Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

lundi 27 décembre 2010

Au gré du vent

En France, tout le monde n'ignore pas Don Ihde.

Parmi les exceptions il y a bien sûr des penseurs et philosophes des techniques. Professionnels, ils sont payés pour faire des recherches ; quelques uns découvrent Ihde, à l'occasion d'une de leur enquête sur un sujet quelconque, les artefacts, l'énaction, les phénoménologues américains, l'herméneutique, la signification et la portée du terme "technoscience" l'opposition du « vorhanden » et du « zuhanden »...

Bernard Andrieu de la Faculté du soprt de Nancy, a conçu un "corpus international" des oeuvres portant sur le corps, regroupant 50 000 références. Et il mentionne Bodies in Technology à l'entrée "Technique". Ouf ! http://www.staps.uhp-nancy.fr/bernard/corpusinter.htm

Sylvain Lavelle, enseignant au sein de l'ICAM de Lille, membre du Centre Ethique Technique et Société, cite Ihde pour son idée du « designer fallacy », dans un article consacré à Langdon Winner « Politique des artefacts. Ce que les choses font et ne font pas », in Cités, n° 29, 2009.

Natalie Depraz, de la Sorbonne, a eu entre les mains Experimental Phenomenology (1986). On l'apprend dans « Le paradigme énactif à l'épreuve de sa pragmatique expérientielle en première personne » (Intellectica, 2006), quand elle affirme, en note : « C. Lenay utilise à juste titre, pour qualifier son projet, l’expression de « phénoménologie expérimentale » (p. 45) (reprise à Don Ihde, Experimental Phenomenology, référence dont la filiation serait intéressante à retracer d’ailleurs)

Pierre Vermersch, du Groupe de Recherche sur l'Explicitation (CNRS) indique quelques oeuvres de Don Ihde dans une des notes de bas de page de son « Etude psycho phénoménologique d'un vécu émotionnel. Husserl et la méthode des exemples ». Son centre d'intérêt – le vécu des émotions et la conscience de ce vécu, est bien indiqué par son choix d'oeuvres ihdiennes :
  • Listening and voice : a phenomenology of sound (1976)
  • Consequences of phenomenology (1986)
  • Experimental Phenomenology (seconde édition, 1986)
  • Descriptions (1985, recueil sous la direction de Don Ihde et de Hugh Silvermann, pour les vingt ans de la Society for Phenomenogy and Existential Philosophy).
Et voici précisément le passage qui appelle cette note. « Si l'on suit les conseils d'Husserl, abondamment repris et illustrés essentiellement par les phénoménologues américains [36], toute description phénoménologique doit se tourner successivement vers un point de vue noétique, noématique et égoïque, comme il en esquisse la démonstration dans le § 92 des Idées I. »

Parmi les références principales de son séminaire de 2005, « L'éthique et la société à l'épreuve des technologies », Pierre-Antoine Chardel inclut Don Ihde. Peu-être parce qu'il a invité Peter Kemp à participer à ce séminaire - Kemp ayant retenu et publié un article d'Ihde « Philosophy of technology » dans Philosophical Problems today, vol. 3, World and Worlhood, Springer, 2004 -.

Jean Greisch, enseignant-chercheur attaché au CNRS et professeur à l'Institut Catholique de Paris, retient une oeuvre d'Ihde dans la bibliographie de son Cogito herméneutique (Vrin, 2000), mais pas de trace du philosophe dans le corps du livre ni dans l'index des auteurs. L'oeuvre retenue est en fait une critique de Ricoeur, Hermeneutic Phenomenology : The Philosophy of Paul Ricoeur (1986).

Dans son intervention au colloque de Grenoble, « Regards sur les technosciences » (2004) Gilbert Hottois s'amuse : « Lorsqu'on acquiert une histoire, on vous invente promptement des préhistoires, qui se perdent dans la nuit des temps. Ainsi, récemment encore, j'ai lu qu'on faisait remonter la technoscience à l'Ecole d'Alexandrie... mais pourquoi pas me suis-je dit alors, aux Ioniens, à Thalès lui-même, ingénieur-philosophe, penseur-technicien comme le rappelle gilbert Simondon. »
Ce « on », c'est Don Ihde dans l'ouverture de Philosophy and technology (New York, Parangon House, 1993).
Voici la page du site des éditions Vrin consacrée à l'ouvrage tiré du colloque mentionné, Regards sur la technoscience (2006), dont Jean-Yves Goffi est le directeur :
http://www.vrin.fr/html/main.htm?action=loadbook&isbn=2711618463

