Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

mercredi 2 mars 2011

Spinoza et la chimie, Ière partie

Voici mise en ligne la première partie du document de travail que j'ai élaboré pour la séance du mardi 22 février 2011 consacrée à "La chimie de Spinoza", dans le cadre de journées de formation autour de Spinoza, sous la direction d'Alain Billecoq.
Il s'agit d'un travail d'épistémologie sans prétention, comme je ne suis ni spécialiste de Spinoza ni spécialiste de l'histoire de la chimie. A chacun de reprendre les Lettres de Spinoza, mises en ligne sur le site Hyper-Spinoza et d'y trouver un intérêt. La chose ne me semble guère difficile... Et l'intérêt de cette correspondance augmente même très vite quand on adopte un point de vue ihdien sur l'épistémologie, sur le développement de la connaissance au début de l'époque moderne. Ihde s'est concentré sur l'oeuvre de Galilée, dévoilant le visualisme de la physique naissante. Voyons ce qu'il en retourne d'une autre science, juste un peu plus tard, la chimie.


Introduction

Dans l'histoire de la philosophie, a fortiori dans la liste des auteurs au programme de Terminale, Spinoza est une singularité. Singularité portée par son système, l'Éthique, livre d'une vie, livre de sagesse construit more geometrico, singularité incarnée par son mode de vie, celui d'un exilé de l'intérieur, juif excommunié gagnant sa vie en polissant des lentilles, à la renommée sulfureuse, qui s'est forgé de son vivant une sorte de légende et continue à dresser un voile entre lui et nous... "mythe" (si vous permettez ce mot) d'un auteur athée à une époque où c'est un crime odieux, où le libertinage n'est pas de mise ; caractère inclassable d'un penseur qui eut l'honneur douteux de voir son oeuvre qualifiée de "panthéisme" quand se répandit la nouvelle qu'il avait osé affirmer cette maxime "Deus vive natura".

Il faut néanmoins faire très attention à la manière dont cette existence singulière et cette pensée originale sont ainsi enfermées dans quelques déterminations accidentelles. Pour nous, adeptes de la dissertation en trois parties, comme a fortiori pour nos élèves, grands lecteurs de manuels, Spinoza est étrange. Cette étrangeté peut être réduite à un trait de caractère, sa volonté fanatique de défendre la raison, voire un goût prononcé pour la provocation. Spinoza, esprit fort ! Volonté de persévérer dans la philosophie quand dehors la Barbarie menace !
Méfions-nous néanmoins des réputations et des connaissances par ouï-dire. Et, dans la foulée, efforçons-nous d'affronter cette singularité, par une confrontation avec l'oeuvre elle-même, par la prise en compte personnelle de ce qu'elle a d'étonnant. Les Lettres de Spinoza nous réservent à ce titre un sérieux motif d'interrogation, quand elles nous font voir derrière la figure de l'ouvrier qualifié es "Arts Méchaniques", polissant des verres pour gagner sa vie, une autre figure, exceptionnelle pour un philosophe, celle du scientifique au travail, recevant et lisant les ouvrages scientifiques produits par les meilleurs esprits de son temps ; prenant ainsi acte des résultats obtenus mais discutant avec leur auteur et de la méthode suivie et de l'interprétation à faire des résultats ; mettant aussi la "main à la pâte" en suggérant des expériences et en effectuant lui-même quelques observations, de chimie ou d'hydrostatique (Lettre VI et Lettre XIII).

