeure pas un jeu formel, ne se développe pas arbitrairement en système de propositions dotées de la seule cohérence mais s’ancre effectivement dans le réel, s’efforce de l’épouser et de lui être fidèle. Au moment où il faut s’affranchir de la scolastique et se libérer de l’intuition, la science devient représentationaliste. Certes elle ne le demeure pas, mais ce n’est pas parce que le visualisme est une impasse ! Elle ne le demeure pas car la vision scientifique est inséparable d’une instrumentalisation du regard, se développe en même temps que des  protocoles sont mis au point dans des laboratoires et que le scientifique acquière ainsi de nouveaux pouvoirs de perception.
Approuvant l’espèce de déconstruction opérée par Joseph Rouse et s’appuyant sur La science en action de Bruno Latour, Ihde affirme à la fin du chapitre 11 d’Expanding Hermeneutics que le laboratoire est au scientifique de l’époque moderne ce que le scriptorium était au  lettré de l’époque médiévale, le lieu des pratiques herméneutiques. C’est précisément le site où les choses, devenant objets scientifiques c’est-à-dire mesures, cessent d’être partiellement visibles pour devenir également lisibles, déchiffrables, offertes à l’analyse.
Dans son laboratoire, le scientifique devient capable de représenter ce qui est au-delà de l’apparaître, la structure profonde des choses. La science cesse alors de produire des images isomorphes et se met à produire une foule d’images an-isomorphes, que pour simplifier on peut concevoir comme des sortes d’images ontologiquement à mi-chemin du texte et de l’image ordinaire. Ces images instrumentées, productions de laboratoires, ne sont ni vraiment un texte articulant des abstractions, ni vraiment une image reproduisant un donné aussi fidèlement que possible. Ce sont des images construisant une réalité, ordonnant des mesures, donnant à voir ce qui se refuse habituellement à la perception… à l’instar des oscillations affichées sur l’écran de l’électrocardiogramme qui font voir les battements du cœur d’un malade et ses moindres défaillances. De par son intérêt pour la camera obscura, par sa pratique de la dissection et ses très nombreux carnets, Vinci incarne le scientifique moderne qui instrumente sa pratique et crée le laboratoire dont il a besoin, améliore sa vision pour s’approprier ces pans du réel qui resteraient invisibles sans cela. Niant l’opposition de la surface et de la profondeur, les coupes qu’il réalise font voir les articulations et les couches du réel. L’image moderne ainsi produite s’efforce de faire parler les choses elles-mêmes. Elle rêve déjà d’atteindre la structure des choses, pariant sur le fait que celle-ci se rend visible pour celui qui explore le réel avec l’instrument adéquat.


Du début de l’époque moderne jusqu’à nous, le développement de la science a pu se réaliser grâce à cette découverte de la possibilité d’augmenter et de modifier la perception. La science en général est une façon de voir le monde. Et la science contemporaine est animée par un « hyper-visualisme » si l’on veut bien reprendre le terme à Ihde du chapitre 12 d’Expanding Hermeneutics.
La science moderne est liée au projet de voir plus de choses. Et mieux qu’auparavant. Elle découpe pour mettre sous son regard et son regard est une découpe ! Ainsi, Léonard de Vinci, inventeur d’une sorte de regard en quête d’objectivité – ce qu’Ihde considère comme un « paradigme d’ingénieur » – est en quelque sorte un chaînon dans l’histoire du visualisme. Ses croquis montrent qu’il refuse de considérer qu’il existe des différences entre une machine et un corps humain. Quand on ouvre l'une ou bien dissèque l'autre, on perçoit de même des parties et des mécanismes, des articulations et des fibres, des circuits et des réservoirs… Sa pratique du schéma éclaté, sur laquelle Ihde insiste, montre que Léonard se soucie d’abord de la manière dont les parties d’un objet sont montées et peuvent être démontées. La finesse et la précision des dessins en font alors un véritable artiste de l’imagination scientifique (Expanding Hermeneutics, p. 159).

Pour ce qui est de la pratique anatomique, Vésale suivra ses traces. Des siècles plus tard, le procédé de la prise de vue photographique en rafale ou bien même les images obtenues par rayon X procèdent fondamentalement du même projet (p. 165). On peut dire aussi qu'ils en  reprennent le paradigme de Léonard ; il s’agit toujours de rechercher une meilleure description d'un état de choses pour relancer le travail d’interprétation de la nature de ces choses.

dimanche 15 mai 2011

Don Ihde à la Sorbonne

L'actualité philosophique de la semaine est marquée par la visite à Paris de Don Ihde.

A l'invitation de Pierre-Antoine Chardel, Ihde vient présenter les derniers développements de son oeuvre. La conférence qu'il tiendra à la Sorbonne s'intitule " Why Postphenomenology? How technoscience calls for a revised and expanded phenomenology"


L'affiche précise ce qu'il n'est guère besoin de dire ici : Don Ihde est professeur de philosophie à l’Université de l’Etat de New York à Stony Brook, auteur notamment de Chasing Technoscience (2003) ; Bodies in Technology (2002) ; Expanding Hermeneutics: Visualism in Science (1998) et Postphenomenology (1993).

La conférence sera introduite par Pierre-Antoine Chardel et suivie d’un débat avec Antonio Casilli (EHESS / CNRS), Natalie Depraz (Université de Rouen) et Bernard Reber (CNRS)

Date: Vendredi 20 mai 2011
14 h – 17 h
Lieu : Université Paris Descartes – Sorbonne
Salle des thèses (E 637)
1 rue Victor Cousin (entrée Place de la Sorbonne), 75005

La conférence est organisée par l’équipe de recherche « Ethique, Technologies, Organisations, Sociétés » (ETOS) de l’Institut Télécom (Télécom Ecole de Management) et le CEntre de Recherche Sens, Ethique, Société (CERSES), CNRS / Université Paris Descartes.

