Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

dimanche 27 mars 2011

Qu'est-ce qu'un ingénieur ?

Parmi les questions qui tombent régulièrement lors des entretiens des oraux d'admissions aux grandes écoles, il y a le panel des interrogations sur la figure de l'ingénieur comme figure de la modernité. Qu'est-ce qu'un ingénieur ? Quel rôle joue-t-il dans la société ? Quelle fonction technique remplit-il ? En remplit-il d'autres ?

D'où l'idée de rédiger une sorte d'introduction à la question de l'être de l'ingénieur. Et au final un travail mis sur le site de mon collègue de Sciences de l'ingénieur au lycée Leconte de Lisle, François Rouge. Le site s'appelle ellesar.fr.

Inutile de le recopier ici. J'en donne donc juste la conclusion, parce que l'inspiration de ce travail est ihdienne. Certes, ne pas charger la barque, je me suis volontairement abstenu de livrer explicitement cette philosophie en référence.


Conclusion

Un ingénieur est un créateur de technosciences. Et une création des technosciences. Il n'est pas moins l'un que l'autre, la circularité étant le propre de la technoscience.
Quand le terme n'est pas employé pour ses connotations dépréciatives, afin d'évoquer - comme chez Lyotard ou d’autres - la tyrannie de la science qui ne pense pas et dépoétise le monde, il renvoie au processus d'émergence du savoir, dans tous les domaines, de l'astrophysique à la chimie moléculaire. "Techno-science" cela veut dire que la science produit des technologies qui en retour produisent des savoirs. Dans ce processus tout ce qui touche à l'invention ou l'amélioration d'instruments de mesure est capital. La naissance puis le développement de laboratoires de plus en plus spécialisés marque les premiers succès de la technoscience, avec la lunette astronomique et le microscope, le baromètre et la pompe à air, mais aussi les nouvelles techniques de calcul, logarithmes, calcul différentiel, probabilités. Ce sont les ingénieurs qui utilisent ces instruments de plus en plus sophistiqués et équipent ainsi les laboratoires, les rendant aptes à produire des phénomènes de plus en plus stupéfiants. Ce sont eux qui se lancent alors dans une course à la vitesse ou au rendement, font une consommation boulimique d'images en tout genre (photographie, films, rayons X, images satellites...), recourent de manière systématique aux tests et mesures statistiques. Ce sont eux qui s'efforcent de domestiquer les sources d'énergie qui nous sont accessibles, découvrent en permanence de nouvelles ressources, créent de nouvelles matières. Ce sont eux qui ont perfectionné les arts mécaniques en automatismes, chaînes de production et dernièrement en robotique.
Bref, l'ingénierie est une formidable aventure. Les ingénieurs nous sont devenus indispensables, de même que la technoscience. Il serait peut-être temps d'apprendre à ne pas leur demander la lune !

Voici le lien vers le site de François :
http://elessar.lautre.net/spip.php?article32

Bonne lecture et n'hésitez pas à livrer des commentaires sur le site pour étoffer les références déjà indiquées.

vendredi 4 mars 2011

Spinoza et la chimie, conclusion

Conclusion

Lire la correspondance scientifique apporte beaucoup à la compréhension de la philosophie de Spinoza trop souvent considérée comme un rationalisme dénué d'âme, de sentiments. Il s'agit bel et bien d'un rationalisme moderne, c'est-à-dire d'une pensée qui démontre une confiance dans les possibilités de l'esprit de se faire miroir de la nature, dévoilement de la vérité. Mais pour Spinoza, le rationaliste cartésien, comme pour Boyle, l'empiriste, les êtres humains ont le droit de se tromper. C'est même naturel qu'ils le fassent régulièrement, à leur insu en confondant l'évidence et la vérité, la certitude et la nécessité. L'effort proprement philosophique est alors d'éviter le pire, la confusion entre le fait et l'hypothèse, la circularité du raisonnement qui fait adhérer à la vérité de propositions formelles illusoires (ce sur quoi insiste l'empiriste) ou bien à la valeur démonstrative, heuristique, d'expériences considérées comme décisives alors qu'elles ne sont que des montages expérimentaux (ce sur quoi insiste le rationaliste cartésien).

L'expérience apparaît comme un outil dont le maniement reste délicat, même pour les esprits les mieux armés, c'est-à-dire les plus rigoureux, comme pour les plus intrépides, pour ceux qui sont capables d'intuitions fécondes lançant le progrès des connaissances dans la voie (pas si sûre) de la science. En effet elle ne fournit jamais que des informations, c'est-à-dire des conceptions erronées des choses, incomplètes et parfois trompeuses. Elle n'aboutit qu'à des idées vagues ! Mais elle fournit des informations indispensables à qui souhaite regarder objectivement le réel et ne pas se contenter des classifications naturelles – c'est-à-dire de la taxonomie héritée des langues naturelles. L'attitude boyléenne est d'une certaine façon plus convaincante pour nous que celle de Spinoza, sans doute parce qu'elle correspond à notre propre épistémé. En la formalisant, on pourrait aller jusqu'à dire que, pour Boyle, les idées communes doivent peu à peu émerger des généralisations opérées à partir de l'expérimentation. Les idées générales de la science en construction, propriétés chimiques des corps, de l'esprit de nitre ou du sel fixe, faits expérimentaux comme le vide relatif produit dans la pompe à air, ne sont que des fictions, mais des fictions utiles voire nécessaires à celui qui veut dévoiler l'ordre des choses.

Que nous apprend encore ce morceau d'histoire des sciences qu'est la correspondance scientifique de Spinoza ? D'abord que les étiquettes "empiristes" et "rationalistes" ne conviennent guère pour cerner l'esprit vivant qui anime un Spinoza et un Boyle, faisant tous deux leurs propres expériences pour faire parler la nature. Les dénominations sont bien trop rigides, ne tiennent pas compte que l'idée même de "valeur de l'expérience" dépend du type d'expérience dont on parle, de la pluralité des expériences possibles et utiles dans le champ scientifique (commune, obvie, vague, contrôlée, quantitative, qualitative, probante, décisive, polémique...). Il faut donc prendre garde à ne pas opposer artificiellement deux façons d'adhérer à la philosophie mécaniste, celle d'un Galilée comme celle d'un Descartes. Le mécanisme n'est pas davantage une doctrine que le scepticisme. C'est un programme de recherches, susceptible de se réformer, d'évoluer, donc de se diversifier, comme en témoignent ces autres "philosophies" existant à l'époque dont nous n'avons pas parlé, celle d'un Pascal ou d'un Huygens.

Sur quoi notre critique doit-elle donc se focaliser ? D'après nous sur une illusion qui guette tout défenseur de la raison concevant à juste titre son travail comme un travail d'interprétation de la nature.
Dans leur lecture de la Bible, Galilée comme Spinoza manifestent une égale prudence quant à ce que les textes veulent dire. Dans telle expression remarquable, les mots n'ont pas forcément leur sens premier ! "Soleil, arrête-toi au-dessus de Gabaon !" demande Josué... Que veut dire le texte ? Que le Soleil se meut comme la Lune autour de la Terre ?
Y a-t-il le même accord sur la nécessité de l'interprétation de la nature ? La chose est plus douteuse. Spinoza est pourtant très clair : " (...) je dis que la méthode d’interprétation de l’Écriture ne diffère pas de la méthode d’interprétation de la nature, mais lui est entièrement conforme. En effet, la méthode d’interprétation de la nature consiste principalement à mener une enquête systématique sur la nature, puis à en conclure, comme de données certaines, les définitions des choses naturelles" Traité théologico-politique, chapitre VII.
Mais qu'en est-il de ces données "certaines" et principes "certains" de la science de la nature ? D'où viennent-ils ? L'esprit est-il incapable de les tirer de l'expérience, de l'expérimentation ?
Souscrivant à la nécessaire lutte contre les préjugés, contre le finalisme honni pour sa paresse d'esprit, souscrivant peut-être même à la définition de l'idée fausse comme simple manque de connaissance, l'esprit scientifique moderne doit interpréter les faits. Il ne doit sacrifier à la véracité de l'image, pas davantage que l'exégète ne doit sacrifier à la véracité du mot. Pour cela, Spinoza distingue les notions communes, adéquates, et les idées générales, inadéquates, ou bien les « principes mécaniques de la philosophie » et les pseudo-principes empiriques du laboratoire. Mais une telle distinction, apparemment fondée en raison, peut être reconnue comme étant en réalité une opposition abstraite, fondamentalement inutile, reposant sur un usage abusif de la comparaison, de l'imagination !
Le savant n'aurait pas davantage à opposer les données du laboratoire et les notions communes que le sage ne devrait comparer une pierre et un mammifère, ni déconsidérer l'individu illettré après l'avoir comparé au lettré. La bonne question semble être celle-ci : de quoi seraient privées les idées générales tirées de l'expérience dont seraient dotés les notions communes applicables à tel phénomène ? Pour saisir les essences singulières des êtres, il convient de renoncer à nos préjugés ! Pour le rationaliste, il n'y aurait donc aucune condamnation a priori de la connaissance issue du laboratoire, quand bien même elle ne produirait comme l'expérience obvie que des images des choses. Et, a priori, il n'y aurait aucune condamnation à formuler à l'encontre de la science qui procède par reconstitution des causes à partir de la mesure des effets (abduction) et non par déduction à partir de définitions et d'axiomes.

Enfin, si nous prenons du recul, en adoptant résolument un point de vue rétrospectif sur cet épisode d'histoire des sciences tout en nous méfiant des jugements de valeur simplistes portés sur les thèses professées par nos philosophes, il est possible de vérifier une idée forte de Don Ihde sur la marche des sciences et le couplage techniques-connaissances positives1. Ce qui départage les écoles et les personnes et constitue la vraie marche de la science (et de la maîtrise de la nature qui lui est corrélative) n'est pas de l'ordre de la cohérence formelle mais de l'ordre du vécu : ce qui triomphe est toujours une forme de vie, celle de ceux qui vivent la science en incorporant (embodiment) à leur corps biologique et ses premiers organes sensibles des instruments et des technologies adaptées à des finalités précises, prolongeant par les uns puis démultipliant par les autres, ses capacités perceptuelles.
Je laisse le soin à Michel Puech de préciser la pensée ihdienne, pensée sur laquelle nous nous sommes régulièrement appuyée pour saisir l'enjeu de ce dialogue Boyle-Spinoza. Contre l'opposition abstraite d'un stade pré-scientifique et d'un âge scientifique, mieux vaut envisager le progrès de la raison en insistant sur le nécessaire passage épistémologique de la science-connaissances à la science-pratiques :
"Ihde ramène la constitution de la science à une activité technique particulière, le knowledge gathering (collecter de la connaissance, Ihde, Technics and Praxis, 1979). Cette activité peut être décrite comme une transformation de l'expérience, selon une intentionnalité (en un sens revendiqué comme husserlien) particulière. La détermination principale de la situation d'intentionnalité qui caractérise la science moderne intervient dans la perception et est constituée par l'instrumentation. La structure nécessaire de la collecte de connaissances via cette perception modifiée est la structure d'amplification/réduction (enrichissement/appauvrissement de l'expérience) dans laquellle se réalisent de véritables intentionnalités instrumentale (...)"
http://michel.puech.free.fr/docs/2007ihde.pdf

Ceux qui seraient effrayés par ce genre d'approche, celle d'une oeuvre dont ils n'ont guère entendu parler, peuvent également se tourner vers un auteur au programme des classes de Terminale, Gaston Bachelard et ses analyses du développement de la chimie ( Le Nouvel Esprit scientifique chapitre VI, 1934, Le Matérialisme rationnel, 1953, en particulier le chapitre sur l'alchimie - Paracelse - et le dernier chapitre, par exemple le passage sur les couleurs de la combustion). L'épistémologue français y étudie les débuts de la science, la nécessaire rupture avec l'expérience commune et l'imagination illusoire qui l'accompagne – les projections conscientes et inconscientes de l'expérience vague – , dans une pratique phénoménotechnique également portée par l'audace (nier les qualités secondes comme les conclusions arbitraires de la métaphysique) et par la prudence (prudence incarnée par le travail de laboratoire, en ce que le scientifique y prend le temps de construire l'expérience pour qu'elle puisse répondre à une question théorique préalablement formulée en termes opératoires).

