Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

vendredi 24 décembre 2010

Des puissances complexes

Don Ihde fait partie d'un courant de pensée pour lequel les outils ne sont pas neutres. Mais que signifie ce dépassement de la thèse de la neutralité de la technique ?

Une façon de l'interpréter est celle qui est retenue par la pensée réactionnaire ou les Pandore de la dystopie : les techniques seraient essentiellement mauvaises, aliénantes, aveuglantes. Elles créeraient des univers dystopiques, en faisant rêver les peuples de lendemains qui chantent et orchestrant, à leur insu, toujours des lendemains qui déchantent !
Or Ihde se méfie également des pensées utopiques que des pensées dystopiques. Il faut donc une autre interprétation. J'interprète cette thèse sur la technique, chez Ihde et quelques autres, comme étant une des manifestations du refus de l'essentialisme, cette forme de pensée réductrice que la métaphysique et l'ensemble de ses dualismes incarnent avec une constance remarquable depuis des siècles. Les techniques ne sont pas métaphysiquement neutres : elles contredisent et contrecarrent les métaphysiques, la simplicité (ou le simplisme) des dichotomies issues de la métaphysique. Ainsi, elles nous invitent à construire une culture matérielle.

Prenons l'exemple classique de la volonté. Au lieu de voir la volonté comme l'ensemble des volitions particulières d'un individu particulier, la métaphysique en fait une faculté ayant sa réalité propre, opposée à celle d'une autre faculté, l'entendement. Il y a essentialisation de la volonté. Dans un cadre de pensée dualiste. Certes nous avons le droit de construire toutes les idées abstraites dont nous avons besoin. A partir des volontés individuelles dans leur pluralité nous pouvons construire l'idée générale de volonté dans son unicité. Mais cela ne nous autorise pas à en faire un être en soi, une réalité principielle dotée de plus d'être que tout ce qui existe, naît, vit et meurt. La volonté est et reste une abstraction. En soi, elle n'est rien et ne fait rien. Contrairement à ce que croient certains esprits attirés par le mysticisme, elle ne nous dote pas d'un libre arbitre, conçu comme mystérieux pouvoir de l'auto-détermination absolue, merveilleuse puissance qui nous soustrairait aux lois de la nature.
Revenons à l'outil. Cette abstraction ne doit pas être sur-interprétée. Dans les rets de la métaphysique essentialiste, l'outil devient Liberté ou Esclavage. Il devient Esclavage par dépit de ceux qui le rêvaient Liberté ! Or l'outil n'a jamais été neutre. Pas davantage que la volonté a jamais été autonome. Affirmer la neutralité technique c'est produire une abstraction d'abstraction. Et c'est prendre le risque de ne plus rien comprendre à notre rapport aux outils. La nier c'est donc, par opposition, faire attention à la manière dont nous construisons l'abstraction "nos outils" pour ne signifier rien de plus que ce qui est matériellement impliqué dans l'ensemble de nos outils. Le piège serait de passer de nos idées vagues sur les outils à une réification de la technique. Ce serait d'opérer à une réduction de la technologie. Et un remplacement de ce qu'elle est effectivement par ce qu'elle semble être quand elle est sous la domination de notre imagination.
La neutralité de la technique, cela ne veut pas dire que la technique est pour nous un Destin : la technologie a une histoire qui n'est en rien un développement fatal. Cette histoire mérite toute notre attention.

Prenons un nouvel exemple et développons-le.
Pourquoi pas les Technologies de l'Information et de la Communication ? Les réflexions de Jacques Daignault et de quelques autres nous incitent à retenir ce très bon exemple. C'est une occasion de préciser ce qu'est - négativement - le refus de la thèse de la neutralité des techniques et - positivement - l'adoption de la thèse idhienne de "l'inclination télique" (telic inclination).

Professeur à l'Université du Québec à Rimouski, président de l'Association Québécoise des Utilisateurs de l’Ordinateur au Primaire-Secondaire (AQUOPS), Daignault a produits deux articles, disponibles sur le Net, dans lesquels il commence par exposer cette notion pour pouvoir, par la suite, développer sa propre pensée critique sur les TIC.


