Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

vendredi 17 décembre 2010

Méthodes... la postphénoménologie en question

Merci Helena !

Commentant le choix de Don Ihde de publier simultanément Postphenomenology and Technoscience. The Pekin University Lectures (2009) et Embodied Technics (2010), Helena de Preester évoque une pensée philosophique en voie de sédimentation – fixée une fois pour toutes dans ses idées directrices (sa méthode) et sa compréhension d'ensemble des enjeux contemporains (sa lucidité propre) – mais qui demeure ouverte à la confrontation avec l'ensemble des autres pensées critiques.
Ihde expose ses idées sans toujours répondre à d'éventuelles objections ou sans tenir compte tout simplement de l'existence de points de vue divergents. C'est donc au lecteur de faire ce genre de rapprochements s'il l'estime nécessaire. Mais la pensée d'Ihde est souple. Elle est issue d'un dialogue avec d'autres pensées parfois assez éloignées quant à la méthode et quant à l'intelligence du réel. Elle se reconnaît volontiers tributaire d'influences diverses, philosophiques, sociologiques et même culturelles au sens large du terme.
Ihde maintient la porte ouverte. Soit.

Le compte-rendu de lecture de réalisé par Helena de Preester pour Springer Science (2010) mérite le détour. Son honnêteté fait qu'il est sans concession.
En voici un extrait, traduit par mes soins. J'ai retenu au milieu de l'article un paragraphe relatif à la question centrale de l'adoption par Ihde d'une position philosophique de type post-phénoménologique :

« Ihde lui-même situe la divergence qui existe entre la postphénoménologie et la phénoménologie, à plus forte raison l'opposition au transcendantalisme, dans l'adoption d'une perspective « non-subjective » et « inter-relationnelle », celle d'une approche phénoménologique corrigée par le modèle pragmatique organisme/environnement. L'analyse qu'il produit de la technique corporelle du tir à l'arc comme phénomène métastable (une structure est métastable quand elle donne lieu à différentes trajectoires stables, d'où une pluralité phénoménale), s'incarnant dans des mondes-de-la-vie culturellement et historiquement déterminés, montre que la conscience est pour lui une abstraction et que l'expérience est une question d'incarnation et de mise en situation. Or, il existe un large éventail de positions contemporaines anti-dualistes et anti-représentationalistes qui évoquent la cognition comme étant située et incarnée, tout en s'inspirant beaucoup de la phénoménologie, en particulier du travail de Merleau-Ponty, et mettant en évidence l'interaction de l'organisme et de son environnement. Bien que ces études se présentent clairement comme « post-subjectivistes » ou vouées à la défense de thèses « post-objectivistes », Ihde ne les mentionne pas. Et il ne semble pas non plus dialoguer avec elles, même implicitement.
Les théories de l'énaction (cf. Menary 2006), par exemple, pourraient bien constituer un excellent fondement philosophique pour la postphénoménologie. Par conséquent, ce serait une entreprise très intéressante que de revenir sur le choix d'Ihde de s'appuyer sur le pragmatisme et de comparer les avantages des présupposés pragmatiques avec les présuppositions formant ce genre de théories, apparemment plus proche de la phénoménologie. Ainsi, d'une part, en raison du fondement de sens pragmatique de la philosophie d'Ihde, la postphénoménologie sous sa forme la plus récente serait sans doute moins post- qu'elle ne serait une forme d'hybridation de la phénoménologie ou encore une alterphénoménologie. Mais, d'autre part, puisque Ihde accentue les capacités de médiation des technologies, le nom « postphénoménologie » pourrait être très bien choisi, car, en général, les mouvements qui se disent -post abandonnent la foi dans l'existence d'une « réalité » existant en dehors des médias, foi dans le non médiatisé et dans le transparent. Il n'est pas toujours très facile de savoir si Ihde partage ce « au revoir » lancé au « réel », mais de nombreux exemples illustrent son tournant de pensée empirique et l'on peut au moins dire que pour lui les technologies sont des médiations qui sont co-constitutives de notre expérience. »

Revenons d'abord au commencement de l'article pour mieux en comprendre la problématique.

Le début de la recension rappelle le lien de la philosophie ihdienne avec ses devanciers, Dewey et sa pragmatique Théorie de l'enquête, Husserl et son idée fondamentale d'intentionnalité, Heidegger et sa réflexion sur l'être-au-monde, Merleau-Ponty et sa notion de monde vécu.
Pour le phénoménologue, la réalité des techniques est intentionnelle. Et, dans la relation être conscient-technique utilisée, l'objet n'est pas un simple outil ou un instrument doté de neutralité : les technologies que nous employons agissent sur nous, modifient notre être-au-monde.
Mais rien n'est simple au royaume de la phénoménologie... Le transcendantalisme des grands ancêtres est aujourd'hui mis sur la sellette. D'aucuns espèrent même pouvoir réaliser une naturalisation de la phénoménologie ! Ils espèrent que les descriptions phénoménologiques en première personne pourront prochainement rejoindre les (ou s'intégrer aux) explications naturalistes des scientifiques, en troisième personne.
Ihde s'inscrit dans cette modernité de la phénoménologie. Il adapte la phénoménologie dont il ne retient de la méthode initiale qu'une variante de la méthode de la variation, pas celle qui est censée mener au dégagement des caractéristiques eidétiques des différentes sortes d'êtres mais celle qui prend au sérieux les formes du réel et insiste fortement sur la variabilité constitutive des êtres, sur leur métastabilité.