Finalement la grande leçon de Spinoza sur la rémanence des illusions (Éthique, II, 35, scolie) s'accorde fort bien avec l'idée bachelardienne de l'obstacle épistémologique et s'applique aux expériences de chimie qu'il a lui-même effectuée, spontanément, et que Boyle qualifie de « banales et douteuses » (Lettre XIII). Et si ce dernier disqualifie ainsi le travail de Spinoza en sa « cuisine », son laboratoire enfumé, c'est parce qu'il refuse d'en voir la fidélité aux principes de la physique cartésienne et parce qu'il croit ne pas partager la même horreur envers l'absurdité manifeste, comme celle d'une d'« un accident ayant une existence propre » (Lettre XIII). Boyle a reconnu cet obstacle épistémologique. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'en a pas rencontré lui-même dans sa pratique de recherche !


1Dans "Has the Philosophy of Technology Arrived ? A State-of-the-Art Review", Don Ihde (2003) reconnaît le caractère novateur de l'ouvrage de Schaffer et Shapin, Leviathan et la pompe à air. (1985) http://homepage.usask.ca/~wjb289/PHIL398/readings/Ihde_Has_the_Philosophy_of_Technology_Arrived.pdf
Mais Ihde ne semble pas s'attarder ni sur la science de Descartes, ni sur celle de Spinoza.

jeudi 3 mars 2011

Spinoza et la chimie, IVème partie

Voici les choses sérieuses ! Si l'on veut... je rappelle à tous mes lecteurs que ces analyses personnelles sont faites pour être discutées et modifiées. Je tiendrai compte de toutes vos remarques amicales et perspicaces.


Lecture de la Lettre VI et discussion de la portée critique du propos spinoziste

Le problème auquel nous nous heurtons est celui de la valeur propre de l'expérience. Est-ce une illustration de la science ? Illustration parfois étonnante, parfois probante. Est-ce donc, dans le meilleur des cas, une justification pratique (ou manifestation) d'un savoir théorique ?

Attention à cette expression "dans le meilleur des cas" qui cache un problème. Nominalement, cela veut dire : quand toutes les conditions sont réunies pour faire du résultat expérimental une observation neutre. Mais qu'en est-il de la réalité de la pratique scientifique ?
De même qu'un témoignage n'est jamais absolument neutre et dépassionné, on peut penser qu'une une expérimentation dans le plus perfectionné des laboratoires n'est jamais neutre. Car elle fait toujours travailler notre imagination, en nous permettant de projeter nos affects, notre subjectivité, sur la chose observée. Et de même qu'un texte dénué d'équivocité reçoit toujours sa signification lors de la lecture par ses différents lecteurs, les résultats de l'expérience sont interprétables. Que veulent-il dire ? Ils disent ce qu'ils peuvent vouloir dire dans nos cadres de pensées, nos définitions et classifications arbitraires des parties de la nature. L'expérience scientifique est censée se distinguer de l'expérience obvie, de l'expérience commune, de l'expérience vague. Pour faire avancer la connaissance, peut-elle être en rupture avec elles ? Est-ce, "dans le meilleur des cas", une démonstration par l'effet, une démonstration par le faire ? Mais alors que veut dire "faire une démonstration"? La notion semble nous échapper. Suivant les deux acceptions usuelles du terme, l'expérience démonstrative est soit une démonstration de force, ou de foire, soit une démonstration formelle, une démonstration de mathématique. La démonstration issue du laboratoire est-elle une véritable démonstration, la source d'une idée vraie ? Peut-elle être autre chose qu'une simple monstration ou « révélation », si elle n'est pas une démonstration logique - ce qui est indubitable ?

« La connaissance du premier genre est l'unique cause de fausseté », deuxième partie de l'Ethique, proposition 41. Fausseté de l'expérience incomplète et de l'interprétation faussée des images des choses, « conséquences sans leurs prémisses » (Ethique, II, proposition 28). Est-ce à dire que l'observation et l'expérimentation, relevant de cette connaissance du premier genre qui ne construit pas ses objets, est l'unique cause de l'erreur scientifique ? S'il s'agit d'un premier genre de connaissance, c'est d'un autre genre de connaissances qu'il faut attendre les connaissances qui manquent à l'expérimentateur comme à l'observateur, touchant l'ordre des choses. Cela ne fait aucun doute. Mais puisqu'il s'agit néanmoins de connaissances, ne souffrant d'aucune imperfection, dans lesquelles il n'y a « rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses » (Ethique, II, proposition 33) ce sont aussi des connaissances de base, qu'il faudrait recueillir pour arriver à saisir cet ordre caché des manifestations sensibles ! Là est le problème, théorique et pas seulement pratique. Comment s'élever des idées générales aux notions communes, aux lois de la nature ? Comment faire émerger les les essences des choses des modèles des choses que nous tirons de nos perceptions, de nos mesures, toujours par simplification et schématisation, par réduction du complexe au simple ?

Le contenu de la Lettre VI

Il est tentant de faire de l'opposition Boyle/Spinoza une opposition radicale : le premier ne résolvant pas tous les problèmes théoriques soulevés par l'expérience qu'il effectue mais permettant le développement de la science en fournissant un modèle de décomposition-recomposition du salpêtre, modèle à critiquer et à améliorer ; le second étant aveuglé par le caractère massif des problèmes théoriques non résolus et, désorienté par la démarche même de Boyle, se perd dans une critique stérile, portée par un attachement déplacé à la clarté et à la rigueur a priori. Il en oublie le vieux principe de la règle ou de la mesure, "à chaque chose particulière, son degré de justesse particulier", parfois une règle de bois, parfois une règle de plomb.

Il faut néanmoins commencer par considérer les deux points de vue comme complémentaires, s'ils participent d'un échange effectif d'idées. De fait, le dialogue Boyle/Spinoza ne se rompt pas immédiatement et ne tourne pas à l'affrontement comme d'autres échanges épistolaires. Là où les deux philosophes (je ne me suis pas trompé de terme, en parlant de "philosophes" au pluriel) se rencontrent c'est quant à leur commune volonté d'instituer une sorte d'économie du savoir.
Même si, contrairement à Spinoza qui est sur ce point son adversaire, Boyle affiche un scepticisme prononcé, une dette vis-à-vis de Bacon et de l'empirisme et une volonté de concilier finalement science et religion, dans la voie inaugurée par Cicéron, le rapprochement entre les deux pensées s'effectue par :
  • une même insatisfaction vis-à-vis de la pensée scolastique, bric-à-brac de connaissances empiriques et d'expériences vagues, de principes logiques et d'intuitions invérifiables
  • un même intérêt pour le cartésianisme, philosophie de la nature caractérisée par sa démarche géométrique, strictement déductive, et le mécanisme comme position théorique qui, s'efforçant de cerner les "vraies "causes", les "causes premières" (Lettre V), expulse les qualités secondes, les forces occultes, les "raisons" purement formelles, métaphysiques, mystiques, du champ du savoir positif
  • une même audace... ou une même témérité, puisque l'un comme l'autre ne doute pas e pouvoir appuyer leur position sur une ontologie, sur une conception ou un concept de la matière.
Avant de souscrire à un jugement, quel qu'il soit, considérons attentivement la partie de la Lettre VI consacrée au salpêtre. Voici l'entame :
"L'auteur conclut de son expérience sur la reproduction du salpêtre que ce corps est un composé de parties fixes et de parties volatiles dont la nature (au moins pour ce qui touche les caractères apparents) diffère beaucoup de celle de ses parties, bien qu'il tire son origine de leur seul mélange. Pour que cette conclusion soit justifiée, quelque expérience nouvelle me paraît nécessaire, expérience montrant que l'esprit de nitre n'est pas réellement du salpêtre, et qu'il ne peut, sans l'aide de quelque sel extrait de la cendre, être solidifié ni cristallisé. Au moins faudrait-il rechercher si la quantité de sel fixe qui reste dans le creuset, est toujours la même pour une même quantité de salpêtre et augmente proportionnellement, quand cette quantité augmente. Et pour ce que l'illustre auteur dit avoir reconnu à l'aide de la balance et aussi concernant ces caractères apparents par où l'esprit de nitre serait tellement différent du salpêtre ou même lui serait opposé, je ne trouve rien, quant à moi, qui confirme cette conclusion. Pour le montrer je vais exposer brièvement ce qui me semble devoir expliquer le plus simplement le phénomène de la reproduction du salpêtre, et à mon exposition j'ajouterai deux ou trois exemples propres à confirmer en quelque mesure mon explication."

Dans la première phrase, Spinoza présente l'interprétation boyléenne de l'expérience. Il va à l'essentiel, souligne ce que cette position a de singulier. Le salpêtre est pour lui un de ces corps composés qui existent dans la nature qui peut néanmoins être décomposé par un procédé (naturel ou artificiel peu importe). Ce n'est pas une simple synthèse d'éléments mais un mixte, c'est-à-dire que le corps composé a des propriétés que ne possèdent aucune des parties. On peut aussi dire les choses de la manière suivante : lorsque les parties fusionnent en un corps plus complexe elles perdent leur propriété de corps simple pour que le composé acquière les siennes, qui lui sont propres.

Cette interprétation est une "conclusion" qui n'est pas pleinement "justifiée". Le raisonnement de Boyle n'est pas incohérent, mais il n'est pas non plus économe en hypothèses. A la rigueur on pourrait parler d'une "expérimentation vague" ! Mais ce qui est remarquable de la part de Spinoza est qu'au moment de soulever ce doute il propose de le résoudre à l'aide de l'expérience, c'est-à-dire d'une nouvelle interprétation ! "quelque expérience nouvelle me paraît nécessaire", dit-il dans un premier temps. Ce qui est plus remarquable encore est qu'il demande une expérience capable de montrer non un fait mais une impossibilité ! Spinoza réclame curieusement une "expérience montrant que l'esprit de nitre n'est pas réellement du salpêtre, et qu'il ne peut, sans l'aide de quelque sel extrait de la cendre, être solidifié ni cristallisé". Est-ce la même chose de prouver que l'esprit de nitre n'est pas du salpêtre et qu'il ne peut de lui-même se solidier ou se cristalliser pour reprendre la forme du salpêtre ? Non bien sûr, mais on peut penser qu'en absence de connaissances sur les causes réellement agissantes, la raison des effets est suffisante. Or si dans l'ordre du discours il est possible de procéder à une démonstration de plusieurs manières, par simple déduction ou en employant un raisonnement par l'absurde, il semble difficile de faire autre chose dans le laboratoire que des répétitions d'expériences similaires. Certes, Boyle peut reprendre son expérience, la refaire, peut-être avec des variantes quant au protocole. Mais s'il n'a pas obtenu la première fois de cristallisation ce n'est pas en multipliant les expériences négatives qu'il prouvera absolument l'impossibilité de la cristallisation !
Une expérience, même faite dans un laboratoire, n'est pas faite pour prouver une inexistence ou une impossibilité. Boyle le sait. Spinoza semble ne pas le voir.
Toute l'ambiguïté du rapport de Spinoza à l'expérience transparaît dans cette demande inaugurale d'une expérience qui montrerait une impossibilité pratique ! Et s'il va être par la suite très dissert sur les hypothèses théoriques, sur les dimensions des particules non observées, sur la force du feu non mesurée, sur la fragilité supposée des parois du corps solide, sur la forme coupante des particules du corps volatile, sur le remplissage des pores par de la matière subtile... c'est sans doute parce qu'il est déjà dans l'herméneutique, cherche non une impossible expérience décisive mais une contradiction !