Contact et renseignements : pierre-antoine.chardel@institut-telecom.fr


J'espère pouvoir en dire plus dans les prochains jours. La manifestation prévue est une occasion unique de faire la connaissance d'Ihde. Hélas je serai à dix mille kilomètres de la Sorbonne et de la salle qui porte le nom d'un colorant alimentaire. Mais j'espère pouvoir recueillir des avis et compte-rendus de personnes qui y assisteront !
Bonne conférence aux Parisiens et à leurs invités !

mardi 10 mai 2011

Le Léonard d’Ihde, deuxième partie

 Ihde s’appuie sur une documentation constituée d’ouvrages d’histoire des sciences. Par exemple, il s’appuie sur le classique Technics and Civilization de Lewis Mumford (1936) ou bien sur l’ouvrage plus récent (1962) Medieval Technology ans Social Change de Lynn White Junior qui est largement utilisé.
Sur son site personnel, Olivier Baldin met à disposition un article sur l’œuvre de Lynn White Jr., ses principales thèses et son retentissement aux Etats-Unis. L’article, intitulé « Biographie de Lynn White (1907-1987) », est d’abord paru dans Stratégies énergétiques, biosphère et société, 1993-1994 :

On ne saurait effectivement se passer de l’histoire des sciences et techniques. Il faut en effet avoir une idée précise du personnage historique qu’est Léonard de Vinci, ses curiosités scientifiques ou son intérêt pour les arts, pour pouvoir en dégager l’exacte figure historique.

Une bonne façon de faire est de se pencher sur les carnets manuscrits de Léonard de Vinci qui représentent une sorte d’héritage de sa pensée.
Les carnets de Léonard sont présentés par Mireille Pastoureau, dans une émission de Canal Académie. Leur histoire est retracée plutôt que leur contenu.


La page de Canal Académie nous en dit plus. D’une part, il y a une description des douze carnets possédés par l’Institut de France. D’autre part, on y trouve des liens, vers une chronologie en 27 dates, celle de Kronobase et surtout vers un numéro de la Documentation française, mettant à notre disposition un petit dossier sur « Les transferts de savoir-faire », c’est-à-dire l’origine des inventions de Léonard :

Après avoir téléchargé un petit logiciel d’Adobe, Shockwave, on peut tourner les pages d’un codex sur le site de la British Library et recourir à une loupe pour voir les détails :
Très beau parcours, qui incontestablement nous rapproche de l’auteur !

Enfin, pour approfondir il est possible de consulter un essai d’Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l'art de Léonard de Vinci (1996, Flammarion, coll. Idées et Recherches). L’ouvrage est recommandé par le site Noé. Mais il semble épuisé.

Une réforme du visible ?

La première partie de ce travail, « Da Vinci décodé », a mis en exergue l’analyse de Michel Puech qui, quoique succincte, est pour nous essentielle, ouvrant plusieurs pistes à la réflexion critique, à partir du premier chapitre de Postphenomenology:  Essays in the Postmodern Context.
Cette même œuvre ihdienne est résumée d’une manière convergente par un blogueur amateur de définitions :

 Voici une traduction personnelle du passage qui peut nous intéresser. Je n’ai pas coupé le texte pour ne retenir que le passage sur Léonard, car sa figure forme un couple avec celle de Colomb, autre emblème du tournant perceptuel de la modernité. J’ai reproduit en anglais les citations du texte de Don Ihde :
« Répondant à la tendance contemporaine de tout concevoir ou bien comme un texte ou bien comme une chose socialement construite, Ihde, dans Postphenomenology:  Essays in the Postmodern Context,  se concentre sur le rapport intime existant entre la technologie, la culture et ce qu'il appelle « référentialité-corporelle et perceptuelle » (perceptual-bodily referentiality, p. 6). Recourant à une méthode de la variation des points de vue, la post-phénoménologie se présente comme une phénoménologie non-fondamentationnelle et non-transcendentale qui examine notre monde-de-la-vie ainsi que la manière dont les technologies produisent leurs effets axiologiques, par l’intermédiaire de ces « instruments culturels » incorporés à notre vie quotidienne (cultural instruments, p. 13). Dans la première partie de ce livre, les essais rassemblés examinent les perspectives diverses qui ont pris forme dans la modernité et la post-modernité. Considérant la Renaissance comme la naissance de la modernité, Ihde examine le travail de Léonard de Vinci, qu’il identifie comme l’un des individus mettant en œuvre une réforme du visible, ce qui transparaît avec force dans ses fantaisies technologiques, guidées par son esprit technophile – « un monde imaginé comme une machine géante mise en mouvement par des forces spirituelles et contrôlé dans ses mécanismes parfaits par une intelligence supérieure qui a tout arrangé selon des lois mathématiques » (imagined world as giant machine set in motion by spiritual forces and controlled in its perfect mechanisms by a superior intelligence that has arranged everything according to mathematical laws, p.17).  Vinci, selon Ihde, impulse avec son art visuel, art qui manifeste son imagination visuelle, une transformation de la perception voire une reformulation vers la notion d’objectivité (p. 18). Ihde crédite ainsi Léonard de Vinci d’être un des inventeurs du statut moderne d’observateur (p. 19).
Ihde reconsidère également ce qu’on doit à Christophe Colomb en le créditant d’une valorisation de la vision panoramique de surplomb, sous le modèle de la vision de l’oeil d’un oiseau, qui contraste avec d’autres façons culturelles d’incarner l’observation. Il reflèterait « la présupposition européenne (…) que les instruments doivent médiatiser de façon contrôlable nos interactions avec la nature » (the European assumption…that instruments must mediate controlled interactions with nature, p. 24). Aujourd'hui, Ihde soutient que nous avons un type d’observation qu’il appelle « l’oeil à facettes » c’est-à-dire la série des multiples façons alternatives de voir le monde ou même de le penser, ce qu’on peut encore qualifier de « vision multiple » ou concevoir comme une sorte de « bricolage dans le domaine pluriculturel » (compound eye, multiple vision, bricolage of the pluricultural, p. 29-30). » 

Ce que montre l’histoire

Il faut maintenant s’attaquer à une réflexion plus fine de ce qui est en jeu.
Dans Instrumental Realism (1991), Ihde soutient que les grands penseurs de la science et de la perception n’ont pas thématisé le rôle joué par les instruments, les considérant peu ou prou comme accessoires. L’accent est alors mis sur la mathématisation de la nature comme véritable condition d’émergence de la science moderne. Dans la Crisis (1937), Husserl affirme que le physicien est réduit à se former des images du monde des choses dont la réalité, l’intérieur, lui échappe toujours. Le physicien prend ainsi l’habitude de modéliser le réel et donc de ne plus le voir avec ses yeux. La pensée de Foucault est également radicale sur ce point, l’instrumentation scientifique produirait globalement une réduction de la perception, réduction au voir, et réduction de la vision à la reconnaissance des formes.

Dans Les mots et les Choses (1966), Foucault affirme que la modernité a réduit la vision en réduisant l’appréhension du monde à la vision. Réduction à la visibilité et réduction simultanée de la visibilité.