Dans « La technoscience met-elle en danger la diversité culturelle », Hottois est plus sérieux. On retrouve Ihde en bonne compagnie.
« d’inJe considère (avec d’autres, tels Bruno Latour ou Donna Haraway ou Don Ihde, quoique dans des sens différents), que le terme de “technoscience” s’efforce de désigner d’une manière adéquate la réalité complexe de la science contemporaine, fort éloignée d’un projet fondamentalement théorique supra-social ou extra-culturel. Cette réalité est celle de la Recherche et Développement (R&D) publique et privée, nationale et internationale. Très coûteuse, la R&D exige des fonds privés et/ou publics importants. Aussi le sujet de la technoscience – je veux dire : les acteurs, ceux qui rendent possible et font la R&D – n’est pas simple. Ce sujet est pluriel et, souvent, conflictuel5. Les chercheurs sont au centre ; mais ils ne peuvent rien sans les politiques et les industriels qui décident des moyens et des budgets. Toutefois, dans des démocraties à économie de marché, politiques et entrepreneurs, à leur tour, sont dépendants des citoyens (qui votent) et des actionnaires et des consommateurs (qui achètent). Or, les individus achètent et votent en fonction formations, de représentations symboliques, de croyances, de convictions, d’idéaux, de projets de sociétés, de valeurs, d’intérêts, de raisons et d’“irraisons” multiples. D’où l’importance aujourd’hui reconnue de la perception publique des sciences et des techniques et le rôle décisif de l’éducation et des médias pour cette problématique. » http://www.iales.org/doc_francais/La%20technoscience%20met-elle%20en%20danger%20la%20diversite%20culturelle.pdf

Pierre Steiner de l'Université de Compiègne cite Ihde à l'occasion d'une réflexion sur le caractère constituant et constitué du mode d'action technique, dans « Philosophie, technologie et cognition, État des lieux et perspectives » (2010).
Début de la réflexion :
« En suivant la terminologie de Lenay (2002) (thématiquement proche de la distinction heideggerienne entre vorhanden et zuhanden), l’objet technique(paradigmatiquement ici l’outil, en raison de son caractère amovible [19]) existe sous au moins deux modes de relation avec l’usager : en tant que saisi, et en tant que lâché/déposé.
Saisi, l’objet technique joue un rôle constituant pour nos capacités d’action, de raisonnement ou encore de perception, en étant non-perçu, ou encore transparent (je perçois par mes lunettes ; je ne perçois pas mes lunettes). À partir de Don Ihde [20], on peut, au sein de l’objet technique constituant, distinguer la constitution se réalisant par incorporation (l’usager fait l’expérience de l’objet technique comme partie de lui-même ; l’objet est ainsi une extension transparente du corps propre (moyennant appropriation), amplifiant ses pouvoirs d’action et de perception) de la constitution se réalisant sur un mode herméneutique (l’objet technique médiatise mon accès et ma relation à un nouveau monde autrement inaccessible, en m’offrant quelque chose de nouveau à voir, souvent par le biais de représentations à déchiffrer (produites par exemple par le télescope, le microscope [21], le thermomètre, la TEP, le sismographe,…)). Déposé (en étant disponible ou défectueux), l’objet technique peut être vu, considéré, partagé, transmis, réparé, amélioré, voire perçu et craint comme autre et étranger... Il existe alors avant tout sur un mode constitué.
On peut cependant imaginer diverses complexifications et nuances de cette partition. Par exemple, ce rôle constituant, l’outil ne le joue que si l’agent est capable de l’utiliser et donc de le saisir, éventuellement en ayant au préalable perçu l’outil comme saisi par autrui. Lorsque je perçois l’outil être saisi par autrui, cet outil existe ainsi sur un double mode : il est constituant pour autrui, et constitué pour moi, en tant que sujet percevant. Ma perception de la saisie de l’objet technique par autrui n’est donc pas exclusivement la perception d’un simple déposé ou d’un constitué pour moi (comme lorsque l’objet technique est à terre) : elle est aussi perception du rôle constituant de l’outil pour autrui et donc aussi, possiblement, pour moi. »
Notes :
[19] Pour les impasses d’une tentative de définition de l’outil en termes de conditions nécessaires et suffisantes, voir Lestel (Les origines animales de la culture, 2001, chap. 2). Pour Simondon (L’invention dans les techniques, 1968), les outils sont des prolongements des organes effecteurs qui arment le corps agissant ; les instruments (d’optique et de mesure, par exemple) prolongent les organes récepteurs, et adaptent le corps pour obtenir une meilleure perception. Bon nombre de dispositifs peuvent être à la fois outil et instrument : on peut penser au cas élémentaire d’un marteau (utilisable pour enfoncer un clou et pour évaluer l’épaisseur d’un mur) ou d’un ordinateur (qui facilite les opérations de l’usager en l’informant en permanence de l’état de ses différentes fonctions et capacités (mémoire,…)).
[20] Voir Ihde (Technology and the Lifeworld, 1990). Ihde, il faut le préciser, propose ces distinctions dans le cadre d’une réflexion sur ce qu’il appelle intentionnalité technologique (1990, p.141), c’est-à-dire l’intentionnalité (mode d’ouverture au monde) techniquement médiatisée. 
[21] Voir, sur ce point, le texte classique de Hacking (« Est-ce qu’on voit à travers un microscope ? » 1981).

Voici le lien vers le fichier PDF de l'article de Steiner :
http://www.intellectica.org/actuels/n53_54/IntroPS.pdf

La moisson a-t-elle été bonne ? On peut en douter.
Ces quelques références et remarques ne manquent pas d'intérêt. Mais elles témoignent aussi du fait qu'Ihde n'est pas toujours (ou toujours pas) considéré comme un penseur de premier plan. Ce qu'il est pourtant, en dehors de nos frontières.

On attend que Natalie Depraz suive sa bonne idée de réfléchir la « phénoménologie expérimentale » et de remonter la filiation des articles de Lenay (lesquels ? La bibliographie ne le mentionne curieusement pas...) jusqu'à Ihde.

Pierre Vermersch en fait un phénoménologue parmi d'autres... alors que la singularité de la position de notre philosophe saute aux yeux. Pour Ihde, « noétique, noématique, égoïque » sont des termes représentatifs du « langage tribal » de la phénoménologie, Experimental Phenomenology, (p. 118) ! Ihde ne suit pas strictement Husserl dans sa pratique de la méthode de la variation eidétique. Il s'en inspire au contraire très librement et nie carrément la possibilité de saisie d'un sens originaire par un retour aux choses mêmes. Pour Ihde, Husserl est un philosophe pionnier, remarquable par sa volonté de dépasser l'attitude naïve à l'aide d'analyses de détail de plus en plus fines. Husserl inaugure un type de recherche tourné vers l'infinie variété des modalités de signification des objets qui nous entourent et constituent notre monde.

Pierre-Antoine Chardel adopte dans la présentation de son séminaire une position ambiguë. Je le cite « les technologies s'enracinent dans une certaine image de l'homme et les exigences éthiques qui s’imposent aux générations présentes peuvent se comprendre comme des structures narratives à part entière. » Qu'est-ce donc que cet enracinement ? Enracinement dans une certaine image de l'homme... Laquelle ? Avec beaucoup d'autres, Ihde affirme plutôt que l'image de l'homme s'est fragmentée, est devenue extrêmement mobile ou plastique – les êtres humains amoureux baudelairiens du maquillage se tournant aujourd'hui plus volontiers vers les images qu'ils modifient à leur guise que vers les idoles du passé, fixées dans leur beauté éternelle. Et, dans l'optique de l'Embodiment, il est impensable de réduire les technologies à des structures narratives ou bien à ce qui donne naissance à de telles structures, indépendamment de l'évolution de nos capacités d'action et de la transformation de nos perceptions !

Quand Hottois se moque gentiment de la décision d'Ihde de faire remonter la technoscience à l'Ecole d'Alexandrie, il a raison de souligner le caractère arbitraire d'une telle assignation mais peut-être tort sur un autre point. D'une part, la technoscience est bien aussi vieille que les Grecs, que les travaux de Heron d'Alexandrie... ou de Thalès si l'on préfère. Il a suffi d'un gnomon pour que s'invente la technoscience... D'autre part, la technoscience n'a jamais que des dates symboliques, car il s'agit en fait d'un phénomène collectif qui se réalise historiquement sous la modalité de révolutions théoriques ou pratiques, qui se déploie progressivement sans être clairement identifiable nulle part, qui relève de la grande catégorie des phénomènes émergents.

Merci à Pierre Steiner d'avoir pris le temps de nous rappeler, avec l'exemple des lunettes puis du télescope ou du sismographe, ce qu'Ihde distingue quant à la constitution de notre monde vécu : l'incorporation (Embodiment) des prothèses technologiques (extérieures ou intérieures) – nous vivons avec des artefacts qui dans le meilleur des cas deviennent pour nous transparents car ils ne nous gênent plus et sont devenus naturels – et le mode herméneutique de fonctionnement de l'instrument technologique – nous arrivons à viser une réalité qui n'est pourtant pas là, devant nous, grâce à des symboles qui nous rattachent à un ailleurs, parfois une pure virtualité de monde.

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