En 2001, il publie un article dans la revue de sociologie Esprit critique, intitulé "La force des communautés virtuelles : créer en ne s'actualisant pas".
http://194.214.232.113/0310/article4.html

En 2005, il prononce une conférence intitulée "Les TIC, un monde à partager".
http://www.framasoft.net/article3688.html

La non neutralité des techniques dans le cas des communautés virtuelles est ce qui fait que, dès l'origine, de telles communautés en se créant rencontrent un problème politique, qui n'est pas que technologique et qui n'est pas fondamentalement économique.
Dans le cas des TIC, elle est synonyme de modification du statut de la connaissance et de bouleversements affectant l'économie de la connaissance, partant la propriété intellectuelle. Jacques Daignault (2005) s'efforce ainsi de traiter rigoureusement le problème du partage, entendu soit comme "monde à partager" (accès à des biens communs) soit comme "monde à se partager" (échange de biens sur le marché). Il se donne comme objet de réflexion le fait qu'aujourd'hui, par le développement des TIC  "la propriété intellectuelle est lourdement hypothéquée et que le statut de la connaissance comme bien commun et universel, au même titre que l’air ou l’eau, est clairement menacé."

Voici, schématiquement et à l'aide de citations, comment il construit sa réflexion sur les technologies.
D'abord, il décrit l'outil en général comme une réalisation métastable du génie humain, sous-entendant le "designer fallacy" de Don Ihde. Ainsi il dégage ce qu'il appelle les "puissance" de l'outil.
"Une manière simple de distinguer un outil et une technologie associée (comme par exemple le marteau et la construction des bâtiments) est de considérer la technologie comme une puissance de l’outil : tout l’horizon des possibles qui se dégage du maniement de l’outil. Généralement un outil est associé à une technologie en particulier, celle qui l’a fait naître. Mais un même outil peut être associé à plusieurs technologies. Le marteau peut servir en effet au cambriolage ou à la musique (il existe en effet des technologies du crime et d’autres, de l’art) ; il aura ainsi des puissances différentes selon la technologie de référence."
Ensuite, retenant l'exemple de l'ordinateur, il met en cause l'idée commune de facteur technologique indépendant pour lui substituer l'idée plus en prise sur le réel d'"agencement technologique associé" : ce qui préside à l'adoption d'une technologie par des utilisateurs n'est pas uniquement ce qu'elle apporte (et coûte) indépendamment de tout le reste, mais la manière dont elle peut s'associer à d'autres technologies pour rendre possible la réalisation d'un projet.
"L’ordinateur n’est pas d’abord né comme outil d’apprentissage. Mais certaines technologies de l’apprentissage l’ont vite adopté. D’autres l’ont, par contre, longtemps rejeté ; le rejettent encore. Il importe donc d’ajouter à la distinction entre l’outil et sa technologie associée, celle, tout aussi importante, entre une technologie et l’agencement technologique associé : aucune technologie n’existe indépendamment de ses concurrentes. Il n’y a pas une, mais des technologies de la construction, des technologies de l’apprentissage, des technologies de l’information et de la communication (TIC), etc. Ainsi, un même outil peut avoir des puissances différentes, voire même contradictoires, au sein d’un seul agencement technologique."
Enfin, parlant d'"intersection", il souligne la dimension proprement culturelle ou sociétale des technologies. Il expose alors le cas des TIC comme étant exemplaire de ces technologies qui font parler d'elles parce qu'elles soulèvent immanquablement des interrogations de nature diverse : politiques, économiques, juridiques, pédagogiques, éthiques... 
"Considérons maintenant l’agencement des TIC. L’information et la communication ne sont l’apanage d’aucun objet : ni de l’apprentissage, ni des médias ni de l’informatique, etc. Cela pose une troisième distinction : un agencement technologique est probablement toujours à l’intersection de plusieurs objets de nature différente et, en vertu des groupes en lutte qui s’en disputent la propriété ou l’usage, de nature forcément contradictoire. Ainsi la puissance technologique doit-elle composer avec d’autres puissances, susceptibles de l’affecter négativement ou positivement. La puissance d’un ordinateur peut donc varier non seulement en fonction d’une technologie associée et de l’agencement dont elle est partie prenante, mais également en fonction de sa capacité à composer avec d’autres puissances que la sienne, par exemple le commerce, l’enseignement, l’information, la recherche scientifique, etc."