La suite de la lettre montre que Spinoza lui-même n'est aucunement inconscient du caractère exorbitant de sa demande. Il poursuit en effet par un "Au moins faudrait-il rechercher si (...)". De nouveau il semble rejoindre Boyle. Comme l'expérimentateur moderne, il fait de l'usage des instruments, ici la seule balance, la vraie enquête, la pratique féconde. Il faudrait au moins "rechercher si la quantité de sel fixe qui reste dans le creuset, est toujours la même pour une même quantité de salpêtre et augmente proportionnellement, quand cette quantité augmente". Il va donc sans dire qu'il prend au sérieux l'expérimentation, en faisant du laboratoire le lieu d'une mesure et non d'une simple observation, et le lieu d'une mesure qui est la révélation possible d'une proprotionnalité, autant dire d'un équilibre, d'un ordre des choses. Par les effets, s'ils sont mesurés, on pourrait remonter aux causes des séries phénoménales.

Mais la suite de la lettre montre que Spinoza reste attaché à l'idée d'une expérience ou d'un montage expérimental devant servir à confirmer une hypothèse. Ce qui importe à Boyle est d'abord de produire de nouveaux corps, par décomposition de mélanges et recomposition d'éléments. Après il cherche à identifier ce qu'il a obtenu et, pour se faire, s'appuie sur la mesure des quantités obtenues. Ce qui importe à Spinoza est d'expliquer des phénomènes. Il cherche des "exemples propres à confirmer en quelque mesure [une] explication". Là encore il reste attaché à une épistémé, à une conception de la science chimique comme physique des très petits corps.

Les ambiguïtés s'accumulent, quant à l'usage d'un principe de parcimonie, quant à la possibilité de démontrer par expérience, quant au rôle subalterne de l'expérimentation, réduite à une façon astucieuse de confirmer une hypothèse. Voici, par exemple, un résumé de la controverse chimique tiré d'un compte-rendu critique du livre de Pierre-François Moreau, Spinoza ou l'expérience de l'éternité, par Laurent Martinet (2007) :
"L’expérimentation scientifique est, contrairement à l’expérience vague, une expérience construite. Il ne s’agit pas d’observer la pluie tomber, mais de provoquer un phénomène artificiel aux fins d’observation. Cet artifice doit nous permettre d’approcher de la connaissance des choses singulières, inaccessible sinon. Les différences qui émergent entre Spinoza et Boyle concernent l’interprétation d’une telle expérience : Boyle a décomposé du salpêtre en vapeurs de peroxyde d’azote et en carbonate de potasse. Il en a conclu que le salpêtre se composait de ces deux éléments.
Pour Spinoza, le salpêtre n’était composé que des vapeurs de peroxyde d’azote. Le carbonate de potassium est un élément parasite.
Pour Boyle, l’expérience a été une décomposition, et donc une définition de la chose, tandis que pour Spinoza il s’agit d’une simple métamorphose. Mais en fait, il a tort, et pour des raisons théoriques bien particulières. Pour lui, la matière est une, et il n’y a aucune raison que les choses singulières soient décomposables. La mathématique est la seule science. Il n’y a pas de chimie.
Malgré ses qualités de scientifique, Spinoza n’est pas passé à la postérité comme scientifique
. "

Considérons le troisième des « exemples propres à confirmer en quelque mesure [l'] explication » mécaniste de Spinoza : "La troisième expérience qui me paraît indiquer que les particules d'esprit de nitre, sitôt qu'elles perdent leur mouvement, deviennent inflammables, est la suivante : je reçois des gouttelettes d'esprit de nitre dans une enveloppe de carton humide, je l'asperge ensuite de sable, de façon que l'esprit de nitre se loge dans les interstices compris entre les grains de sable. Quand le sable l'a absorbé presque en totalité, je le fais bien sécher dans cette même enveloppe, à la chaleur du feu ; après quoi, je rejette ce sable et j'introduis un charbon incandescent. Sitôt que le charbon commence à brûler, il s'y produit un crépitement d'étincelles, comme lorsqu'il a absorbé du salpêtre."

On comprend sa logique. L'esprit de nitre en gouttelettes, gardant ses propriétés de corps volatile, serait stabilisé dans le sable. Ce qui devrait lui redonner les propriétés du salpêtre, forme ordinaire de l'esprit de nitre stabilisé. On doit donc s'attendre à ce que cet esprit de nitre réagisse comme le salpêtre à une même modification de son environnement, l'introduction d'une source de chaleur. Et c'est bien le cas : l'observateur constate un crépitement quand un morceau de charbon est déposé sur un morceau de carton frotté de salpêtre ; il obtient également un crépitement quand il est déposé sur le carton imprégné d'esprit de nitre. Même effets. L'expérience est celle d'une concordance, visuelle et peut-être auditive. Et cela semble suffisant pour étayer une hypothèse, s'il y a besoin d'engager une discussion avec un adversaire qui en douterait.

La fin du paragraphe mérite enfin un bref commentaire : "J'aurais joint à cette constatation d'autres faits encore qui, peut-être, renseigneraient plus complètement sur ce phénomène, si j'avais pour faire de nouvelles expériences plus de facilité. D'autres soins m'en détournant, je renverrai cela à plus tard, avec votre permission, et je passerai à d'autres observations."
Amateur pourrait-on dire, Spinoza n'a pas de moyens suffisants, ni suffisamment de temps pour produire à l'envi des expériences. Mais son énergie est suffisante ! Et là où elle serait le mieux employée, semble-t-il, ce serait dans la critique de l'interprétation de Boyle, traité en mains, ligne à ligne ou paragrahe à paragraphe. Donnons deux "observations" à titre d'exemples.

§ 13. — Jusqu'au § 18, l'illustre auteur s'efforce de montrer que toutes les qualités tactiles dépendent du seul mouvement de la figure et d'autres affections mécaniques ; ces démonstrations toutefois n'étant pas proposées par lui comme mathématiques, point n'est besoin d'examiner si elles sont entièrement convaincantes. Je ne sais cependant pas pourquoi il se donne tant de mal pour tirer cela de son expérience alors que Verulam et ensuite Descartes l'ont plus que suffisamment démontré. Et je ne vois pas non plus que son expérience nous fournisse une preuve plus éclatante que d'autres très banales. Car, pour ce qui est de la chaleur, cela ne ressort-il pas clairement de ce fait qu'en frottant l'un contre l'autre des morceaux de bois, la flamme jaillit du seul mouvement ? ou encore de ce que la chaux s'échauffe quand on l'arrose d'eau ? Quant au son, je ne vois pas qu'il y ait dans l'expérience de M. Boyle rien de plus remarquable que dans l'ébullition de l'eau ordinaire et dans bien d'autres cas. Pour la couleur qui est changée par une affusion d'esprit de nitre, ne voulant rien avancer que ce qui peut être prouvé, je me bornerai à dire que nous voyons tous les végétaux changer de couleur et de tant et tant de façons. Les corps qui exhalent une mauvaise odeur, dirai-je encore, deviennent plus malodorants quand on les remue, surtout si on les chauffe légèrement. Enfin le vin doux se change en vinaigre et ainsi de suite. C'est pourquoi je juge superflues toutes ces considérations (s'il m'est permis d'user ici de la liberté qui convient aux philosophes. Je dis cela craignant que ceux, qui n'ont pas pour l'illustre auteur autant d'amitié qu'il en mérite, ne jugent mal de lui).

§ 26. — J'ai déjà parlé de la saveur de l'esprit acide, je n'ai donc à m'occuper que du seul alcali. En le posant sur la langue j'ai senti une chaleur que suivait une piqûre. Cela me fait connaître que c'est une certaine sorte de chaux ; comme la chaux, en effet, avec l'aide de l'eau, ce sel, avec l'aide de la salive, de la sueur, de l'esprit de nitre et peut-être aussi de l'air humide, s'échauffe.

Le commentaire du § 26 montre que le scientifique n'hésite pas à payer de sa personne, en goûtant l'acide au risque de s'intoxiquer ; le premier commentaire cité contient ce passage "Je ne sais cependant pas pourquoi il se donne tant de mal pour tirer cela de son expérience alors que Verulam et ensuite Descartes l'ont plus que suffisamment démontré " qui montre que Spinoza ne voit effectivement pas l'intérêt d'expériences mais aussi des interprétations qui y sont liées, dès lors qu'elles introduisent dans la « lecture de la nature » des hypothèses sur les corpuscules et leurs propriétés chimiques. En prenant du recul, ne se précipitant pas pour fustiger un rationalisme intransigeant – ce qu'il n'est pas, comme tout rationalisme qui diffère de la « foi en la raison », c'est-à-dire du scientisme – , on ne donc peut qu'insister sur cette idée capitale : à cette époque des débuts de la chimie scientifique, il y a un lien très fort entre les conceptions de l'expérience et les conceptions de la matière. Adhérant à une physique de l'étendue et de l'homogénéité, Spinoza ne conçoit pas l'intérêt d'expérience pour montrer l'hétérogénéité de la nature, celle-ci étant de l'ordre du visible, et quotidiennement expérimentée.

Deux lectures divergentes de la Lettre VI

Opposons maintenant les deux lectures de la Lettre VI d'Henri Daudin (1949) et de Pierre Macherey (1995), puisque le premier adopte un point de vue en extériorité, celui de l'historien des sciences qui lit la correspondance avec un regard rétrospectif, et que le second fait au contraire jouer une sympathie (ou empathie) avec Spinoza, s'efforçant - suivant le principe de la compréhension herméneutique - de repenser la pensée de Spinoza relative aux expériences de Boyle.

La conclusion de Daudin apparaît comme une véritable mise en accusation de Spinoza, dont le génie, les possibilités de réception ou de compréhension de l'oeuvre de Boyle seraient bloquées par un obstacle épistémologique (non pas l'ignorance ordinaire mais des connaissances, intégrées et comme sédimentées dans son esprit).
"Cette controverse célèbre offre donc un double intérêt.
En effet, elle nous montre d'une part comment procède en chimie la philosophie corpusculaire pour détruire la notion aristotélicienne de mélange (« mixture »). Tout en niant la notion, qui est celle de l'atomisme moderne, de corpuscules ou atomes subsistant dans les combinaisons avec leur nature qualitative (idée qui se traduit par le symbolisme chimique lui-même), cette chimie commence à se rendre compte, pour des raisons théoriques et pour des raisons expérimentales, que le composé n'est pas un simple mixte. Elle pressent que ce n'est pas un mélange des ingrédients où ceux-ci subsisteraient, avec leur nature propre, en quelque sorte indépendamment les uns des autres, et dont les propriétés seraient un compromis, suivant les proportions des ingrédients mélangés, des propriétés de ceux-ci (comme si p. ex. un mixte où prédominerait la terre devait être lourd ; un autre où prédominerait le soufre devait être forcément inflammable, etc.) : le fait même de la composition, elle le reconnaît, donne aux corps qui se composent des propriétés totalement nouvelles.
Constatation paradoxale ! Dans une philosophie reposant sur l'idée de l'unité et de l'homogénéité de la matière, s'ébauche l'idée — capitale pour l'avenir de la chimie — de la multiplicité de nature des corps composés. Ce qui n'empêche pas cette même chimie de croire que n'importe quel corps, moyennant assez de changements mécaniques, peut devenir n'importe quel corps (transmutation).
D'autre part, cette correspondance de deux représentants éminents de la science au XVIIe siècle met pleinement en lumière l'opposition entre deux conceptions de l'expérience scientifique : Spinoza, comme Descartes et Bacon, garde la croyance traditionnelle à la valeur instructive de l'expérience commune, obvie (incorporée par l 'aristotélisme à la science philosophique et à la culture intellectuelle).
Chez Boyle, au contraire, s'affirme la notion de l'expérience probante, c'est-à-dire celle dans laquelle tous les facteurs empiriques notables sont caractérisés, connus, et peuvent être la source de connaissances scientifiques de la nature. C'est la notion aujourd'hui classique de l'expérience bien faite. La controverse entre Boyle et Spinoza nous reporte à l'époque où elle était une nouveauté.
Et en nous mettant en présence d'un cas où l'homme de l'avenir, celui qui forgeait les instruments intellectuels de la science et de la technique, était incontestablement l'expérimentateur, non le philosophe, elle nous invite à nous rendre compte de ce qu'a de conventionnel et de faux la conception aristocratique de l'esprit humain qu'entretient l'histoire de la philosophie classique, l'étude d'une demi-douzaine ou d'une douzaine de grands philosophes suffisant à montrer la courbe de son progrès. Les plus grandes doctrines sont prisonnières du passé et les découvertes capitales ne sont pas toujours leur fait
." http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0048-7996_1949_num_2_2_2695


De la minutieuse et très dense analyse de Macherey, on peut retenir la critique spinoziste relative à l'expérience décisive. Spinoza n'est peut-être pas un grand scientifique mais il a une idée très précise de l'apport de l'expérience à la connaissance, contrairement à Boyle et à bien d'autres empiristes exagérément confiant dans le progrès de l'observation ou de l'expérimentation. Pour mettre en évidence cette critique de l'expérience, je ne retiens que les principales conclusions de Macherey, invitant chacun à lire l'article en entier.