Certes Spinoza n'est le seul philosophe à être savant, ni à avoir une curiosité encyclopédique. Descartes, Pascal, Leibniz – pour rester au XVIIe siècle – sont d'autres figures de ce génie universel. Et on ne peut qu'être admiratif envers ces philosophes, justement loués pour la fécondité de leur esprit, capable d'inventer un mode de raisonnement mathématique (la géométrie analytique), un mode de calcul, un symbolisme (les probabilités, le calcul infinitésimal).
Mais Spinoza est un cas à part. Pour l'histoire, il reste un pur philosophe. Et l'un de ceux qui incarnent le mieux le souci de soi ! La raison et la vie heureuse ! L'athée vertueux ! Un de ces philosophes "rationalistes" qui incarnent la méditation et non le développement prodigieux de la science au XVIIe siècle, même s'ils sont savants. Comme Malebranche.
Il n'y a pas de loi, de procédé ou d'invention qui portent le nom de Spinoza. Ce grand penseur n'a pas construit de machines à calculer. Il n'a pas compris avant les autres dans quelle voie il fallait s'engager, pour donner plus de rigueur aux pratiques scientifiques, pour rendre vraiment féconde telle ou telle discipline (l'optique, la géométrie des coniques ou la mécanique des fluides).

Pourquoi donc s'intéresser à la pratique scientifique d'un auteur comme Spinoza ? Trois raisons peuvent nous donner suffisamment de courage pour nous lancer résolument dans l'étude de sa correspondance scientifique. Correspondance avec Oldenburg pour des questions de chimie et de physique, de mécanique, et ponctuellement des réflexions d''astronomie ( Lettre XXVI sur les anneaux de Saturne et l'erreur théorique de Descartes sur le mouvement des planètes, Lettre XXXII évoquant Kepler et les comètes). Oldenburg dans ces discussions est en fait le porte-parole de Robert Boyle. Correspondance avec Hudde pour des questions d'optique, Lettre XXXVI, ainsi que les Lettres XXXIX et XL à Jarig Jelles de mars 1667. Ou encore la curieuse Lettre XLI sur "l'équilibre des liqueurs" à Jelles, de septembre 1669.

La première raison apparaît quand on adopte un point de vue rétrospectif sur l'histoire des idées en général et l'histoire des sciences en particulier. Alors avec cette correspondance on peut s'intéresser à une de ces périodes où l'élabore le savoir. Très schématiquement s'opposent le régime de la science "normale", savoir s'étant solidifiée dans des méthodes et des ouvrages de référence, et le régime de la science en crise, vivant une période de remise en cause et de reconstruction théorique. Et les deux sont intéressants à étudier. La science en train de se faire est même plus intéressante, dès lors qu'on prend acte de toutes ses hésitations, ses confusions, voire ses impasses, car elle apparaît comme une aventure, celle du développement, voire des métamorphoses de la raison. Et Spinoza est un digne représentant de cette science qui tâtonne sans être assurée d'un résultat définitif. Ainsi ce qu'il dit et ce qu'il fait témoigne également des tensions qui habitent la pratique scientifique réelle, au moment où le scientifique de chair et de sang affronte l'inconnu, s'efforce de se dépasser en mobilisant toutes les ressources de sa raison, de reconnaître et de dépasser les "obstacles épistémologiques" qui se dressent sur son chemin. Les Lettres apparaissent comme un témoignage du difficile et nécessaire progrès de la connaissance, de la maturation des esprits.

La deuxième raison vient quant, à l'inverse, on s'immerge dans l'époque et s'efforce de penser la pratique des scientifiques en repensant les idées de ses concepteurs. On voit alors que tout est lié, comme on dit vulgairement. La métaphysique et la physique, les mathématique et la logique, la science et la philosophie cessent d'être des domaines hermétiques et clos sur eux-mêmes. Tout est lié car tout est relié à des interrogations vives. C'est plus tard que les choses se délient, apparaissant comme des résultats, c'est-à-dire des oeuvres qu'on peut exhiber ou brandir comme l'aboutissement d'une démarche autonome. Les Lettres de Spinoza montrent cette vie de l'esprit, cette "correspondance" des problèmes théoriques, cette liaison intime des interrogations portant sur les principes du raisonnement scientifique avec la vie quotidienne, ses soucis triviaux, sa dimension affective. On voit donc à quel point il est important de prendre au sérieux les discussions (philosophiques ? scientifiques ?) portant sur l'idée d'infini, sur les particules élémentaires, sur le vide, sur le temps...