Ihde s’étonne tout naturellement du fait que l’âge d’or de l’instrumentation scientifique soit ainsi passé sous silence. La raison scientifique est certes une construction humaine. C’est un produit de l’esprit qui n’est pas sans défauts. Ni dangers. Mais la critique de la modernité met tout dans le même sac, le mécanisme et le matérialisme, le développement du calcul et la géométrisation de l’espace, le désenchantement de la nature et l’émergence de l’individualisme, sans faire attention aux multiples inflexions que connaissent ces tendances. Un mépris plane sur l’ensemble. Et c’est la vie de l’esprit qui est finalement niée. C’est Galilée qui est nié, et tous les savants de l’époque, en tant qu’ils projettent des expériences et les réalisent à l’aide de certains instruments, prolongements de leur corps et de leur pensée.
Ce n’est donc pas du tout dans cette voie “phénoménologique” faisant de la science moderne une pure abstraction, qu’Ihde reconnaît le visualisme comme élément épistémologique de la modernité, même si pour lui aussi le visualisme est bien une sorte de réduction de la perception dite naturelle. Léonard de Vinci vient à l’appui de cette critique du radicalisme anti-rationaliste qui peut se tirer de certaines formules foucaldiennes, voire de certains textes de Husserl. Insérée dans une période complexe, la complexité du personnage réel, artiste et ingénieur, vient contredire le goût pour le paradoxe du philosophe français et l’obsession pour la géométrisation du réel du philosophe allemand.

Pour bien se faire comprendre, Ihde restitue dans Instrumental Realism, une plus grande vérité historique (p. 61) :
« (…) En bref, White a établi qu'en 1500, à une période que nous identifions au génie technologique de Léonard de Vinci, s'opère une prise de conscience de la valeur de la technologie, du processus d'invention et se développe un désir de maîtriser la nature grâce à des artefacts d’origine humaine.
En l’an 1500, l’Europe avait déjà développé certains des instruments si fondamentaux pour la possibilité même d'investigation de la science au sens moderne du terme, comme discipline expérimentale. Les lentilles ont été inventés par 1050, les lentilles composées vers 1270, les lunettes vers 1285, et en 1600 (période de Galilée), le microscope et le télescope étaient de plus en plus utilisés. Les horloges, essentielles à la mesure, ont commencé à être développés autour des neuvième et dixième siècles. Aux alentours de 1500, elles se généralisaient de la cathédrale à l'hôtel de ville et elles avaient un usage individuel.
Sur le versant industriel, on peut noter que l’Europe est, à cette époque, couverte de moulins à vent et à eau ; les basses terres ont été drainées par les éoliennes, il y avait des voies ferrées dans les mines, et l’architecture sophistiquée, massive, des cathédrales ou des ponts suspendus  et d’autres grands projets faisaient partie de la vie quotidienne. Toutefois, en dépit de l’évidence pour nous de cette réussite technologique globale du Moyen Age, White a sans doute raison en affirmant que "
la découverte universitaire de l’importance du progrès technologique dans la vie médiévale est tellement récente qu’elle n’a pas encore été assimilée à notre image normale de cette période". »

Le passage cité se retrouve repris tel quel dans Heiddeger’s Technologies. Postphenomenological Perspectives (2010, pp. 64-65). Il est alors suivi d'une analyse de la priorité ontologique et historique pouvant être accordée à la science sur la technologie ou bien à la technologie sur la science. Dans Instrumental Realism, Ihde va à l’essentiel et poursuit alors en montrant que cette histoire permet de critiquer la perspective heideggérienne sur ces rapports de la science et de la technologie (p. 61) :
 « Une telle interprétation contredit le point de vue adopté par Heidegger suivant lequel la science moderne précède la technologie moderne. Non seulement la technologie de l’Europe médiévale était très répandue, mais elle était sophistiquée,  multipliant les machines dans le domaine de la construction. Les systèmes de roues, d’engrenages et de poulies et la complexité de certains travaux mécaniques se mirent à réclamer comme source d’énergie ce que seule la machine à vapeur allait apporter avec la révolution industrielle. On entrapercevait déjà la vérité de cette formule, la machine à vapeur a plus à voir avec la science que la science avec la machine à vapeur. Les instruments d’optique et les horloges peuvent avoir eu plus à voir avec l’essor de la science que la science avec la montée de l’une ou l’autre de ces technologies. Et donc, si l’on reprend l’opposition de Heidegger, la technologie ne précède pas seulement ontologiquement mais aussi historiquement ce que nous prenons aujourd’hui pour la science. »

La conclusion de Technology and the Lifeworld ("The Earth Inherited", pp. 194-195) n’oublie pas non plus la figure historique de Léonard. Sa vie est brièvement passée en revue de manière à faire ressortir son opportunisme. Ihde affirme alors qu’il est même le héraut de la science incarnée technologiquement qui prend forme avec la Renaissance. Il en veut pour preuve la lettre adressée par Vinci au duc Sforza de Milan, dit “Ludovic le More”, dont il cite quelques articles. En voici les quatre premiers (le quatrième diverge chez Ihde, mais c’est un détail) :
1° - J'ai un moyen de construire des ponts très légers et faciles à transporter, pour la poursuite de l'ennemi en fuite ; d'autres plus solides qui résistent au feu et à l'assaut, et aussi aisés à poser et à enlever. Je connais aussi des moyens de brûler et de détruire les ponts de l'ennemi.
2° - Dans le cas d'investissement d'une place, je sais comment chasser l'eau des fossés et faire des échelles d'escalade et autres instruments d'assaut.
3° - Item. Si par sa hauteur et sa force, la place ne peut être bombardée, j'ai un moyen de miner toute forteresse dont les fondations ne sont pas en pierre.
4° - Je puis faire un canon facile à transporter qui lance des matières inflammables, causant un grand dommage et aussi grande terreur par la fumée.

Ihde en profite pour évoquer le polymathisme (la palette des connaissances de l’Uomo Universale) de Léonard. Cette qualité est mise au service de l'articulation des savoirs de l’ingénieur avec le progrès de l’industrie militaire dont rêve tout général. Ainsi Vinci aurait une parenté avec Heisenberg, lorsque ce dernier adresse des lettres au Ministère de la Guerre du Troisième Reich pour lui proposer des applications militaires de ses découvertes de physique nucléaire ! Plus généralement, on retrouverait la même alliance de talents scientifiques, de machines et de pouvoirs politiques ou financiers dans la Science Moderne à ses débuts et dans l’émergence de la Big Science.

Le visualisme comme réductionnisme

Ce détour par la figure historique permet donc des prolongements. Il permet surtout de mieux apprécier la figure proprement philosophique de Léonard de Vinci.