Mentionnant un petit article de Don Ihde, "Philosophy of Technology as Hermeneutisc Task", (Document dactylographié, 1994, 8 p.) Daignault conclut cette réflexion initiale - didactique, au sens large du terme - sur la non neutralité des techniques. Ce qui veut dire, si l'on a bien suivi ce qui vient d'être dit, que les technologies sont métastables, couplées les unes au autres, en concurrence avec d'autres puissances pour ordonner le monde, et faire fonctionner la société ou faire émerger des formes modernes de la culture :

"En résumé, les technologies ne sont pas réductibles à des ensembles d’outils ou de moyens neutres auxquels on impose ses fins ; elles sont toujours déjà travaillées par une histoire porteuse de ce que Ihde appelle des « inclinations vers une fin » (telic inclination) ; on dira plus généralement : des tendances multiples et souvent contraires avec lesquelles toute volonté doit composer sa puissance."

Au lieu de résumer moi-même les conclusions auxquelles Daignault aboutit quant à l'utilité des TIC pour ouvrir le monde au partage, j'en donne juste le plan et le dernier mot de l'auteur. Espérant donner à chacun envie de le lire.
  • Cristallisation des puissances des TIC
  •  Des puissances menaçant l’éducation publique
  •  Puissances du piratage et droit d’auteur
  •  La puissance du logiciel libre
  •  Quand le libre et l’éducation composent leur puissance
Conclusion : ni nouvel obscurantisme ni progrès invincible, les technologies font partie de notre culture matérielle décidément anti-dualiste. Et elles nous invitent à la coopération, sans aucun doute, car la culture matérielle pourrait y gagner une lucidité accrue. Mais la culture n'est rien d'autre que la somme des choix singuliers et des valeurs particulières d'un peuple, d'un individu. Sans nous, rien n'est gagné d'avance : "Le logiciel libre ce n’est plus seulement l’affaire des informaticiens, c’est une responsabilité civile qui s’inscrit dans le prolongement des préoccupations écologiques. On ne se moque plus, aujourd’hui, de ceux et celles qui réclament des protections contre la pollution de l’air et la privatisation de l’eau. On remerciera peut-être, demain, ceux et celles qui, aujourd’hui, militent pour la protection de la connaissance comme bien commun et universel et pour la survie même de l’éducation."

Et pour ne pas allonger inutilement l'analyse, comme je me suis focalisé sur l'idée de non neutralité des techniques, je note seulement qu'on retrouve le même cadre de pensée dans l'article de 2001, sur les communautés virtuelles.
Daignault précise d'abord sa compréhension des technologies comme incarnant des tendances culturelles qui sont fluctuantes et passablement irréfléchies puis comme ouvrant un espace de liberté et de responsabilité. Il interprète les TIC comme un ensemble d'expériences se développant suivant une logique propre, certes, mais par le seul fait des acteurs et de leurs stratégies personnelles d'échange et de don.
" (...) L'Internet est une technologie complexe et comporte "favor" et "telic inclinations" pour reprendre l'expression de Ihde (Burch, 2000:10). Il est en effet raisonnable d'affirmer que "Technologies transform our experience of the objects in the world non-neutrally." (Ihde, 1994:7). Plusieurs auteurs n'hésitent pas d'ailleurs à parler d'hybrides (Harraway, 1997; Latour, 1987; Fountain, 2001) concernant les liens entre l'humain et les nouvelles technologies, au sens d'une destinée commune.
 (...) Nous avons, pour assoir notre position concernant la non-neutralité de la technologie, référé plus tôt à la notion de "telic inclinations" d'Ihde (1994) et à ses parentés épistémologiques rencontrées chez Serres, Harraway ou Latour. Nous irons un plus loin maintenant en explicitant cinq règles que nous avons dégagées de différentes analyses du mouvement des technologies en général et de l'Open Source en particulier.
  1. Toute technologie est porteuse de tendances assez fortes concernant son usage,
  2. ces tendances entrent en relation avec les intérêts que poursuivent les collectifs ayant recours à ces technologies,
  3. cette interrelation est porteuse de tensions créatrices et/ou destructrices des effets anticipés,
  4. les collectifs aux prises avec ces tensions n'en sont pas forcément conscients,
  5. la mise en lumière des ces interrelations et de ces tensions est souvent l'effet inattendu d'une écologie plus générale des collectifs. 
 A méditer.

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