" (...) malgré les différences qui l’en séparent, Spinoza semble néanmoins assez proche du point de vue de Hobbes, qui implique une certaine dévalorisation de l’expérience par rapport aux procédures proprement rationnelles de la démonstration. (...) Ceci est confirmé par la position que Spinoza prend sur la question de l’expérience décisive, celle-ci constituant le second point important de la discussion méthodologique qu’il poursuit avec Boyle. Sur cette question, c’est Spinoza qui adopte une position offensive : à vouloir trop dégager une rationalité de l’expérience, on retire à celle-ci son statut propre d’expérience, qui est lié au contraire à l’évidence grossière du fait brut, s’imposant de lui-même dans sa globalité indivise en dehors de toute idée préconçue. Mais ceci signifie, corrélativement, que cette évidence relève de l’ordre d’une connaissance du premier genre et ne saurait donner lieu qu’à des estimations approximatives et confuses, qui ne sont pas susceptibles d’être définitivement vérifiées, et doivent en conséquence s’effacer devant la nécessité irrécusable des preuves rationnelles, qui se formulent à travers des idées distinctes. La position adoptée par Spinoza (...) revient à accorder à l’expérience une valeur relative d’appoint, sans qu’elle puisse prétendre à un statut démonstratif au plein sens du terme. L’expérience a une valeur de suggestion, elle peut inciter à la réflexion, mais elle n’a pas un caractère probant, en ce sens qu’elle n’oblige en aucun cas l’esprit à reconnaître de manière définitive la vérité d’une hypothèse à l’exclusion d’une autre. (...) Les principes de la mécanique, qui donnent en dernière instance l’explication rationnelle de tous les changements corporels, ne sont ni prouvés ni infirmés par l’expérience que l’affirmation de ces principes précède de toute façon. Or ceci vaut pour les expériences sophistiquées de Boyle comme pour n’importe quelle expérience obvie, et c’est précisément la raison pour laquelle Spinoza ne voit pas l’intérêt d’installer une coupure nette entre ces deux catégories d’expérience (...) Spinoza ne voit pas comment l’expérience pourrait invalider l’hypothèse de la matière subtile, puisque celle-ci concerne un ordre de réalité qui se situe précisément hors des limites de l’expérience, en vertu du principe selon lequel tout ce que fait la nature n’apparaît pas nécessairement de façon distincte dans l’expérience. En affirmant qu’il est impossible de voir distinctement tout ce qui se passe dans l’expérience, Spinoza pense d’abord à la matière subtile. Mais son argument, sans qu’il le sache, porte aussi sur un autre aspect de l’expérience de Boyle : la décomposition du salpêtre, sépare le peroxyde d’azote (appelé “esprit de nitre”) et le carbonate de potasse (appelé “sel fixe”) en libérant du gaz carbonique : or Boyle n’avait pas “vu” le gaz carbonique, ce qui l’autorisait à ramener la composition du salpêtre aux deux seuls “éléments” précédents. Bien sûr c’est par une illusion récurrente qu’on reprocherait à Boyle de ne pas posséder la “formule” chimique du salpêtre, qui seule permet de rendre compte adéquatement de son expérience : il n’en reste pas moins que le raisonnement développé par Spinoza reçoit par cette voie une justification inattendue."

Prendre position à notre tour ?

Pourquoi faut-il critiquer la lecture de Daudin ? Parce qu'elle est réductrice, sans doute, par exemple quand elle évoque les « grands philosophes » pour ne souligner que leurs faiblesses !
Pourquoi faut-il revenir à Daudin après avoir lu Macherey et avoir épousé son point de vue, sa démarche plus philosophique ? La réponse est moins simple. J'en oserai une néanmoins.

Parce que Macherey, voulant faire la part des choses, ne tire pas de ses premières observations toutes les conclusions qui semblent s'imposer ! Il relève très justement que Boyle est un des inventeurs du laboratoire moderne, que dans le cas de la chimie ce laboratoire n'est pas encore au point (mais le fait que les chimistes empruntent aux alchimistes leurs instruments et même certains de leur procédés et de leurs produits ne rapproche pas ce laboratoire de la simple cuisine pourvue de fourneaux et de récipients divers, il l'en éloigne très sûrement : effectuer une distillation, une dissolution, un dosage, une réaction augmentée par la chaleur ou l'ajout d'un catalyseur... ce n'est pas de la cuisine). D'après Macherey, la critique de Boyle dirigée contre l'expérience obvie est théoriquement faible si elle aboutit par la suite à une valorisation de l'expérimentation. Mais où est donc la faute théorique de Boyle ? En réalité, cette faiblesse alléguée permet de passer à côté d'une idée importante, celle de la possibilité de clarifier progressivement l'expérience en améliorant le laboratoire, son utilisation, l'expérimentation elle-même, conçue comme ce qui permet de répondre précisément à un questionnement théorique.

Voyons cette faiblesse dans le passage sur l'expérience obvie. Suivant l'esprit du commentaire critique du § 13 de la Lettre VI, Macherey décrète au début de son analyse :
"Toute la question, c’est précisément celle que, de son côté, Hobbes avait posée à Boyle, est alors de savoir si des faits qu’on a soi-même faits, en les mesurant à des exigences soigneusement définies et agencées, sont encore, sinon par abus de langage, des faits, c’est-à-dire ont la valeur d’expérience qu’on leur reconnaît : si on leur attribue cette valeur, n’est-ce pas qu’on retire à l’expérience le privilège de faire parler directement la nature, et ceci en la faisant rentrer dans l’ordre d’un “nouveau monde”, simulé et fictif, reconstitué par des moyens purement théoriques, du type de celui dont Descartes avait déjà formé le concept, sans avoir d’ailleurs eu besoin pour cela de recourir au concept d’expérience ? "

S'il faut continuer à considérer ces faits expérimentaux comme de véritables faits, c'est pour une raison élémentaire que certains ne semblent pas voir : l'embodiment, pour reprendre le mot même de Don Ihde1, c'est à-dire le fait que les techniques employées par le scientifique ne sont rien d'autres que le prolongement de son corps, ce qui instaure un nouveau rapport au monde et, pour cette raison même, ne rompt absolument pas avec lui, une expression du conatus ! Que le laboratoire ne soit pas perfectionné ou ce corps augmenté ne soit pas toujours très fiable est un problème annexe. Aucune perception n'est parfaite, tout donné des sens est vague. Et l'expérience ne veut rien dire tant qu'on ne lui a rien fait dire. Certains humains sont myopes et ont intérêt à porter des lunettes. Ils voient mieux avant qu'après.Tous les scientifiques doivent se spécialiser dans la perception de certains effets à l'exclusion de tous les autres. Ils visualisent mieux les phénomènes avant qu'après.
La seule différence notable entre des lunettes et un microscope est que celui qui porte des lunettes oublie plus rapidement qu'il en porte que le scientifique n'oublie qu'il utilise des instruments d'optique : les lunettes sont plus « transparentes ». Et il convient d'ajouter pour parer à toute objection qu'il n'est pas moins (ou plus) naturel de regarder un tas de salpêtre à l'oeil nu qu'avec un microscope. Il n'y a pas là un véritable fait et ici un trucage, car dans les deux cas, il y a un regard éduqué, qui est lié à des conditions contingentes de perception, à commencer par l'usage d'une langue particulière pour dire le fait. Ce qu'on appelle la vision à l'oeil nu est toujours instrumentée2. L'objection que fait Boyle à Spinoza, comme quoi ce dernier reste attaché à une conception archaïque de l'expérience est donc une objection forte ; l'idée suivant laquelle l'expérience de laboratoire n'est pas moins « vague » qu'une expérience obvie est en revanche douteuse, et vient en contradiction avec le reproche fait au laboratoire de transformer l'expérience en quelque chose d'artificiel, de plus rationnel que factuel ! C'est précisément ce qui est visé, puisque dans le laboratoire l'observation n'est pas améliorée mais transformée. D'une part la sensibilité se retire d'un domaine, d'autre part elle se renforce dans un autre. Quand on prend une balance on détermine une masse ou quantité de matière, mais en même temps on fait l'abstraction de tout le reste, à commencer par le poids de l'objet ! On résiste une détermination par l'intermédiaire d'une négation, même si on ne s'élève pas au point de vue de dieu, celui de la saisie intellectuelle des essences dans leur singularité.

De plus, comme nous l'avons précédemment suggéré, le fait que Spinoza refuse de se défaire de l'hypothèse inopérante de la matière subtile pour nier le vide n'est absolument pas accidentel. Cela correspond à un refus d'appliquer le principe de parcimonie auquel se soumet normalement le scientifique. Dans un cas similaire, Galilée a refusé de faire d'une hypothèse métaphysique une hypothèse scientifique. Ce cas est la querelle de la sphéricité de la lune. Après avoir perçu à l'aide de sa lunette les irrégularités du relief lunaire il pouvait toujours « sauver les phénomènes », et affirmer la perfection de la sphère céleste en se basant sur l'observation de la régularité du bord du disque lunaire. Mais avec l'hypothèse est gratuite. Elle est en quelque sorte contredite par l'observation de l'irrégularité du terminateur (ligne de séparation de l'ombre et de la lumière sur le croissant de lune). Et surtout on voit bien dans ce cas ce qu'implique le caractère vague de l'observation. Cela n'implique pas que le savant soit autorisé à défendre tout système métaphysique, en multipliant les hypothèses ad hoc pour sauver les phénomènes. Mais cela doit le pousser à produire une explication cohérente, en augmentant et précisant sa perception. L'expérience vague dont il faut se soucier est celle de la régularité du bord. Or une sphère pet fort bien être irrégulière et présenter un bord assez régulier. De plus, la lunette augmente la perception, en rapprochant l'observateur, et alors l'observation de l'irrégularité du terminateur peut s'interpréter comme le fait d'ombres du relief lunaire démultipliant l'irrégularité de la surface.
Sur ce sujet particulier illustrant à merveille le visualisme de la physique moderne, il convient de consulter les deux articles d'Etienne Ghys et Jos Leys sur le site du CNRS, Images des mathématiques.

Revenons à nos lettres... pour Spinoza la matière subtile n'est pas une vulgaire hypothèse. Ce n'est surtout pas une hypothèse ad hoc inutile car elle permettrait de faire l'économie de l'absurde hypothèse du vide. Il semble donc ne pas voir que toutes les hypothèses ad hoc sont inutiles pour la science moderne ! Comme le lui dit avec insistance Boyle, du haut de son scepticisme, l'expérimentateur doit en même temps affiner sa perception du réel et économiser au maximum les hypothèses explicatives. Spinoza lui réplique que le savant doit effectivement faire l'économie des idées générales inopérantes, car une idée générale n'est jamais qu'une abstraction. Mais il ne devrait pas faire pour autant l'économie des notions communes, toutes étant également nécessaires (celle de l'étendue comme celle de la substance). Il y a bien une tension sur ce point, lié à l'idée que Spinoza se fait de l'expérience vague, le « positivisme » de Spinoza ne fait pas l'économie de la métaphysique...

