Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

mercredi 15 décembre 2010

Lecture et immersion herméneutique

Dans un article de son blog, La Feuille, l'édition à l'heure de l'innovation, Hubert Guillaud nous livre une réflexion critique sur les modes de lecture conventionnels (sur support papier) et non conventionnels (sur écran, écrans d'ordinateurs ou d'objets technologiques dédiés, lecteurs d'e-books du type Amazon Kindle ou Ipad). Cet article intitulé « Lecture, attention, profondeur et matérialité » date d'août dernier.
Guillaud y résume sa lecture d'une enquête récente du sociologue Terje Hillesund intitulée « Digital reading spaces : how experts readers handle books, the web and electronics papers » (DBLP, First monday, 2010). Il en traduit de larges extraits.

Voici les liens vers ces deux articles.
La réflexion critique de Guillaud :
Et l'étude sociologique de Hillesund :

L'enquête porte sur les distinctions à faire entre une lecture continue ou discontinue, linéaire ou fragmentée, superficielle ou profonde, imaginaire ou réflexive. Or, pour tirer parti de son panel de témoignages de lecteurs, Hillesund a le bon goût de s'appuyer sur les travaux d'Anne Mangen, précisément sur « Hypertext fiction reading : haptics and immersion » (Journal of Research in Reading, 2008).
Voici juste le résumé de l'article :

Or Mangen s'appuie elle-même sur la phénoménologie de Don Ihde, en particulier sur les idées exprimées dans Technology and the Lifeworld (1990). Car les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication ont une incidence indéniable sur nos modes de lecture. Elles font apparaître de nouvelles habitudes (recherche de mots-clés, pratiques de l'hypertexte, enregistrement de textes sur nos disques durs) et en font disparaître d'autres (corner une page, souligner ou surligner un passage à la main, avec un crayon ou un feutre). Et il ne faut bien sûr pas oublier le corps, les mains, les yeux : la luminosité de certains écrans est très fatiguante ; les livres se manipulent mieux que les écrans... même si avec les progrès technologiques se sont imposés dans nos vies les portables de toutes sortes, même si l'on attend désormais l'écran souple, ultra-mince, pliable... Pour l'observateur attentif, l'ensemble de ces faits est à l'origine d'une modification de la pratique du livre, de l'écriture et de la lecture.
Demain y aura-t-il encore des bibliothèques ?
Pour celui qui évite la nostalgie et les regrets stériles, les nouvelles expériences de lecture sont un objet de réflexion à part entière. Qu'est-ce qu'une lecture attentive d'un texte papier ou numérique ? Comment décrire la possibilité conjointe d'une réflexion et d'une immersion dans sa lecture, qu'il s'agisse de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust ou d'Ilium de Dan Simmons ? Certes Ihde n'a pas de réponse toute faite, mais il peut être pris pour guide pour construire le questionnement du rapport aux médias. Les livres sont en effet des instruments parmi d'autres. Leurs différents usages suivent les régles générales de l'usage des techniques.
L'attention n'a pas que des différences de degré, variables d'un lecteur à l'autre, d'un moment de la journée à l'autre pour un même lecteur. Elle varie aussi en fonction de la manière dont le livre s'intègre à notre monde vécu. Elle varie qualitativement en fonction de la transparence du livre comme objet technique. Un livre est quasi-transparent. Les bons lecteurs s'immergent presque immédiatement dans leur lecture, sauf quand ils doivent manipuler un livre très lourd qui leur résiste par son seul poids, ou très fragile, dont ils n'osent tourner les pages, ou un in-folio in-8° dont les pages ne sont pas encore coupées. La transparence n'est pas non plus immédiate dans le cas d'un livre électronique auquel nous ne sommes pas habitués, que nous découvrons comme objet technologique ou dont nous ne maîtrisons pas encore les possibilités de « navigation », c'est-à-dire les divers modes d'affichage programmés.
Mais à partir du moment où le support se fait oublier au profit du texte se réalise une « immersion herméneutique » pour reprendre l'expression d'Ihde.
« Dans les relations herméneutiques, l’instrument indique à l’utilisateur d’autres conditions, comme une carte ou d’un livre décrivant l’avènement de l’Homo sapiens. Dans ces relations, l’attention est portée vers la technologie comme un objet de perception. Toutefois, via l’interprétation par le biais de signes, l’utilisateur prend conscience de la situation ailleurs, et comme ce monde virtuel devient le centre d’attention principal, la technologie s’efface. [...] Une exigence pour l’immersion herméneutique est que la technologie offre des perturbations minimes de la part de l’utilisateur, qu’elle devient plus ou moins transparente. Au fil des siècles, des typographes ont amélioré la conception de livres,faisant de la technologie du livre imprimé un outil toujours plus efficace pour la lecture.  (...) » Hillesund reprenant le propos de Mangen, traduit par Guillaud.

La question reste entière de savoir si le livre électronique favorise ou non un mode de lecture. S'il favorise la lecture imaginative ou bien la lecture réflexive. S'il pousse le lecteur à adopter un type d'attention mixte - comme l'est aussi l'immersion herméneutique faisant du livre un objet quasi-transparent - et donc une sorte de lecture mixte, un peu imaginative (et émotionnelle) mais tempérée par la réflexion... ou un peu réflexive (et experte) mais tempérée par l'imagination.

Le Père Noël peut m'offrir un Ipad. Ce serait bien, pour que je puisse livrer mon expérience ou au moins tester de visu et in vivo la difficulté de la question posée.

Pour finir ce billet, un dernier mot. Cela m'amuse de voir comment pour retrouver Ihde dans l'univers culturel mondialisé, il faut, quand on est français, en passer par une chaîne d'intermédiaires. De Guillaud à Hillesund, de Hillesund à Mangen, de Mangen à Ihde – finalement !

2 commentaires: