Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

vendredi 3 décembre 2010

Don Ihde rock n'roll

Lisant et traduisant l'article en ligne "Technologies, Musics, Embodiments" (revue Janus Head, 2007) je suis tombé sur la mention d'un colloque ayant eu lieu en 1981 lors duquel Ihde a fait la connaissance de Daniel Charles. Ce musicologue et philosophe de renom, ami de John Cage, longtemps professeur à Paris VIII-Vincennes puis à Sophia-Antipolis où il a terminé sa carrière, a attiré mon attention.

Grand bien m'en pris. Car en furetant sur le Net, en webant, on découvre que Charles a écrit en 1989 un petit article très bien ficelé, intitulé "Le Complexe de Clovis" (revue ETC, n° 7)- en référence à la célèbre formule de l'évêque Rémi "Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé" reprise par Roland Barthes dans L'obvie et l'obtus. Dans cet article un parallèle est établi entre la pensée critique de Barthes et d'Ihde, l'un parlant du pop art et l'autre du rock.
Le point commun entre ces formes d'art populaires et adorées par la jeunesse - et faite par elle pour elle - est le rapport au corps, la valorisation de ce qui s'adresse directement au corps, de ce qui le fait réagir en amplifiant les perceptions : perceptions de formes visuelles exagérément stylisées et agrandies dans le cas du pop art (Roy Lichtenstein, Andy Warhol) ou bien de sons qui valent d'abord comme rythme et vibrations pour le rock (de Mick Jagger à Boy George en passant par Mickael Jackson). Valorisation de l'archaïque disent les contempteurs de l'art contemporain... comme leurs admirateurs ! Pour les uns, l'anti-art reste ce qu'il est, à peine mieux qu'une provocation donnant lieu à une énième "nouvelle vague". Pour les autres, il devient l'Art dont on a besoin aujourd'hui, parce qu'il nous plaît, parce qu'il nous capte.

Charles développe le parallèle entre la pensée de Barthes et celle d'Ihde. Pour ce faire, il résume la thèse de notre spécialiste des technosciences relative au rock, exposée dans l'ouvrage Technic and Praxis ( 1979) au chapitre "Back to Rock, A musical Odyssey". Cela commence très bien, par le rappel fait par Charles qu'avec Don Ihde on n'a pas affaire à "une phénoménologie de pacotille". Effectivement !
L'analyse peut être conduite en deux temps. D'abord, en partant de la sociologie pour aller vers la phénoménologie, on observe que la musique rock a un certain nombre de caractéristiques : tendance à se répandre mondialement dans toutes les classes sociales, goût pour le métissage des genres et l'expérimentation des styles, pratique du bricolage avec des instruments sonores et des outils d'enregistrement bon marché. Ces caractéristiques sont liées au fait que le rock est bien davantage une "Body" music qu'une "Head" music. Pour les amateurs de rock, la musique classique n'a pas assez de matérialité, d'"électricité" ni de "corps" comme on dit vulgairement. Il fait vibrer la voix et tout le corps... et saisit immédiatement. Il est important de ne pas caricaturer l'anti-intellectualisme qu'on peut prêter à ces amateurs de rythmes endiablés, incapables d'apprécier Bach ou de reconnaître que sa musique n'est pas moins constituée de "bonnes vibrations" ! Charles insiste sur cette volonté d'Ihde de ne pas être réducteur et de revenir à l'essentiel, le rôle du corps dans l'intentionalité, la médiation instrumentale étant impliquée dans cette liaison :
" (...) à l'objection selon laquelle l'anti-intellectualisme est une philosophie bien naïve, puisque Bach lui aussi compose à sa façon une "body" music, il est aisé de répondre que le rock tient son "corps" des accidents, impuretés et autres bruits au travers desquels il se fait entendre - ce qui ne saurait être le cas de Bach, qui s'écoute normalement selon les normes de la "haute fidélité" ; et que l'ambitus des sonorités de Bach condamne en quelque sorte ce musicien à être entendu par l'oreille avant d'être perçu par le reste du corps, alors que le rock met avant tout en mouvement le diaphragme et l'abdomen et n'ébranle le tympan qu'en tant que ce dernier fait partie intégrante du corps entier. Ce qui interdit en somme à Bach d'entrer dans le cercle de rock music, c'est l'absence d'amplification (...)"
Dans un second temps, à l'aide de comparaisons, il est alors possible de revenir à la corporéité musicale (l'embodiment) et aux différentes manières de vivre la musique. En regardant les choses évoluer sur une durée d'à peu près un demi-siècle on voit comment les choix des amateurs de musique ont évolué. D'abord les technologies mises à disposition du public sont apparues comme remarquables pour leur capacité de reproduction sonore, pour la possibilité de restituer la musique et de l'amplifier sans la trahir. Micros, amplis, caissons de basse, guitares électriques, claviers... sont apparus sur le marché comme des manières modernes de faire de la musique. Ce n'est qu'un peu plus tard que l'appropriation des technologies a donné lieu à de véritables volontés de création. L'amplification est devenue un but en soi et tous les sons artificiels - tous les bruits produits par les instruments de la scène avec leur rythme et leur force propre - sont finalement reconnus comme faisant partie de la musique. Comme la créant ! On a ainsi assisté à une véritable révolution dont le rock est emblématique et qui se poursuit aujourd'hui avec la musique électronique, la House, la Techno, le rap, David Guetta... Il ne s'agissait plus de faire de la musique pour l'oreille mais d'inventer une manière de s'exprimer avec le corps tout entier. Voici comment Charles présente cette révolution et insiste sur la texture du rock à la suite d'Ihde :
" Dans la perspective de Don Ihde, l'enregistrement est à la musique ce que l'imprimerie fut à l'écriture : quand on commença à imprimer, les caractères imitaient les lettres manuelles, notamment gothiques ; de même l'enregistrement ne livrait au début que ce qu'on avait toujours entendu et qu'on s'efforçait de retrouver sur le sillon. Le médium, lui, ne se manifesterait que plus tard. Ce n'est qu'avec le rock que les parasites de l'amplification vinrent à être écoutées pour eux-mêmes, pour la saveur de leur trame, de leur grain, de leur couleur qu'on ne considérait plus dès lors comme portant atteinte à l'intégrité de la perception de la sonorité pure, c'est-à-dire "dégraissée", découennée, réduite à la seule dimension de la hauteur."

Voici les liens vers l'article de Don Ihde "Technologies, Musics, Embodiments" et celui de Charles "Le Complexe de Clovis", mis en ligne sur le site canadien érudit.
http://www.janushead.org/10-1/ihde.pdf
http://www.erudit.org/culture/etc1073425/etc1083674/36357ac.pdf

Petit ajout de dernière minute : pour les amateurs de rock contemporain, réunionnais qui plus est - donc attiré par le métissage autant que par les guitares électriques -, comment ne pas faire une ovation au groupe Lezarsonic ? Son guitariste-chanteur est un collègue, que je salue admirativement.


Lezarsonic, concert à Montvert (2010)

A écouter, en démo sur Myspace, leur titre "Nourris-moi de malheurs"
http://www.myspace.com/lezarsonic

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