Mieux comprendre les arguments de Spinoza, lire les réponses de la Lettre XIII

Un prolongement est bien sûr immédiatement possible avec la nécessaire prise en compte de la Lettre XIII où Spinoza réitère ses objections aux conclusions de Boyle, essentiellement pour des raisons de principe.

D'abord, l'auteur du Traité de la réforme de l'entendement revient sur l'objectif de l'expérience du nitre. Il lui semble que l'expérience n'est pas l'expression d'un esprit sceptique, se réclamant simplement d'une réforme des idées scientifiques (opposition à des idées naïves, voire ridicules), mais bien la production d'un esprit dogmatique, ayant produit une théorie positive sur la nature du salpêtre (comme mixte décomposable contrairement à la position aristotélicienne du mixte indécomposable) ... et devant maintenant l'assumer, c'est-à-dire la rendre nécessaire !

"Pour moi, je n’ai jamais pensé et, en vérité, il me serait impossible de croire, que ce savant homme n’ait eu d’autre dessein, dans son Traité du Nitre, que de montrer la fragilité de cette doctrine enfantine et ridicule des formes substantielles et des qualités, etc. Persuadé au contraire qu’il voulait nous expliquer la nature du nitre, à ses yeux un corps hétérogène composé de parties fixes et de volatiles, j’ai voulu par mon explication montrer (et je crois l’avoir fait surabondamment) que nous pouvons très facilement expliquer tous les phénomènes du salpêtre, tous ceux du moins dont j’ai connaissance, sans admettre qu’il soit un corps hétérogène mais le tenant pour homogène."

La plainte de Spinoza se comprend alors comme un renvoi de la charge de la preuve sur les épaules de Boyle. C'est lui qui a introduit le doute, fait jouer son droit à la critique en produisant une hypothèse plausible et non contredite par l'expérience. C'est lui qui manipule des idées générales. C'est donc à lui de répondre en montrant le caractère nécessaire et suffisant de ses conclusions. Mais si c'est Boyle qui est chargé de la preuve, son adversaire en serait logiquement déchargé !

"Pour cela je n’avais pas à montrer que le sel fixe est un sédiment d’impureté du salpêtre, mais seulement à le supposer, pour voir comment M. Boyle pourrait me montrer qu’il n’est pas un sédiment d’impureté, mais qu’il est absolument nécessaire pour constituer l’essence du salpêtre, qui sans lui ne pourrait être conçu."

C'est aussi dans cette direction que se comprend la défense spinoziste du mécanisme cartésien. Il ne s'agit pas pour l'auteur des Principes de la philosophie de Descartes de défendre des hypothèses astucieuses en se basant sur des certitudes subjectives, mais de défendre un principe, celui de la possibilité de l'explication de tout phénomène chimique en termes physiques (comprenant des considérations de grandeur et de dureté), sans faire intervenir d'hypothèses extravagantes, imaginaires, sur les qualités des corps chimiques (propriétés chimiques du sel fixe et de l'esprit de nitre censées être différentes). Sinon à quoi rimerait l'expulsion du finalisme du champ scientifique ?

"Je croyais, en effet, que M. Boyle voulait démontrer cela. Pour ce que j’ai dit que le sel fixe a des ouvertures à la mesure des particules du nitre, je n’en avais pas besoin pour expliquer la régénération du salpêtre, car, de ce que j’ai dit, savoir que la régénération du salpêtre consiste dans la seule solidification de l’esprit de nitre, il ressort clairement, en effet, que toute chaux dont les ouvertures sont trop étroites pour contenir les particules de salpêtre et dont les parois sont molles, est apte à arrêter le mouvement des particules de nitre et conséquemment, suivant mon hypothèse, à régénérer le salpêtre lui-même ; il n’est donc pas surprenant que l’on trouve d’autres sels, comme celui du tartre et celui des cendres potassiques, à l’aide desquels on peut reproduire le salpêtre. J’ai donc dit que le sel fixe de salpêtre avait des ouvertures à la mesure des particules de nitre pour expliquer pourquoi le sel fixe de salpêtre est plus apte à la régénération de ce corps de telle façon qu’il ne diffère que peu de son poids primitif. Bien mieux, du fait qu’on trouve d’autres sels pouvant servir à la régénération du salpêtre, je pensais conclure que la chaux de salpêtre n’est point un élément essentiel de la constitution du salpêtre, si M. Boyle n’avait dit qu’aucun sel n’est plus universellement répandu que le salpêtre et qu’il pouvait en conséquence y en avoir de non apparent dans le tartre et dans les cendres gravelées."

L'apogée de cette réplique est alors la question de principe de l'hypothèse de la matière subtile, qui n'est rien moins qu'une hypothèse pour Spinoza comme nous venons de le dire !

"Quant à ce que j’ai dit, en outre, que les particules de salpêtre étaient dans les plus grandes ouvertures entourées d’une matière plus subtile, je l’ai conclu, comme le note M. Boyle, de l’impossibilité du vide. Mais je ne sais pourquoi il appelle cela une hypothèse, alors que l’impossibilité du vide découle clairement de ce principe que le néant n’a pas de propriétés. Et je m’étonne que M. Boyle ait des doutes sur ce point alors qu’il semble professer que les accidents n’ont pas d’existence propre ; si une quantité pouvait être donnée en dehors de toute substance n’y aurait-il pas, je le demande, un accident ayant une existence propre ? "

Spinoza est donc en train de revenir à des questions métaphysiques, ontologiques, partant il risque de délaisser le laboratoire comme fabrique du sens. La suite n'est pas inintéressante pour autant. En effet, Spinoza y fait un double usage de l'expérience. D'une part, il revient sur une idée déjà discutée, celle des différences de saveur, qualités secondes résultant d'expériences vagues mais pouvant, à titre de fait, corroborer une opinion droite. D'autre part, revenant sur l'inflammabilité de certains corps, il s'appuie sur l'expérience courante de la combustion, répétition d'expériences communes censées montrer que lors d'une tel phénomène le corps perd bien quelque chose. Une nouvelle fois une hypothèse serait soutenue par l'expérience vague même si elle n'est bien sûr pas établie par elle !

"Ce que j’ai dit de l’inflammabilité de l’esprit n’implique aucune supposition sinon que, pour exciter une flamme dans quelque corps, une matière disjoignant et agitant la partie du corps est nécessaire ; et je crois que l’expérience quotidienne, en même temps que la raison, montre suffisamment que ces conditions sont en effet requises. "

C'est donc une certaine prudence qu'il affiche finalement en disant qu'il n'a rien établi de définitif, puisqu'il a seulement établi la plausibilité d'hypothèses concurrentes, conformes aux principes mécaniques de la physique. Ses expériences confirment "dans une certaine mesure" ses explications précédentes.

Enfin, tout en reconnaissant diplomatiquement qu'il s'agit d'une "belle" expérience, Spinoza nie son caractère heuristique ou sa valeur d'expérience décisive... et cela sans même évoquer une origine incertaine des produits employés par son adversaire ou bien l'équipement de son laboratoire ! Il s'en prend au fait que Boyle parle de choses indéterminées. Celui qui affirme l'existence des spectres ne fait pas autre choses. Dans les deux cas, il manque une explication claire sur la « nature des corps ». Boyle poursuit un fantôme. L'enquête, la véritable enquête, n'a d'une certaine façon pas encore commencée ! Boyle décrète qu'il existe une opposition entre deux types d'expériences, celles « dans lesquelles nous ignorons quelles conditions se trouvent naturellement réunies et quelles circonstances s’y ajoutent, et les expériences dont au contraire les conditions nous sont connues avec certitude ». Mais tenir compte de toutes les conditions externes ne décharge pas l'entendement de connaître la nature de la chose sur laquelle se fait l'expérience ! Et il faut encore tenir compte d'une possible action qui n'a pas été repérée, en plus de l'action réalisée intentionnellement dans le laboratoire. Ce peut-être une très légère perturbation (comme une coloration) ou bien une très légère fluctuation (comme une diminution de poids) ou bien encore une très légère interférence (comme l'adjonction d'un élément invisible). Et ce peut être tout ce à quoi le savant ne pense pas au moment où il réalise son expérimentation. Plus schématiquement, la clarté du discours scientifique ne saurait être la simple reproductibilité des résultats dans l'univers clos (approximativement s'entend) qu'est le laboratoire du chimiste ! La vraie humilité du savant est de reconnaître les limites de l'expérience vague (l'expérimentation est comprise dans le lot) comme procédé démonstratif !

"J’avoue volontiers que cette régénération du salpêtre est une belle expérience pour rechercher la nature même du salpêtre, lorsqu’on connaît déjà les principes mécaniques de la philosophie et qu’on sait que tous les changements se font dans les corps suivant des lois mécaniques ; mais je nie que ces vérités découlent plus clairement et plus évidemment de cette expérience que de beaucoup d’autres qui se présentent d’elles-mêmes et qui ne peuvent cependant servir à les établir de façon décisive. Pour ce que dit M. Boyle qu’il n’a pas trouvé ces matières traitées avec autant de clarté dans les autres philosophes, peut-être a-t-il, contre les raisons données par Verulam et Descartes et pour les réfuter, des arguments que je ne connais pas. Je ne rapporte pas ici ces raisons parce que je ne pense pas que M. Boyle puisse les ignorer. Je dis seulement que ces philosophes ont voulu, eux aussi, accorder les phénomènes avec leur raison ; si néanmoins ils ont commis quelque erreur, ils furent hommes, dirai-je, et rien d’humain ne leur fut étranger, je pense. M. Boyle dit ensuite qu’il y a une grande différence entre les expériences banales et douteuses que j’ai rapportées, expériences dans lesquelles nous ignorons quelles conditions se trouvent naturellement réunies et quelles circonstances s’y ajoutent, et les expériences dont au contraire les conditions nous sont connues avec certitude. Mais je ne vois pas du tout que M. Boyle nous ait expliqué la nature des corps qu’il emploie, dans son expérience : celle de la chaux de salpêtre et celle de l’esprit de nitre ; de sorte que ces deux matières ne sont pas moins obscures que celles dont j’ai parlé : la chaux commune et l’eau. Pour le bois, je reconnais que c’est un corps plus complexe que le salpêtre ; mais qu’importe, aussi longtemps que j’ignore la nature tant de l’un que de l’autre et de quelle façon l’échauffement se produit dans l’un et dans l’autre, quel intérêt cela peut-il avoir, je le demande ? Je ne sais pas non plus ce qui donne à M. Boyle le droit d’affirmer qu’il connaît, dans le cas dont il s’agit, les conditions réunies. Comment pourra-t-il, je le demande, nous montrer que cet échauffement ne provient pas de quelque matière très subtile ? Dira-t-il que cela résulte de ce que le poids ne subit qu’une très petite diminution ? Alors même qu’il n’en subirait aucune, on n’en pourrait à mon avis rien conclure ; nous voyons, en effet, avec quelle facilité les choses peuvent être colorées par la pénétration d’une très petite quantité de matière et sans que leur poids en soit augmenté ou diminué d’une manière appréciable pour nos sens. J’ai donc quelque raison de douter s’il n’y a pas adjonction de certains éléments qui échapperaient à nos sens, aussi longtemps surtout que j’ignore comment toutes ces modifications, observées par M. Boyle au cours de son expérience, peuvent avoir leur origine dans les corps eux-mêmes. Bien mieux, je tiens pour certain que l’échauffement et cette effervescence dont parle M. Boyle proviennent de quelque matière adventive. Je crois aussi que, s’il s’agit de montrer que la cause du son doit être cherchée dans le mouvement de l’air, cela se conclut plus aisément de l’ébullition de l’eau (je passerai l’agitation sous silence) que de l’expérience relatée, où l’on ignore quelles conditions sont réunies et où l’on observe un échauffement dont on ne sait le comment ni le pourquoi. Il y a enfin beaucoup de corps qui n’exhalent aucune odeur et tels cependant qu’on sente une odeur sitôt que les parties en sont agitées et chauffées, odeur qui est entièrement abolie par le refroidissement (autant du moins que nous pouvons l’apprécier) : tels sont, par exemple, l’ambre et d’autres corps dont j’ignore s’ils sont plus complexes que le salpêtre."