C’est au chapitre 3, dans Bodies in Technology (2002), qu’Ihde précise sa pensée faisant de Léonard un tenant du visualisme (p. 41). Son exposé témoigne alors d’un goût pour le détail typique de sa démarche intellectuelle :
« Jusqu’à maintenant j’ai essayé de montrer que les présentations visuelles, au moins par opposition aux perceptions du corps entier ou bien à des perceptions sonores, devait relever de quelque chose se rapprochant d’un choix. Mais cela ne veut pas dire que ce choix est individuel, il est plus de l’ordre de l’événement historique et culturel.
Si nous prenons Léonard de Vinci (aux alentours de1500), comme notre premier individu figurant ce changement s’opérant à l'époque moderne dans la direction du visualisme, nous voyons une double transformation de la façon dont la visualisation se produit : un changement du mode de vision et sa réduction à un certain type de vision. Le passage au visuel est en fait une amélioration du visible au-delà et souvent au détriment de l’une des perceptions complète ou bien d’une perception non visuelle. Par exemple, l’anatomie descriptive à l’époque était souvent conduite en termes tactiles et olfactifs qui correspondait à la manière dont un organe se donne au toucher (dur, tendre, souple, etc.) ou se donne à sentir (putride, métalliques, etc.). Vinci réduit cette anatomie à un ensemble structurel et analytique de dessins qui représentent visuellement les tendons, les muscles et les veines (suivi plus tard par le célèbre Vésale et ses études anatomiques, autour de 1540).
Le visualisme moderne a également été technologisé dès ses débuts Il est bien connu que l'un des "jouets" visuels favoris de la Renaissance a été la camera obscura. Mais ce qui passe souvent inaperçu a été le rôle très important que cet instrument optique a joué dans le développement de la perspective de la Renaissance. Alberti (vers 1437) a apparemment utilisé la camera obscura assez régulièrement. Il peut avoir été parmi les premiers à dessiner d’après ses lignes. Notez que l'appareil réduit les objets tridimensionnels en images bidimensionelles. Ainsi la "réduction" isomorphe obtenue est un artefact témoignant d'une technologie de l’image précoce. Vinci, à son tour, a été le premier savant de la Renaissance à avoir décrit une camera obscura en détails (aux alentours de 1531).
»

Dans ce texte s’opère un passage de la question de la perception du monde à celui des moyens technologiques mis en oeuvre pour le percevoir. Sans le dire explicitement, Ihde introduit avec la camera obscura son idée de la machine épistémologique (espistemology engine). Léonrad de Vinci trouve en Alberti une sorte de double, le premier travaillant davantage les images dans ses carnets, le second les réalisant dans des monuments qui sont autant de manifestes.
Par la suite, il sera sans doute possible d’approfondir l’idée de machine épistémologique. A voir…

lundi 9 mai 2011

Da Vinci décodé


Don Ihde est un passeur d’idées.

Dans un domaine que la plupart des gens ne connaissent que vaguement, l’histoire des techniques, le système technologique, le développement de la technoscience, il réalise un tour de force, celui de rendre accessible les grandes inflexions culturelles ou l’émergence de nouvelles logiques d’exploration du monde, tout en soulignant les continuités du temps long, l’évolution de l’être humain par les techniques qu’il met en œuvre.

Un des procédés utilisés par Ihde est le dégagement de grandes figures des sciences et techniques, révélatrices de ce double mouvement historique. Ces figures sont importantes en particulier pour l’époque moderne, éloignée de nous d’environ quatre siècles, car c’est  une époque dont nous avons désappris les codes et les manières de penser. Pour faire comprendre d'où vient notre technique, les différentes œuvres d’Ihde évoquent donc Galilée, mais aussi Bacon et Descartes, Léonard de Vinci et Christophe Colomb.

C’est au Léonard d’Ihde que nous allons particulièrement nous intéresser durant une série de trois ou quatre exposés. Que peut-on apprendre de la fréquentation de cette figure emblématique de la Renaissance et de sa formidable inventivité ?

Dans sa synthèse, « Don Ihde : la phénoménologie dans la philosophie américaine de la technologie » (janvier 2007, publié in Phénoménologie et technique, Paris, Éditions du Cercle herméneutique, 2008), Michel Puech explique le primat que joue la vision dans la culture moderne, en voici un extrait de la version mise en ligne par l’auteur :
« Cette interprétation du rôle existentiel et (donc) épistémologique de la vision est liée à une lecture de l’histoire des sciences en occident, et signale l’intérêt de Ihde pour les science studies. Examinons le lien entre la vision et la technologie, justement, chez Léonard de Vinci. Les machines de Léonard sont visuelles, c’est-à-dire imaginatives, nées sur plan, vendues sur plan à ses protecteurs, et destinées à rester sur plan, car elles n’auraient pas fonctionné dans la réalité. Elles témoignent de la fascination par la technologie des machines, mais plus encore, elles incarnent la nature de la technoscience moderne : une projection visuelle. La modernité est caractérisée par la vision de l’ingénieur, son mode de vision, son langage visuel. Et c’est cela que Heidegger a bien compris dans son analyse de la modernité, affirme Ihde : la technique est une façon de voir. »
http://michel.puech.free.fr/docs/2007ihde.pdf

J’ai volontairement supprimé les notes parsemant le texte. La première renvoie à l’intérêt de Ihde pour les science studies. Les trois autres font référence au livre d’Ihde, Postphenomenology. Essays in the postmodern context, Evanston, III., Northwestern University Press (1993), dont le premier chapitre peut servir de référence car il est entièrement consacré à la figure de Léonard de Vinci.
Suivant pas à pas Ihde, Puech note successivement les rapports étroits existant la vision et la technologie, l’apparition d’une mécanique imaginative, qui se réalise sous une forme schématique, le tournant de la technique vers une sorte de vision praxéologique, celle de l’ingénieur, ce qu’Heidegger aurait précisément dégagé au cœur du projet technique de domination de la nature.
Laissons Heidegger de côté, peut-être provisoirement, Léonard n’étant pas un centre d’intérêt majeur pour cet auteur... même si des rapprochements sont toujours possibles. Par exemple, Ernesto Grassi (1988) a écrit un ouvrage sur Heidegger and the Question of Renaissance Humanism: Four Studies (Medieval & Renaissance Texts & Studies).
Au passage, on pourra lire un descriptif de Postphenomenology. Essays in the postmodern context :
http://catalogue.nla.gov.au/Record/1612602