Le passage précédemment traduit suggère donc que la postphénoménologie s'est peut-être arrêtée au milieu du gué. Et que notre auteur aurait mieux fait de vouloir distinguer les approches que d'essayer de les rapprocher.
La référence à la théorie de Valera, l'énaction, souligne ainsi que, si Ihde fait l'effort de rejoindre la psychologie scientifique et les sciences cognitives et s'il ne rechigne pas même à entrer dans les laboratoires, il répugne néanmoins à adopter un modèle résolument anti-moderne. Certes, il n'a aucune sympathie pour les pensées systématiques qui restent des systèmes de la subjectivité ou pour les ontologies qui n'arrivent pas à reconnaître l'être dans sa dimension relationnelle. Certes, Ihde se méfie du représentationalisme moderne mais il tente aucune synthèse à proprement parler ; il affronte les tendances dogmatiques du constructivisme en s'efforçant d'utiliser la moins dogmatique des herméneutiques, l'herméneutique matérielle.

Remarque : l'énaction est à la mode dans certains cercles. En voici juste une présentation, tirée de Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89naction

Par la suite, Helena de Preester établit un parallèle entre Don Ihde et Bernard Stiegler. L'un comme l'autre pensent que le salut de la phénoménologie passe par un retour des techniques dans le domaine d'investigation du phénoménologue. L'un et l'autre ont été impressionnés par les analyses de Husserl portant sur l'écriture, déplorant que ce modèle n'ai pas été suffisamment remarqué par les phénoménologues, n'ai pas entraîné le développement de l'interprétation dans le monde des techniques et des technologies. Mais par contraste avec Stiegler qui verse parfois dans le transcendantalisme, Ihde apparaît comme tenté par la naturalisation de la phénoménologie.

Que recherche Ihde en se rapprochant du pragmatisme de Dewey, en reconnaissant une dette à son égard ? Il semble que ce soit des bases mais pas un fondement. Que ce soit les bases d'une anthropologie résolument évolutionniste, partant une possibilité d'interpréter le monde sans céder au mirage du donné originaire accessible par l'intuition. Helena de Preester cite ainsi la page 41 de Postphenomenology and Technoscience :
« Je prétends que nous n'avons pas une connaissance directe et introspective de la façon dont nous mettons en forme notre vision.
Au contraire, cette connaissance de soi doit être acquise par la réflexion et en interaction stricte avec notre expérience de l'être-dans-le-monde
. (...) Dans ce domaine, ce que nous apprenons sur notre structure de la vision, comme structure orientée, informée, située – ne provient pas de l'introspection. Il s'agit plutôt de saisir quelque chose d'inter-relationnel et réflexif, ce qui dans chaque cas implique une perception «externe». »

Une fois cette compréhension acquise, reste à affronter le plus difficile. Il s'agit, d'après notre critique belge, de suivre Ihde dans sa réflexion sur les formes de vision médiatisées, amplifiées ou produites à l'aide d'instruments. Avec des lunettes ou bien avec un radiotélescope. D'une part ces deux exemples ne sont pas équivalents car les technologies contemporaines ne se contentent pas de grossir ce qui est déjà visible mais elles donnent également à voir ce qui n'est pas pour l'être humain de l'ordre même du visible ! Parfois elles grossissent des images, par isomorphie, parfois elles créent des images qui ne sont isomorphes d'aucunes autres « images ». Preester note l'intérêt du chapitre V du livre Embodied Technics pour cerner ce problème. Mais ce qui l'intéresse d'abord est la manière dont Idhe se confronte à la médiation technique des perceptions et arrive peu ou prou à affronter le problème des aspects pré-réflexifs de l'expérience. Saisir ce qui se passe quand nous regardons dans un miroir, comparer notre vision à celle des animaux, voici de véritables défis pour la pensée, pas seulement pour la phénoménologie. D'après Preester, Ihde ne résout pas vraiment le problème qui consiste à déterminer quel type d'épistémologie est requis pour aborder ce genre de question. Sa théorie de l'embodiment serait nécessaire mais pas suffisante.

N'ayant pas tout compris à ce dernier développement critique, visiblement inspiré des réflexions de D. Legrand « Pre-reflective self-as-subject from experiential and empirical perspectives » (2007), je me garde bien de me prononcer à mon tour. Ce qui est sûr est que Postphenomenology and Technoscience appelle plus que jamais une lecture critique personnelle.
C'est le livre d'Ihde que je me propose de traduire complètement un premier. Je l'ai trouvé assez clair à ma première lecture. Peut-être suis-je passé à côté de certains enjeux.

Pour finir, quelques informations et liens.

On peut lire l'article en le téléchargeant au lien suivant :
http://helenadepreester.files.wordpress.com/2010/11/reviewihdehumanstudies.pdf

D'origine flamande, Helena de Preester effectue des travaux de recherche dans le Département de philosophie et de sciences morales de l'Université de Ghent (Belgique). Sa page personnelle peut être consultée par les curieux ; on y trouve une photo à la rubrique « Info », et surtout une liste d'articles souvent téléchargeables à la rubrique « Publications », aucun n'est en français :
http://helenadepreester.wordpress.com/

Mais devant cette prolificité, on ne peut qu'être impressionné !

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