Arrêtons-nous sur ce dernier point, provisoirement sans doute. Et voyons à quoi nous avons abouti. Si, pour son époque, Boyle est un représentant aguerri de la science moderne, maîtrisant certaines techniques sophistiquées mais aussi la théorie de la science expérimentale, Spinoza incarne très bien la critique de cette démarche, dont la prescription généralisée comme méthode infaillible peut apparaître sans véritable fondement. Spinoza est en effet tout à fait conscient du fait que la théorie scientifique fonctionne comme un tout, un système axiomatique qui peut être faux quand est fausse une seule de ses prémisses. Or, dans le cas particulier d'une expérience qui semble confirmer une théorie, il est toujours possible de produire d'autres interprétations. Et, dans le cas répandu d'une expérience dont les résultats sont douteux, qui n'est donc visiblement pas décisive, il est extrêmement difficile d'isoler le ou les causes qui agissent effectivement – la cause supposée pouvant toujours être renforcée ou remplacée par une cause adventice inconnue. Boyle n'a pas le monopole du scepticisme !


1 Don Ihde a choisi Galilée comme référence de ses analyses de la science moderne dans Technology and the Lifeworld, from Garden to the Earth (1990) mais aussi dans ses récentes interventions en Chine, Postphenomenology and the Technoscience. The Pekin University Lectures (2009).

2 Je ne résiste pas à cette occasion à l'évocation du très beau sujet de l'agrégation interne de philosophie 2011 : "Notre rapport au monde peut-il n'être que technique ?"

Spinoza et la chimie, IIIème partie

Avant d'entrer dans les choses sérieuses, l'étude de la Lettre VI consignant les expériences de chimie faites par Spinoza, voici un aperçu du dialogue Boyle-Spinoza, exposant les principaux thèmes et enjeux du début de cet échange épistolaire (année 1661), correspondance où sont également évoqués des problèmes philosophiques et scientifiques.

La correspondance de Spinoza avec Oldenburg, un échange amical qui tourne à l'affrontement

Oldenburg ? Nous l'avons précédemment indiqué, cet homme, membre de la Royal Society de Londres, est l'intermédiaire de Boyle. Son porte-parole. Son défenseur.
Boyle est un scientifique remarquable à plus d'un titre. D'abord on lui doit un certain nombre d'avancées scientifiques, dans le domaine de la physique et de la chimie. C'est un organisateur, puisque la réussite du projet de la Royal Society autour d'un noyau dur de collaborateurs lui doit beaucoup. C'est aussi un polémiste. Sa controverse avec Hobbes est restée célèbre ; Steven Shapin et Simon Schaffer en ont tiré un bel ouvrage, Leviathan et la pompe à air, Hobbes et Boyle entre science et politique (La découverte, 1993)1.

Pour lire la correspondance avec Oldenburg, mieux vaut avoir quelques idées de la chimie de l'époque, des écoles qui s'affrontent et de la position défendue par Boyle. Et pour approfondir il convient sans doute de se référer à deux oeuvres importantes, son Chimiste sceptique (1651) et son Origine des formes et des qualités selon la philosophie corpusculaire (1666). Les deux titres indiquent bien la position théorique de Boyle : un scepticisme dirigé essentiellement contre la doctrine aristotélicienne des éléments – avec une très importante référence à Cicéron et son De natura deorum2 ; une ontologie corpusculaire, les corpuscules étant par postulat les minuscules constituants de toute matière, solide ou fluide (d'où trois échelles de la matière : le très petit au-delà de l'observable qui ne peut être appréhendé qu'hypothétiquement ; le microscopique correspondant aux corps élémentaires qui sont observables dans leurs effets, en particulier leurs mélanges, union et fusion ; le macroscopique résultant de l'agrégation de ces corpuscules dans les corps animés ou inanimés).

On peut immédiatement noter que, comme dans son opposition à Hobbes, la pierre d'achoppement du dialogue avec Spinoza est le rôle ainsi que le statut de l'expérience dans la pratique scientifique. En effet, après avoir reçu d'Oldenburg le Tentamina quaedam physiologica diversis temporibus et occasionibus conscripta a Robert Boyle, qui est la traduction latine d'un recueil paru à Londres sous le titre Certain Physiological Essays and other Tracts en 1661, Spinoza ne va pas reconnaître ces trois niveaux d'analyse. Le second, celui où, d'après Boyle, se produisent des phénomènes chimiques, est tout simplement nié par lui. D'après le chimiste anglais ce serait une échelle intermédiaire, pour Spinoza c'est un ensemble d'idées confuses, les qualités premières des corps se trouvant « complétées » par des propriétés (par exemple l'inflammabilité) qui ne sont en réalité que des qualités secondes, un peu idéalisées.

D'une part, Boyle incarne la modernité dans son souci d'expérimenter, de dépasser les fausses évidences du sens commun en réactivant une sorte d'atomisme, de combinatoire. D'autre part, son adhésion à la philosophie mécaniste se fait au détriment de l'orthodoxie cartésienne que suit Spinoza. Pour Descartes et les cartésiens de stricte obédience, les phénomènes qu'étudient les chimistes sont en droit réductibles à des problèmes de physique ; parler de corpuscules chimiques et donc de vide, introduire des considérations de structure au sujet des corpuscules, c'est faire jouer des "qualités occultes", des choses tirées de l'imagination, quand seules les qualités premières des corps sont en droit reconnues comme déterminantes (figure, grandeur et mouvement).
Reprenons la correspondance à la base pour voir comment ce positionnement théorie joue, fait obstacle à la communication avec Spinoza, sans toutefois l'empêcher.

C'est Oldenburg qui prend l'initiative de la correspondance. On peut ajouter que Spinoza à l'époque n'est guère connu mais a déjà une réputation, sans quoi Oldenburg ne l'aurait jamais sollicité. Il incarne sans doute assez bien la vague du cartésianisme en Europe, l'esprit curieux ayant décidé de vouer sa vie à la recherche de la vérité.
Lettre I (août 1661) "Nous avons à Rijnsburg parlé de Dieu, de l'Étendue et de la Pensée infinies, de la différence et de l'accord qui existent entre ces attributs, du mode d'union de l'âme humaine avec le corps, et, en outre, des principes de la Philosophie de Descartes et de Bacon. Mais sur des sujets d'une telle importance nous ne nous sommes entretenus qu'en passant et d'une façon qu'on peut dire fugitive. J'ai l'esprit tourmenté depuis lors, et fort du lien qui nous unit, je vous demanderai en toute amitié de vouloir bien m'exposer plus amplement vos idées sur ces matières."

Un peu plus loin, Oldenburg range dans une seule catégorie celle de "la science des choses qui importent" se gardant bien de dire quelles elles sont et pourquoi. La formule reste ouverte, permet de réunir des connaissances bien disparates, et de faire comme s'il existait un accord sur ce point : l'importance de telle ou telle discipline. On peut sans doute prendre un peu de recul et considérer qu'Oldenburg utilise une tournure elliptique pour suggérer que toute science est importante à partir du moment où elle procède d'une certaine exigence, qu'elle relève d'une certaine méthode.
Les questions qu'il pose à Spinoza sont des questions générales que nous-mêmes classerions dans la catégorie de l'ontologie et de l'épistémologie :
"1° Quelle différence faites-vous au juste entre l'Étendue et la Pensée ? 2° Quels défauts observez-vous dans la Philosophie de Descartes et dans celle de Bacon ? En quelle manière pensez-vous qu'il faille corriger ces défauts et, aux enseignements de ces auteurs, en substituer de mieux assurés ?
Plus libéralement vous m'écrirez sur ces deux questions, plus étroitement vous m'obligerez, et plus aussi vous me contraindrez à vous rendre, autant qu'il sera en mon pouvoir, des services de même sorte. Des essais de Sciences naturelles écrits par un Anglais, savant de grand mérite, sont sous presse. Il y est traité de la nature et de l'élasticité de l'air, établie par quarante-trois expériences, et aussi des fluides, des solides et autres sujets semblables. Sitôt que l'impression en sera terminée je ferai en sorte que cet ouvrage vous soit remis par un ami passant la mer
."

La Lettre II envoyée en retour par Spinoza se concentre judicieusement sur le problème de la validité de l'empirisme et de la méthode cartésienne. Comme il le dit lui-même, Spinoza est obligé de trahir une de ses règles pour répondre à Oldenburg, s'étendre sur les erreurs commises par les autres philosophes. C'est accorder trop d'importance à ce qui n'est pas positif, à ce qui n'est qu'une privation d'être, des idées tronquées ! Il est souhaitable de lire en entier ce passage dont il faut tenir compte si l'on veut bien suivre les raisonnements ultérieurs de Spinoza. Celui-ci refuse l'idée que l'erreur provienne d'un défaut de rigueur ou d'une volonté erratique, comme si la volonté en soi était une faculté et la rigueur en soi un instrument de l'âme. J'insiste sur ce point avec une idée derrière la tête. Cette Lettre II nous montre que Spinoza sait très bien faire l'économie d'hypothèses superflues. Cela nous prouve même qu'il sait manier le rasoir d'Occam, retranchant la volonté et la rigueur en soi, comme universaux, pour conserver les volitions et les idées rigoureuses, comme individus. S'il refuse d'appliquer le principe de parcimonie plus loin, dans la Lettre XIII, on peut donc difficilement soutenir que c'est parce qu'il ne le comprend pas ou ne pense pas à l'appliquer ! C'est qu'il refuse de le faire pour une raison ou une autre !

La Lettre III d'Oldenburg à Spinoza (septembre 1661) ne contient sans doute rien de décisif. Mais elle est intéressante à au moins deux titres.
D'une part, elle rend sensible ce qu'on appeler l'équivoque du discours philosophique pour un esprit scientifique. Oldenburg fait en effet ce qu'il pense être des efforts pour saisir les idées de Spinoza, sa "façon géométrique de prouver". Et avoue ne pas y parvenir. Si ses efforts sont vains, c'est qu'il ne fait pas jouer les distinctions que Spinoza fait systématiquement jouer, celle de la définition d'un attribut (chose qui se conçoit par elle-même et en elle-même) et de la définition d'une chose quelconque, relevant d'un mode de l'attribut. Ou bien qu'il ne fait pas de différence entre un concept "clair et distinct" (Lettre IV) et une abstraction, une fiction ; pour lui un concept est une idée englobante, obtenue par généralisations successives, ce qui pour Spinoza montre qu'il s'agit d'une idée confuse, relevant moins de la raison que du travail délirant de l'imagination.