On trouve également mention de Léonard dans d’autres oeuvres d’Ihde. Par exemple, dans Instrumental Realism: The Interface between Philosophy of Science and Philosophy of Technology (1991) la figure est déjà présente. Dans des travaux ultérieurs, elle le reste. Citons juste l’article « Of Which Human Are We Post? » de 2008 où il fait une apparition.
L’article est en ligne au lien suivant :

Et le passage qui retient notre attention expose une comparaison Bruegel/Vinci. Le voici en traduction personnelle :
« Toutes ces technologies supérieures, d’ailleurs, peuvent être retrouvées dans les textes de la littérature ancienne sous une forme non-technologique : des pouvoirs d’invisibilité (aujourd’hui une sorte de bouclier électronique, anciennement une cape d’invisibilité) ; des pouvoirs pour changer de formes (maintenant dans un convertisseur ou bien avec un exosquelette sophistiqué, hier en se transformant en dragon ou en une araignée) ; et ainsi de suite. Du tapis volant à la distorsion temporelle, je note qu’il y a peu de véritable création dans de telles fantaisies. La différence notable reste que, depuis les temps modernes, les incarnations de fantaisie ont eu tendance à être technologiques plutôt qu’organiques représentées dans une forme empruntée au monde animal ou dans un être surnaturel. Le contraste qui existe entre les figures d’épouvante des peintures de Bruegel, toutes des figures animales, et les technologies issues de l’imagination de Léonard de Vinci donne à voir une sorte de changement d’ère. »



J’ajoute un aperçu d’Instrumental Realism, pour ceux qui entendent parler de l’oeuvre pour la première fois.

Notons enfin que très récemment Don Ihde est revenu sur la figure de Léonard de Vinci, dans un article intitulé « From da Vinci to Cad and Beyond » (2009). Sur le Net on trouve deux résumés de l’article. L’un provient de la revue Synthese ; l’autre de l’intervention d’Ihde au colloque de Copenhague de 2007 sur le même thème.

Voici d’abord une traduction du résumé de l’intervention de Copenhague, et sa source :
 « Dès le premier âge de la modernité, la profession d’inventeur a généré des « styles de vision ». Léonard de Vinci a ainsi ouvert la voie à une visualisation qui devait aboutir à ce style de vision qui est aujourd’hui désigné par l’expression de « diagramme éclaté ». La conception et la visualisation opérées par nos ingénieurs découlent largement de cet esprit de la Renaissance, sous la forme de projections tridimensionnelles et même de procédés liés à la CAO (Conception Assistée par Ordinateur). Les pratiques de l’invention caractéristiques de la modernité tardive, liées au traitement informatique, sont désormais dynamiques, comme applications de la réalité virtuelle. Toutefois, il y a des limitations quant à de telles visualisations, aussi perfectionnées soient elles. Cette présentation illustrera et passera en revue cette histoire et indiquera dans quelles autres directions la visualisation qui est permise par les technologies contemporaines peut maintenant s’orienter. »


Et une traduction du résumé de l’article, beaucoup plus synthétique :
« Dans cet article je voudrais considérer l’étape qui permet de se lancer dans la reconnaissance de ce qui fonde ce que je désignerai désormais comme le « visualisme de la technoscience », expression qui  convient aussi bien à l’ensemble des sciences qu’aux travaux d’ingénierie,  puisqu’ils sont également des pratiques de l’invention et de l’image. Je mentionnerai très brièvement les grands ancêtres et les pairs qui aident à comprendre cette étape, passant alors à un examen de quelques moments importants dans le développement du visualisme de Vinci à la Conception Assistée par Ordinateur (la CAO), voire au-delà. »
Don Ihde (2009). From da Vinci to Cad and Beyond. Synthese 168 (3).
Volume 168, Number 3, 453-467, DOI: 10.1007/s11229-008-9445-0

Voici donc à peu près cerné le champ d’étude que nous allons explorer avec Don Ihde. Que représente l’œuvre et la personne de Léonard, comme peintre et ingénieur ? Qu’apprend-on avec lui du visualisme que nous pratiquons tous, comme monsieur Jourdain, sans savoir que nous le pratiquons ?

dimanche 8 mai 2011

Ihde à Jakarta

Dès lors qu'on commence à s'intéresser à Don Ihde, on est conduit à remarquer que sa philosophie a une portée universelle.

Le thème du multiculturalisme est très présent dans son oeuvre. Cela est sans doute dû aux voyages de l'auteur, à ses conférences en Amérique du Sud ou bien en Europe du Nord ou encore à l'université de Pékin. Le terme même de "multiculturalisme" est sujet à discussion, en raison de sa récupération par des penseurs politiques qui pensent d'abord à exprimer une sorte de ressentiment à l'égard de l'occident qu'à affirmer des racines et des héritages. Pour éviter leur relativisme auquel Ihde ne souscrit pas, il faudrait sans doute parler de métissage ou de pensée métisse.
L'autre chose très visible est l'audience universelle de son oeuvre. A part la France, ce philosophe parmi les plus francophiles connaît un succès remarquable dans des lieux très variés. Mais la France est le centre du monde : elle a déjà les plus grands penseurs, particulièrement les intelligences les plus vives qui se sont penchées sur le système technicien ; pas la peine pour elle de lire ou de réfléchir l'oeuvre ihdienne !

Voisi une illustration inattendue pour nous de cette capacité de la philosophie d'Ihde à passer les frontières, le blog d'un collègue indonésien, "buzztanto", qui donne la parole à un philosophe indonésien, Budi Hartanto.

Voici le lien vers le site et un premier article de philosophie intitulé "Membaca Sains dengan Filsafat" :
http://buzztanto.wordpress.com/
Il y est fait référence à Technology and the Lifeworld (1990), et à son appréhension relativiste de la technoscience. Pour l'auteur de l'article, Ihde serait un philosophe de la technologie à qui on devrait principalement la reconnaissance du caractère métastable de l'ensemble de la technologie. Ainsi chaque culture, avec ses caractéristiques distinctives procèderait à une sorte de traduction des outils et des procédés technologies, et produirait pour cette raison une compréhension et une utilisation originale de la technologie.
C'est court, sans doute, pour une question si essentielle. Mais c'est l'essentiel !

Budi Hartanto a également produit une sorte de résumé de la pensée d'Ihde, intitulé "Dunia Sebagai Poiesis : Don Ihde dan Filsafat Teknologi" et basé sur la lecture des oeuvres majeures de notre auteur ainsi que d'une critique d'Evan Selinger (2008), Introduction to Postphenomenology Discussion, Techné  Research in Philosophy and Technology, Special Issue, Postphenomenology: Historical and Contemporary, Volume 12 Number 2 Spring 2008 Techne.