"J'approuve fort votre façon géométrique de prouver, toutefois mon esprit n'a pas l'acuité qu'il faudrait pour saisir promptement des renseignements si bien ordonnés. Souffrez donc, je vous en prie, que j'expose à vos yeux la lenteur de mon intelligence en vous adressant quelques questions et en vous demandant d'y répondre. 
En premier lieu, est-ce pour vous une chose claire et connue sans doute possible, que, de la définition donnée par vous de Dieu, se déduit une démonstration de son existence ? Pour moi, quand je réfléchis, il me paraît que des définitions ne peuvent contenir autre chose que des concepts formés par notre esprit ; or notre esprit conçoit beaucoup d'objets qui n'existent pas et sa fécondité est grande à multiplier et à augmenter les objets qu'il a conçus. Je ne vois donc pas comment de ce concept que j'ai de Dieu, je puis inférer l'existence de Dieu. En rassemblant mentalement toutes les perfections que je perçois dans les hommes, les animaux, les végétaux, les minéraux, etc., je puis à la vérité former une substance unique possédant indivisiblement toutes ces vertus ; bien plus, mon esprit est capable de les multiplier et augmenter à l'infini et d'arriver ainsi à se représenter un certain être s'élevant à un suprême degré de perfection et d'excellence, mais ne peut cependant point établir pour autant, de la sorte, l'existence d'un tel être. 
En second lieu, est-il indubitable pour vous que le corps n'est pas limité par la pensée, ni la pensée par le corps ? Étant donné qu'on discute encore sur la nature de la pensée et qu'on ne sait si elle est un mouvement corporel ou un acte spirituel absolument irréductible au mouvement corporel. 
En troisième lieu je demande si vous tenez ces axiomes que vous m'avez communiqués pour des principes indémontrables connus par la lumière naturelle. Peut-être en est-il ainsi du premier axiome, mais je ne vois pas la possibilité d'attribuer le même caractère aux trois autres. Le deuxième implique en effet qu'il n'existe dans la nature que des substances et des accidents, et cependant beaucoup sont d'avis que le temps et le lieu n'entrent dans aucune de ces deux classes d'êtres. Pour le troisième : des choses qui ont des attributs différents n'ont rien de commun entre elles, tant s'en faut que je le conçoive clairement ; c'est plutôt le contraire qui me semble ressortir de l'ensemble des choses dont se compose l'univers, car elles s'accordent par certains côtés et diffèrent par d'autres. Quant au quatrième axiome enfin : des choses qui n'ont rien de commun entre elles ne peuvent être cause l'une de l'autre, il ne paraît pas si manifeste à mon entendement qu'il n'ait besoin d'un peu plus de lumière ; Dieu en effet n'a rien de commun avec les choses créées, et presque tous, cependant, nous voyons en Lui leur cause."

D'autre part, la réflexion qui termine cet extrait, sur les principes de la connaissance, les axiomes évidents et les postulats rationnels, est intéressante. Boyle veut des axiomes qui soient tous des vérités premières indiscutables, des propositions universellement évidentes.

La suite de la lettre ne sera pas bien comprise par Spinoza qui voudra y voir un euphémisme. Oldenburg y dresse à grands traits une sorte d'épistémologie négative, sceptique (« négative », comme il existe une "théologie négative" issue de la systématisation de la théologie de la négation). Défendant alors le mécanisme en droit et l'expérimentation en fait (la mise en pratique des arts mécaniques "avec autant de soins qu'il nous est possible"), s'opposant donc par principe à l'explication de type finaliste, il n'hésite pas lui-même à blâmer l'"asile de l'ignorance" ! Mais surtout il désigne dans ce passage l'ennemi : la spéculation métaphysico-scientifique qui mêle aux explications positives des considérations simplement logiques, formelles et intuitives. L'aristotélisme est visé. Pour Boyle, cette école de pensée représente le meilleur et le pire, l'idée de système ! Oldenburg désigne donc bien un véritable ennemi, pas un « tigre de papier » !
"Dans notre Collège philosophique nous nous appliquons à faire des observations et des expériences avec autant de soin qu'il nous est possible et aussi, sans plaindre notre temps, à l'étude des Arts mécaniques. Nous croyons en effet que les formes et les qualités des choses peuvent s'expliquer par des principes mécaniques, et que tous les effets observables dans la nature résultent du mouvement, de la figure, de la structure et de leurs diverses combinaisons, sans qu'il soit besoin de recourir aux formes inexplicables et aux qualités occultes, cet asile de l'ignorance. Je vous enverrai le livre promis sitôt que les chargés d'affaires de Hollande, qui négocient ici, feront partir quelque courrier pour La Haye, ainsi qu'ils ont coutume, ou, encore quand un ami digne de confiance s'en ira dans votre pays."

De manière significative, la réponse de Spinoza ne rebondit pas sur ce point d'épistémologie jugé trivial dans une lettre ultérieure (et cachant même la véritable intention de Boyle, comme si ce dernier s'interdisait de désigner ses vrais ennemis) mais se concentre sur la remise en ordre des idées d'Oldenburg sur les questions d'ontologie. En effet, la façon dont ce « philosophe » questionne Spinoza, les présupposés auxquels il recoure sans s'en rendre bien compte, révèlent une conception non orthodoxe, voire faussée des premiers principes de la science, comme de toute vérité. Rappelons juste que par exemple il s'appuie sur l'incertitude présente des connaissances pour oser remettre en cause la séparation qui existe, par définition, entre les attributs de Dieu, l'étendue et la pensée. Son raisonnement est en gros le suivant : il existe différents points de vue, des matérialistes qui ont tort mais peut-être pas sur tous les points, donc on ne rien dire d'absolument certain sur la matière ; "on discute encore sur la nature de la pensée et qu'on ne sait si elle est un mouvement corporel ou un acte spirituel absolument irréductible au mouvement corporel"... donc il est permis de douter de l'indépendance ontologique du corps et de l'esprit, indépendance exprimée dans la proposition "le corps n'est pas limité par la pensée, ni la pensée par le corps").

La réponse de Spinoza est aussi claire que sèche. Voyons son début, le reste étant de la même eau. Lettre IV à Monsieur Henri Oldenburg :
"Au moment d'aller à Amsterdam pour y passer une semaine ou deux, j'ai eu le plaisir de recevoir votre lettre, et j'ai vu les objections que vous élevez contre les trois propositions que je vous ai envoyées. C'est à ces objections seulement que j'essaierai de répondre, laissant les autres points de côté faute de temps. Je dirai donc, en ce qui concerne la première objection, que de la définition d'une chose quelconque ne suit pas l'existence de cette chose ; cela suit seulement (comme je l'ai démontré dans le scolie joint aux trois propositions) de la définition ou de l'idée d'un attribut, c'est-à-dire (ainsi que je l'ai amplement expliqué à propos de la définition de Dieu) d'une chose qui se conçoit par elle-même et en elle-même. J'ai d'ailleurs dans le même scolie justifié cette différence assez clairement, sauf erreur, surtout pour un philosophe. Car il est supposé ne pas ignorer la différence qui existe entre une fiction et un concept clair et distinct, non plus que la vérité de cet axiome suivant lequel est vraie toute définition, c'est-à-dire toute idée claire et distincte. Sous le bénéfice de ces observations je ne vois pas que ma réponse à la première question laisse rien à désirer."

Considérons enfin la lettre qui va déclencher la Lettre VI et le travail d'expérimentation de Spinoza qu'elle consigne. Cette nouvelle lettre contient au final une pique, puisque le représentant de la science anglaise, au risque d'être définitivement assimilé à un esprit dénué de tout talent philosophique, y affirme que la clarté des réponses précédemment fournies aux diverses objections soulevées ne sont pas suffisantes. Elles ne suffisent pas à lever définitivement ses propres doutes ! Inconsciemment peut-être, sa défense de l'esprit sceptique comme esprit scientifique, esprit ouvert à toute hypothèse et tout fait d'observation, bref son attitude boyléenne, rejoignent une déconsidération de la science spéculative, nomologique. Il minimise la portée de la déduction au profit de l'exposition d'une démarche expérimentale. Sa préférence va sans doute à une science inductiviste, découvrant des régularités nomiques3 seulement probables.
Lettre V (octobre 1661) d'Oldenburg à Spinoza.
"Voici le petit livre que je vous avais promis, vous me ferez connaître en retour le jugement que vous portez sur lui, en particulier sur les observations concernant le Nitre, la fluidité et la solidité. Je vous sais le plus grand gré de votre deuxième lettre si pleine de science, que j'ai reçue hier. Je regrette fort toutefois que votre départ pour Amsterdam vous ait empêché de répondre à tous mes doutes et je vous prie de compléter vos explications dès que vous en aurez le loisir. Votre lettre a certes répandu beaucoup de clarté dans mon esprit, elle n'a cependant pas entièrement dissipé l'obscurité : ce résultat sera obtenu, à ce que je crois, quand vous m'aurez renseigné clairement et distinctement sur la vraie et première origine des choses. Aussi longtemps en effet que je ne perçois pas clairement par quelle cause et en quelle manière les choses ont commencé d'être et quel lien les rattache à la cause première, s'il en est une, tout ce que j'entends, tout ce que je lis ressemble à des mots sans suite. Je fais donc appel à votre science, Monsieur, et je vous prie de m'éclairer et de ne pas mettre en doute la foi et la gratitude de votre tout dévoué."


1Compte-rendu de l'ouvrage pour la revue des Annales, Histoire, Sciences sociales (1996) sur Persée :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1996_num_51_2_410851_t1_0362_0000_001

2 Cf. Sarah Carvallo,"Chimie et scepticisme : Héritage et ruptures d'une science. Analyse du Chimiste sceptique, 1661, Robert Boyle", Revue d'histoire des sciences, 2002, vol. 55, no4, pp. 451-492
Résumé :
En 1661, Robert Boyle présente un dialogue qui utilise l'argumentaire sceptique pour, d'une part négativement, critiquer les définitions aristotéliciennes et paracelsiennes de l'objet chimique et, d'autre part positivement, établir une nouvelle méthode en chimie qui évite une réduction de type cartésien tout en demeurant conforme aux exigences de la philosophie expérimentale. Pour prétendre au statut de science, la chimie doit réformer ses concepts explicatifs et ses méthodes expérimentales, tout comme la physique effectua cette même réforme au début du siècle. En dépit de son style dubitatif, Le Chimiste sceptique constitue un moment décisif au sein de l'histoire de la chimie moderne.
Et la fin de la conclusion pour donner envie de lire cet article remarquable :
"De même que Cicéron établissait les conditions civiques d'une religion possible après avoir démontré l'impossibilité de connaître la nature des dieux soustraits à l'expérience humaine, Boyle détermine les conditions d'une science possible, à défaut d'avoir accès aux principes métaphysiques qui fondent simultanément le réel (ici la matière et la qualité) et le savoir. Puisque ceux-ci demeurent inaccessibles à l'expérience, le consensus communautaire vaudra comme critère légitime et suffisant d'une connaissance restreinte mais justifiée.
C'est pourquoi la philosophie expérimentale s'avère indissociable de ses conditions institutionnelles et du destin que lui ouvrent les nouvelles académies, telles que la Royal Society : en choisissant parmi ses membres Boyle plutôt que Hobbes, la communauté scientifique britannique entérine effectivement la transformation concomitante de l'objet et du sujet scientifiques. Le même phénomène s'effectue outre-Manche dès la fin de l'âge classique et inaugure l'âge des lumières.
"

Le texte est mis en ligne su le site Persée, à cette adresse  :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_2002_num_55_4_2162

Et il est possible de lire en ligne l'ouvrage de Boyle, The Skeptical Chymist or Chymico-Physical Doubts and Paradoxes touching the Spagyrist's Principles commonly called Hypostatical (1661)
http://oldsite.library.upenn.edu/etext/collections/science/boyle/chymist/


3 J'emprunte l'opposition de la nécessité nomologique (reconnaissance de l'existence de lois causales structurant le réel) et des régularités nomiques (affirmation critique du principe de causalité donnant lieu à la production de lois précisant quantitativement les phénomènes étudiés) à Max Kistler, "La causalité dans la philosophie contemporaine" Intellectica, 2004.
http://max.kistler.free.fr/articles/MK21.pdf

mercredi 2 mars 2011

Spinoza et la chimie, Ière partie

Voici mise en ligne la première partie du document de travail que j'ai élaboré pour la séance du mardi 22 février 2011 consacrée à "La chimie de Spinoza", dans le cadre de journées de formation autour de Spinoza, sous la direction d'Alain Billecoq.
Il s'agit d'un travail d'épistémologie sans prétention, comme je ne suis ni spécialiste de Spinoza ni spécialiste de l'histoire de la chimie. A chacun de reprendre les Lettres de Spinoza, mises en ligne sur le site Hyper-Spinoza et d'y trouver un intérêt. La chose ne me semble guère difficile... Et l'intérêt de cette correspondance augmente même très vite quand on adopte un point de vue ihdien sur l'épistémologie, sur le développement de la connaissance au début de l'époque moderne. Ihde s'est concentré sur l'oeuvre de Galilée, dévoilant le visualisme de la physique naissante. Voyons ce qu'il en retourne d'une autre science, juste un peu plus tard, la chimie.


Introduction

Dans l'histoire de la philosophie, a fortiori dans la liste des auteurs au programme de Terminale, Spinoza est une singularité. Singularité portée par son système, l'Éthique, livre d'une vie, livre de sagesse construit more geometrico, singularité incarnée par son mode de vie, celui d'un exilé de l'intérieur, juif excommunié gagnant sa vie en polissant des lentilles, à la renommée sulfureuse, qui s'est forgé de son vivant une sorte de légende et continue à dresser un voile entre lui et nous... "mythe" (si vous permettez ce mot) d'un auteur athée à une époque où c'est un crime odieux, où le libertinage n'est pas de mise ; caractère inclassable d'un penseur qui eut l'honneur douteux de voir son oeuvre qualifiée de "panthéisme" quand se répandit la nouvelle qu'il avait osé affirmer cette maxime "Deus vive natura".

Il faut néanmoins faire très attention à la manière dont cette existence singulière et cette pensée originale sont ainsi enfermées dans quelques déterminations accidentelles. Pour nous, adeptes de la dissertation en trois parties, comme a fortiori pour nos élèves, grands lecteurs de manuels, Spinoza est étrange. Cette étrangeté peut être réduite à un trait de caractère, sa volonté fanatique de défendre la raison, voire un goût prononcé pour la provocation. Spinoza, esprit fort ! Volonté de persévérer dans la philosophie quand dehors la Barbarie menace !
Méfions-nous néanmoins des réputations et des connaissances par ouï-dire. Et, dans la foulée, efforçons-nous d'affronter cette singularité, par une confrontation avec l'oeuvre elle-même, par la prise en compte personnelle de ce qu'elle a d'étonnant. Les Lettres de Spinoza nous réservent à ce titre un sérieux motif d'interrogation, quand elles nous font voir derrière la figure de l'ouvrier qualifié es "Arts Méchaniques", polissant des verres pour gagner sa vie, une autre figure, exceptionnelle pour un philosophe, celle du scientifique au travail, recevant et lisant les ouvrages scientifiques produits par les meilleurs esprits de son temps ; prenant ainsi acte des résultats obtenus mais discutant avec leur auteur et de la méthode suivie et de l'interprétation à faire des résultats ; mettant aussi la "main à la pâte" en suggérant des expériences et en effectuant lui-même quelques observations, de chimie ou d'hydrostatique (Lettre VI et Lettre XIII).

Certes Spinoza n'est le seul philosophe à être savant, ni à avoir une curiosité encyclopédique. Descartes, Pascal, Leibniz – pour rester au XVIIe siècle – sont d'autres figures de ce génie universel. Et on ne peut qu'être admiratif envers ces philosophes, justement loués pour la fécondité de leur esprit, capable d'inventer un mode de raisonnement mathématique (la géométrie analytique), un mode de calcul, un symbolisme (les probabilités, le calcul infinitésimal).
Mais Spinoza est un cas à part. Pour l'histoire, il reste un pur philosophe. Et l'un de ceux qui incarnent le mieux le souci de soi ! La raison et la vie heureuse ! L'athée vertueux ! Un de ces philosophes "rationalistes" qui incarnent la méditation et non le développement prodigieux de la science au XVIIe siècle, même s'ils sont savants. Comme Malebranche.
Il n'y a pas de loi, de procédé ou d'invention qui portent le nom de Spinoza. Ce grand penseur n'a pas construit de machines à calculer. Il n'a pas compris avant les autres dans quelle voie il fallait s'engager, pour donner plus de rigueur aux pratiques scientifiques, pour rendre vraiment féconde telle ou telle discipline (l'optique, la géométrie des coniques ou la mécanique des fluides).

Pourquoi donc s'intéresser à la pratique scientifique d'un auteur comme Spinoza ? Trois raisons peuvent nous donner suffisamment de courage pour nous lancer résolument dans l'étude de sa correspondance scientifique. Correspondance avec Oldenburg pour des questions de chimie et de physique, de mécanique, et ponctuellement des réflexions d''astronomie ( Lettre XXVI sur les anneaux de Saturne et l'erreur théorique de Descartes sur le mouvement des planètes, Lettre XXXII évoquant Kepler et les comètes). Oldenburg dans ces discussions est en fait le porte-parole de Robert Boyle. Correspondance avec Hudde pour des questions d'optique, Lettre XXXVI, ainsi que les Lettres XXXIX et XL à Jarig Jelles de mars 1667. Ou encore la curieuse Lettre XLI sur "l'équilibre des liqueurs" à Jelles, de septembre 1669.

La première raison apparaît quand on adopte un point de vue rétrospectif sur l'histoire des idées en général et l'histoire des sciences en particulier. Alors avec cette correspondance on peut s'intéresser à une de ces périodes où l'élabore le savoir. Très schématiquement s'opposent le régime de la science "normale", savoir s'étant solidifiée dans des méthodes et des ouvrages de référence, et le régime de la science en crise, vivant une période de remise en cause et de reconstruction théorique. Et les deux sont intéressants à étudier. La science en train de se faire est même plus intéressante, dès lors qu'on prend acte de toutes ses hésitations, ses confusions, voire ses impasses, car elle apparaît comme une aventure, celle du développement, voire des métamorphoses de la raison. Et Spinoza est un digne représentant de cette science qui tâtonne sans être assurée d'un résultat définitif. Ainsi ce qu'il dit et ce qu'il fait témoigne également des tensions qui habitent la pratique scientifique réelle, au moment où le scientifique de chair et de sang affronte l'inconnu, s'efforce de se dépasser en mobilisant toutes les ressources de sa raison, de reconnaître et de dépasser les "obstacles épistémologiques" qui se dressent sur son chemin. Les Lettres apparaissent comme un témoignage du difficile et nécessaire progrès de la connaissance, de la maturation des esprits.

La deuxième raison vient quant, à l'inverse, on s'immerge dans l'époque et s'efforce de penser la pratique des scientifiques en repensant les idées de ses concepteurs. On voit alors que tout est lié, comme on dit vulgairement. La métaphysique et la physique, les mathématique et la logique, la science et la philosophie cessent d'être des domaines hermétiques et clos sur eux-mêmes. Tout est lié car tout est relié à des interrogations vives. C'est plus tard que les choses se délient, apparaissant comme des résultats, c'est-à-dire des oeuvres qu'on peut exhiber ou brandir comme l'aboutissement d'une démarche autonome. Les Lettres de Spinoza montrent cette vie de l'esprit, cette "correspondance" des problèmes théoriques, cette liaison intime des interrogations portant sur les principes du raisonnement scientifique avec la vie quotidienne, ses soucis triviaux, sa dimension affective. On voit donc à quel point il est important de prendre au sérieux les discussions (philosophiques ? scientifiques ?) portant sur l'idée d'infini, sur les particules élémentaires, sur le vide, sur le temps...

J'insiste sur cette deuxième raison car il est alors possible et souhaitable de tenir compte du lien qui existe entre la science et la religion. D'une part, les controverses cosmologiques sont vives à cette époque, opposant les philosophes et les théologiens, les philosophes entre eux. D'autre part, il existe des liens entre physique et astrologie et, pour cette science particulière qu'est la chimie, la partition avec l'alchimie, la magie et le spiritualisme est de fraîche date. Elle n'est pas du tout achevée (les savants s'inspirent des cogitations de Rhazès et de Paracelse ; Boyle est un "disciple" de Van Helmont (1574-1644) promoteur de l'Alkaest et de l'onguent armaire1 ; Newton fit lui-même quelques expériences alchimiques, qu'il refusa de publier...). Enfin, philosophie première et connaissance religieuse sont dans un rapport complexe d'opposition et de complémentarité, comme en témoignent à demi-mots certains passages des lettres d'Oldenburg exprimant soit des encouragements, soit de la méfiance :
"M. Boyle et moi, nous nous entretenons souvent de vous, de votre grand savoir, de vos profonds travaux. Nous voudrions que l’enfant que vous portez en vous vît le jour et s’offrît au bon vouloir des doctes, et nous attendons avec confiance que vous nous donniez satisfaction." Lettre XXV, avril 1665
"M. Boyle a soumis à l’examen l’origine des formes et des qualités telle qu’elle a été décrite dans l’École et par les maîtres chargés d’y enseigner, et il a composé sur ce sujet un traité qui doit être bientôt imprimé et ne peut manquer d’être remarquable. Pour vous, je vois que vous vous occupez moins de philosophie, si l’on peut dire, que de théologie, puisque vous rédigez vos pensées sur les Anges, la prophétie, les miracles. Mais probablement vous le faites dans un esprit philosophique. Quoi qu’il en soit, je suis certain que l’ouvrage sera digne de vous et j’ai le plus vif désir de le connaître." Lettre XXIX, septembre 1665
"M. Boyle se joint à moi pour vous envoyer ses meilleurs souhaits et vous exhorte à continuer de philosopher avec courage et conviction. En particulier si vous avez réussi à voir un peu clairement comment chaque partie de la nature s’accorde avec son tout et de quelle manière elle se rattache aux autres parties, nous vous demandons de vouloir bien nous communiquer vos lumières sur ce problème difficile. J’approuve entièrement les motifs qui vous ont déterminé, d’après l’exposé que vous en faites, à composer un Traité sur l’Écriture, et l’un de mes plus chers désirs est de voir de mes yeux vos commentaires sur ce sujet." Lettre XXXI, octobre 1665

Enfin, il est possible d'ajouter une troisième raison en concevant l'unité même de la pensée et de l'oeuvre de Spinoza comme étant de fait une construction problématique, malgré l'impression de solidarité que donnent ses parties, le Traité de la réforme de l'entendement et l'Éthique, le Traité théologico-politique et le Traité politique. C'est alors la question de l'expérience qui est essentielle, qu'il s'agisse d'expérience affective, de l'obéissance à des raisons ou même d'intuition intellectuelle, vision avec les yeux de l'âme. Or les Lettres nous dévoilent une facette de l'expérience personnelle du philosophe.
La correspondance avec Oldenburg, les questions théoriques de chimie qui y sont abordées, nous font même découvrir la valeur que Spinoza accorde à l'expérience, en évoquant  :
  • sa confrontation à l'expérience obvie – l'information que l'on découvre sur son chemin sans avoir pensé préalablement à se renseigner, « tiens, c'est donc comme ça !
  • sa répugnance à l'égard de l'expérience vague – pseudo savoir, incomplet et arbitraire, aboutissant au mariage de la carpe et du lapin, de la sensibilité et de l'imagination
  • son intérêt pour l'expérience « contrôlée » – censée apporter immédiatement un gain de connaissance objective, qu'elle permettre au scientifique de renforcer la certitude qu'il éprouve au sujet de la cohérence et de la pertinence de sa théorie ou qu'elle lui permette, sous le mode de l'expérience cruciale, plus discutable, de venir à bout d'une polémique en montrant le caractère erronée d'une position théorique, en fournissant la base nécessaire à la critique d'une idée plausible.
Bref, celui qui s'intéresse à l'unité de la pensée de Spinoza ne peut qu'être attiré par l'ensemble de la correspondance scientifique et, en particulier, par les lettres consacrées à la chimie où sont relatées des observations et expériences sur le salpêtre faites par le philosophe, témoignages indubitables de sa confiance dans la solidarité de tous les domaines où s'exerce la raison.


1Pour un aperçu de l'oeuvre de Van Helmont, on peut consulter la notice de Wikipedia consacré à ce précurseur de la chimie moderne. Et la lecture de l'article de R. Poma (2010) "L'onguent armaire entre science et folklore médical. Pour une épistémologie historique du concept de guérison" (Archives de philosophie, pp. 601-613) s'impose à tous les curieux. Le sujet dépasse en fait de loin la simple curiosité, puisque la discussion qui s'engage au début de l'époque moderne sur ce problème de la guérison sympathique peut servir de modèle à toute discussion portant sur l'effet placebo et sur la nécessité de procédures expérimentales en double aveugle.

Sans oublier le lien vers le site Hyper-Spinoza de jean-Luc Derrien :
http://hyperspinoza.caute.lautre.net/