On trouve l'article de Hartanto à l'adresse :
http://buzztanto.wordpress.com/2010/02/25/craftsmanship/
L'auteur en donne heureusement un résumé en anglais :
"In this piece of writing I explore Don Ihde’s thought on phenomenology of instrumentation. World as poiesis. I’ll try to describe the new public perception constructed by technology. In sub theme, I write Ihde’s plurikultural world which explain how imaging technology create our consciousness that we live in such a world."
J'aime bien le mot "plurikultural"... sans doute un lapsus calami.

Enfin voilà un dernier lien vers un article critique du scientisme "Ketika Agama Mengkritik Saintisme", qui parle de Galilée mais aussi d'Ibn Rushd (Avicenne). Visiblement c'est la pensée de Richard Dawkins, auteur de Pour en finir avec Dieu (The God Delusion, 2006), qui est principalement critiquée.
Si Budi Hartanto valorise d'abord un penseur musulman Seyyed Hossein Nasr, défenseur de la "science sacrée", il s'appuie ensuite sur Sandra Harding et Don Ihde, citant Bodies in Technology (2002) :
http://buzztanto.wordpress.com/2010/01/23/new-earth/
En voici un passage googlemanié de l'indonésien par mes soins (j'emploie le néologisme "googlemanier" pour désigner l'action de traduire un texte en ligne puis de le rendre intelligible dans la langue source, sans avoir d'assurance quant à la fidélité au texte d'origine) :
"Les critiques du scientisme sont également relayées par Don Ihde, philosophe de la science et la technologie, dans son livre Bodies in Technology (2002). Il y a critiqué les progrès scientifiques basés sur le visualisme. Selon Ihde, l'histoire de la progression de la recherche scientifique est marquée par un primat de la forme visuelle et de la vision. Le visualisme ihdien peut être illustré par les images de l'anatomie humaine produites par Léonard de Vinci ou par la technologie optique qu'utilisait Galilée, à l'époque de la révolution de la connaissance scientifique. Le visualisme peut aussi être illustré par la découverte des technologies de la photographie. Après cette période, le visualisme est devenu une sorte de tradition scientifique. Il y a une puissante tendance à visualiser chaque niveau de la connaissance. Certes, la connaissance ne peut être réduite à une production d'images visuelles, la connaissance scientifique exige la restitution de toutes les autres qualités sensorielles.
Je pense que sont utiles des commentaires religieux ou bien des critiques de la science contemporaine (critique du scientisme technologique), surtout pour contrer la tendance de la science à devenir scientiste. Le changement climatique et les catastrophes naturelles fréquentes montrent que la civilisation à l'échelle de la terre est de plus en plus déséquilibrée. De même, la fabrication d'armes nucléaires qui menacent l'ordre de la vie. Dans le même temps, nous voyons que la science et la technologie continuent de se répandre avec les intérêts du capitalisme mondial qui ne semble pas se soucier de la préservation de la terre
et l'environnement."


On peut sans aucun doute se réjouir de cette lecture (critique) de Dawkins et de la discussion (critique) de sa pensée darwinienne, qui fait droit à des pensées féministes et postphénoménologiques, même si c'est finalement pour réclamer un supplément d'âme pour la science.

Sur l'oeuvre de Seyyed Hossein Nasr, on peut avoir la curiosité de consulter un texte de présentation du site islamophile Vox Nr.com :
http://www.voxnr.com/cc/ds_tradition/EpuuZkVpZAzUOxtfHf.shtml

D'Evan Selinger, pour revenir en terrain connu, on pourra consulter le blog personnel consacré à la philosophie des technologies:
http://eselinger.org/blog/

mardi 19 avril 2011

Isidore s'endort

Isidore est formidable. C'est un moteur de recherche spécialisé en sciences humaines. Soyons précis, c'est une plateforme de recherche cherchant à collecter tous les documents numériques produits en sciences humaines et sociales qui sont en accès libre.
C'est pour tout le monde. Et entièrement gratuit !

On le déniche à cette adresse :
http://www.rechercheisidore.fr/search

Et on peut avoir des précisions sur la chose à cette seconde adresse.
http://www.rechercheisidore.fr/apropos#contributeOn est alors convaincu n'est pas une personne, ni un chien, ni un robot mais une moissonneuse-batteuse. Quelque chose qui est destiné à moissonner les riches champs du savoir et à en faire des gerbes pour les offrir à tous (la conjonction des deux métaphores n'est pas terrible, j'en conviens).

Alors, avec Isidore, il ne reste plus qu'à récolter. On peut par exemple taper "technoscience". On obtient 26 résultats en 13 msec. Dont, en tête de liste, un remarquable article de Dominique Pestre, intitulé "Rendre le visible visible ou invisible" des Cahiers du M.U.R.S.
Voici le lien:
http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15263/MURS_2006_49_26.pdf?sequence=1
La décomposition du visualisme de la technoscience en cinq grandes façons de rendre visible l'invisible font penser à la démarche d'Ihde, exposée par exemple dans les derniers chapitres du recueil Expanding Hermeneutics (1998). L'insistance finale de Pestre sur ce que la science cache, occulte involontairement, a des échos dans l'adoption par Ihde d'une sorte de "programme fort" pour décrypter le mouvement même de fabrication du savoir scientifique, ce qu'il nomme encore la "technoconstruction". Certes, la technoscience s'appuie sur des bases culturelles et même politiques, qu'elle cache dans le mouvement même où elle exhibe ses découvertes géniales, puissantes machines et phénomènes inattendus.

Y a-t-il avec Isidore, lui-même machine puissante, la possibilité de géniales découvertes et d'inattendus phénomènes ?
Sans doute. Mais quand on tape "Don Ihde" il n'y a aucun résultat. Et on ne sait même pas en combien de millisecondes !
Flûte alors ! Isidore s'endort...

dimanche 27 mars 2011

Qu'est-ce qu'un ingénieur ?

Parmi les questions qui tombent régulièrement lors des entretiens des oraux d'admissions aux grandes écoles, il y a le panel des interrogations sur la figure de l'ingénieur comme figure de la modernité. Qu'est-ce qu'un ingénieur ? Quel rôle joue-t-il dans la société ? Quelle fonction technique remplit-il ? En remplit-il d'autres ?

D'où l'idée de rédiger une sorte d'introduction à la question de l'être de l'ingénieur. Et au final un travail mis sur le site de mon collègue de Sciences de l'ingénieur au lycée Leconte de Lisle, François Rouge. Le site s'appelle ellesar.fr.

Inutile de le recopier ici. J'en donne donc juste la conclusion, parce que l'inspiration de ce travail est ihdienne. Certes, ne pas charger la barque, je me suis volontairement abstenu de livrer explicitement cette philosophie en référence.


Conclusion

Un ingénieur est un créateur de technosciences. Et une création des technosciences. Il n'est pas moins l'un que l'autre, la circularité étant le propre de la technoscience.
Quand le terme n'est pas employé pour ses connotations dépréciatives, afin d'évoquer - comme chez Lyotard ou d’autres - la tyrannie de la science qui ne pense pas et dépoétise le monde, il renvoie au processus d'émergence du savoir, dans tous les domaines, de l'astrophysique à la chimie moléculaire. "Techno-science" cela veut dire que la science produit des technologies qui en retour produisent des savoirs. Dans ce processus tout ce qui touche à l'invention ou l'amélioration d'instruments de mesure est capital. La naissance puis le développement de laboratoires de plus en plus spécialisés marque les premiers succès de la technoscience, avec la lunette astronomique et le microscope, le baromètre et la pompe à air, mais aussi les nouvelles techniques de calcul, logarithmes, calcul différentiel, probabilités. Ce sont les ingénieurs qui utilisent ces instruments de plus en plus sophistiqués et équipent ainsi les laboratoires, les rendant aptes à produire des phénomènes de plus en plus stupéfiants. Ce sont eux qui se lancent alors dans une course à la vitesse ou au rendement, font une consommation boulimique d'images en tout genre (photographie, films, rayons X, images satellites...), recourent de manière systématique aux tests et mesures statistiques. Ce sont eux qui s'efforcent de domestiquer les sources d'énergie qui nous sont accessibles, découvrent en permanence de nouvelles ressources, créent de nouvelles matières. Ce sont eux qui ont perfectionné les arts mécaniques en automatismes, chaînes de production et dernièrement en robotique.
Bref, l'ingénierie est une formidable aventure. Les ingénieurs nous sont devenus indispensables, de même que la technoscience. Il serait peut-être temps d'apprendre à ne pas leur demander la lune !

Voici le lien vers le site de François :
http://elessar.lautre.net/spip.php?article32

Bonne lecture et n'hésitez pas à livrer des commentaires sur le site pour étoffer les références déjà indiquées.

vendredi 4 mars 2011

Spinoza et la chimie, conclusion

Conclusion

Lire la correspondance scientifique apporte beaucoup à la compréhension de la philosophie de Spinoza trop souvent considérée comme un rationalisme dénué d'âme, de sentiments. Il s'agit bel et bien d'un rationalisme moderne, c'est-à-dire d'une pensée qui démontre une confiance dans les possibilités de l'esprit de se faire miroir de la nature, dévoilement de la vérité. Mais pour Spinoza, le rationaliste cartésien, comme pour Boyle, l'empiriste, les êtres humains ont le droit de se tromper. C'est même naturel qu'ils le fassent régulièrement, à leur insu en confondant l'évidence et la vérité, la certitude et la nécessité. L'effort proprement philosophique est alors d'éviter le pire, la confusion entre le fait et l'hypothèse, la circularité du raisonnement qui fait adhérer à la vérité de propositions formelles illusoires (ce sur quoi insiste l'empiriste) ou bien à la valeur démonstrative, heuristique, d'expériences considérées comme décisives alors qu'elles ne sont que des montages expérimentaux (ce sur quoi insiste le rationaliste cartésien).

L'expérience apparaît comme un outil dont le maniement reste délicat, même pour les esprits les mieux armés, c'est-à-dire les plus rigoureux, comme pour les plus intrépides, pour ceux qui sont capables d'intuitions fécondes lançant le progrès des connaissances dans la voie (pas si sûre) de la science. En effet elle ne fournit jamais que des informations, c'est-à-dire des conceptions erronées des choses, incomplètes et parfois trompeuses. Elle n'aboutit qu'à des idées vagues ! Mais elle fournit des informations indispensables à qui souhaite regarder objectivement le réel et ne pas se contenter des classifications naturelles – c'est-à-dire de la taxonomie héritée des langues naturelles. L'attitude boyléenne est d'une certaine façon plus convaincante pour nous que celle de Spinoza, sans doute parce qu'elle correspond à notre propre épistémé. En la formalisant, on pourrait aller jusqu'à dire que, pour Boyle, les idées communes doivent peu à peu émerger des généralisations opérées à partir de l'expérimentation. Les idées générales de la science en construction, propriétés chimiques des corps, de l'esprit de nitre ou du sel fixe, faits expérimentaux comme le vide relatif produit dans la pompe à air, ne sont que des fictions, mais des fictions utiles voire nécessaires à celui qui veut dévoiler l'ordre des choses.

Que nous apprend encore ce morceau d'histoire des sciences qu'est la correspondance scientifique de Spinoza ? D'abord que les étiquettes "empiristes" et "rationalistes" ne conviennent guère pour cerner l'esprit vivant qui anime un Spinoza et un Boyle, faisant tous deux leurs propres expériences pour faire parler la nature. Les dénominations sont bien trop rigides, ne tiennent pas compte que l'idée même de "valeur de l'expérience" dépend du type d'expérience dont on parle, de la pluralité des expériences possibles et utiles dans le champ scientifique (commune, obvie, vague, contrôlée, quantitative, qualitative, probante, décisive, polémique...). Il faut donc prendre garde à ne pas opposer artificiellement deux façons d'adhérer à la philosophie mécaniste, celle d'un Galilée comme celle d'un Descartes. Le mécanisme n'est pas davantage une doctrine que le scepticisme. C'est un programme de recherches, susceptible de se réformer, d'évoluer, donc de se diversifier, comme en témoignent ces autres "philosophies" existant à l'époque dont nous n'avons pas parlé, celle d'un Pascal ou d'un Huygens.

Sur quoi notre critique doit-elle donc se focaliser ? D'après nous sur une illusion qui guette tout défenseur de la raison concevant à juste titre son travail comme un travail d'interprétation de la nature.
Dans leur lecture de la Bible, Galilée comme Spinoza manifestent une égale prudence quant à ce que les textes veulent dire. Dans telle expression remarquable, les mots n'ont pas forcément leur sens premier ! "Soleil, arrête-toi au-dessus de Gabaon !" demande Josué... Que veut dire le texte ? Que le Soleil se meut comme la Lune autour de la Terre ?
Y a-t-il le même accord sur la nécessité de l'interprétation de la nature ? La chose est plus douteuse. Spinoza est pourtant très clair : " (...) je dis que la méthode d’interprétation de l’Écriture ne diffère pas de la méthode d’interprétation de la nature, mais lui est entièrement conforme. En effet, la méthode d’interprétation de la nature consiste principalement à mener une enquête systématique sur la nature, puis à en conclure, comme de données certaines, les définitions des choses naturelles" Traité théologico-politique, chapitre VII.
Mais qu'en est-il de ces données "certaines" et principes "certains" de la science de la nature ? D'où viennent-ils ? L'esprit est-il incapable de les tirer de l'expérience, de l'expérimentation ?
Souscrivant à la nécessaire lutte contre les préjugés, contre le finalisme honni pour sa paresse d'esprit, souscrivant peut-être même à la définition de l'idée fausse comme simple manque de connaissance, l'esprit scientifique moderne doit interpréter les faits. Il ne doit sacrifier à la véracité de l'image, pas davantage que l'exégète ne doit sacrifier à la véracité du mot. Pour cela, Spinoza distingue les notions communes, adéquates, et les idées générales, inadéquates, ou bien les « principes mécaniques de la philosophie » et les pseudo-principes empiriques du laboratoire. Mais une telle distinction, apparemment fondée en raison, peut être reconnue comme étant en réalité une opposition abstraite, fondamentalement inutile, reposant sur un usage abusif de la comparaison, de l'imagination !
Le savant n'aurait pas davantage à opposer les données du laboratoire et les notions communes que le sage ne devrait comparer une pierre et un mammifère, ni déconsidérer l'individu illettré après l'avoir comparé au lettré. La bonne question semble être celle-ci : de quoi seraient privées les idées générales tirées de l'expérience dont seraient dotés les notions communes applicables à tel phénomène ? Pour saisir les essences singulières des êtres, il convient de renoncer à nos préjugés ! Pour le rationaliste, il n'y aurait donc aucune condamnation a priori de la connaissance issue du laboratoire, quand bien même elle ne produirait comme l'expérience obvie que des images des choses. Et, a priori, il n'y aurait aucune condamnation à formuler à l'encontre de la science qui procède par reconstitution des causes à partir de la mesure des effets (abduction) et non par déduction à partir de définitions et d'axiomes.

Enfin, si nous prenons du recul, en adoptant résolument un point de vue rétrospectif sur cet épisode d'histoire des sciences tout en nous méfiant des jugements de valeur simplistes portés sur les thèses professées par nos philosophes, il est possible de vérifier une idée forte de Don Ihde sur la marche des sciences et le couplage techniques-connaissances positives1. Ce qui départage les écoles et les personnes et constitue la vraie marche de la science (et de la maîtrise de la nature qui lui est corrélative) n'est pas de l'ordre de la cohérence formelle mais de l'ordre du vécu : ce qui triomphe est toujours une forme de vie, celle de ceux qui vivent la science en incorporant (embodiment) à leur corps biologique et ses premiers organes sensibles des instruments et des technologies adaptées à des finalités précises, prolongeant par les uns puis démultipliant par les autres, ses capacités perceptuelles.
Je laisse le soin à Michel Puech de préciser la pensée ihdienne, pensée sur laquelle nous nous sommes régulièrement appuyée pour saisir l'enjeu de ce dialogue Boyle-Spinoza. Contre l'opposition abstraite d'un stade pré-scientifique et d'un âge scientifique, mieux vaut envisager le progrès de la raison en insistant sur le nécessaire passage épistémologique de la science-connaissances à la science-pratiques :
"Ihde ramène la constitution de la science à une activité technique particulière, le knowledge gathering (collecter de la connaissance, Ihde, Technics and Praxis, 1979). Cette activité peut être décrite comme une transformation de l'expérience, selon une intentionnalité (en un sens revendiqué comme husserlien) particulière. La détermination principale de la situation d'intentionnalité qui caractérise la science moderne intervient dans la perception et est constituée par l'instrumentation. La structure nécessaire de la collecte de connaissances via cette perception modifiée est la structure d'amplification/réduction (enrichissement/appauvrissement de l'expérience) dans laquellle se réalisent de véritables intentionnalités instrumentale (...)"
http://michel.puech.free.fr/docs/2007ihde.pdf

Ceux qui seraient effrayés par ce genre d'approche, celle d'une oeuvre dont ils n'ont guère entendu parler, peuvent également se tourner vers un auteur au programme des classes de Terminale, Gaston Bachelard et ses analyses du développement de la chimie ( Le Nouvel Esprit scientifique chapitre VI, 1934, Le Matérialisme rationnel, 1953, en particulier le chapitre sur l'alchimie - Paracelse - et le dernier chapitre, par exemple le passage sur les couleurs de la combustion). L'épistémologue français y étudie les débuts de la science, la nécessaire rupture avec l'expérience commune et l'imagination illusoire qui l'accompagne – les projections conscientes et inconscientes de l'expérience vague – , dans une pratique phénoménotechnique également portée par l'audace (nier les qualités secondes comme les conclusions arbitraires de la métaphysique) et par la prudence (prudence incarnée par le travail de laboratoire, en ce que le scientifique y prend le temps de construire l'expérience pour qu'elle puisse répondre à une question théorique préalablement formulée en termes opératoires).

Finalement la grande leçon de Spinoza sur la rémanence des illusions (Éthique, II, 35, scolie) s'accorde fort bien avec l'idée bachelardienne de l'obstacle épistémologique et s'applique aux expériences de chimie qu'il a lui-même effectuée, spontanément, et que Boyle qualifie de « banales et douteuses » (Lettre XIII). Et si ce dernier disqualifie ainsi le travail de Spinoza en sa « cuisine », son laboratoire enfumé, c'est parce qu'il refuse d'en voir la fidélité aux principes de la physique cartésienne et parce qu'il croit ne pas partager la même horreur envers l'absurdité manifeste, comme celle d'une d'« un accident ayant une existence propre » (Lettre XIII). Boyle a reconnu cet obstacle épistémologique. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'en a pas rencontré lui-même dans sa pratique de recherche !


1Dans "Has the Philosophy of Technology Arrived ? A State-of-the-Art Review", Don Ihde (2003) reconnaît le caractère novateur de l'ouvrage de Schaffer et Shapin, Leviathan et la pompe à air. (1985) http://homepage.usask.ca/~wjb289/PHIL398/readings/Ihde_Has_the_Philosophy_of_Technology_Arrived.pdf
Mais Ihde ne semble pas s'attarder ni sur la science de Descartes, ni sur celle de Spinoza.