J'insiste sur cette deuxième raison car il est alors possible et souhaitable de tenir compte du lien qui existe entre la science et la religion. D'une part, les controverses cosmologiques sont vives à cette époque, opposant les philosophes et les théologiens, les philosophes entre eux. D'autre part, il existe des liens entre physique et astrologie et, pour cette science particulière qu'est la chimie, la partition avec l'alchimie, la magie et le spiritualisme est de fraîche date. Elle n'est pas du tout achevée (les savants s'inspirent des cogitations de Rhazès et de Paracelse ; Boyle est un "disciple" de Van Helmont (1574-1644) promoteur de l'Alkaest et de l'onguent armaire1 ; Newton fit lui-même quelques expériences alchimiques, qu'il refusa de publier...). Enfin, philosophie première et connaissance religieuse sont dans un rapport complexe d'opposition et de complémentarité, comme en témoignent à demi-mots certains passages des lettres d'Oldenburg exprimant soit des encouragements, soit de la méfiance :
"M. Boyle et moi, nous nous entretenons souvent de vous, de votre grand savoir, de vos profonds travaux. Nous voudrions que l’enfant que vous portez en vous vît le jour et s’offrît au bon vouloir des doctes, et nous attendons avec confiance que vous nous donniez satisfaction." Lettre XXV, avril 1665
"M. Boyle a soumis à l’examen l’origine des formes et des qualités telle qu’elle a été décrite dans l’École et par les maîtres chargés d’y enseigner, et il a composé sur ce sujet un traité qui doit être bientôt imprimé et ne peut manquer d’être remarquable. Pour vous, je vois que vous vous occupez moins de philosophie, si l’on peut dire, que de théologie, puisque vous rédigez vos pensées sur les Anges, la prophétie, les miracles. Mais probablement vous le faites dans un esprit philosophique. Quoi qu’il en soit, je suis certain que l’ouvrage sera digne de vous et j’ai le plus vif désir de le connaître." Lettre XXIX, septembre 1665
"M. Boyle se joint à moi pour vous envoyer ses meilleurs souhaits et vous exhorte à continuer de philosopher avec courage et conviction. En particulier si vous avez réussi à voir un peu clairement comment chaque partie de la nature s’accorde avec son tout et de quelle manière elle se rattache aux autres parties, nous vous demandons de vouloir bien nous communiquer vos lumières sur ce problème difficile. J’approuve entièrement les motifs qui vous ont déterminé, d’après l’exposé que vous en faites, à composer un Traité sur l’Écriture, et l’un de mes plus chers désirs est de voir de mes yeux vos commentaires sur ce sujet." Lettre XXXI, octobre 1665

Enfin, il est possible d'ajouter une troisième raison en concevant l'unité même de la pensée et de l'oeuvre de Spinoza comme étant de fait une construction problématique, malgré l'impression de solidarité que donnent ses parties, le Traité de la réforme de l'entendement et l'Éthique, le Traité théologico-politique et le Traité politique. C'est alors la question de l'expérience qui est essentielle, qu'il s'agisse d'expérience affective, de l'obéissance à des raisons ou même d'intuition intellectuelle, vision avec les yeux de l'âme. Or les Lettres nous dévoilent une facette de l'expérience personnelle du philosophe.
La correspondance avec Oldenburg, les questions théoriques de chimie qui y sont abordées, nous font même découvrir la valeur que Spinoza accorde à l'expérience, en évoquant  :
  • sa confrontation à l'expérience obvie – l'information que l'on découvre sur son chemin sans avoir pensé préalablement à se renseigner, « tiens, c'est donc comme ça !
  • sa répugnance à l'égard de l'expérience vague – pseudo savoir, incomplet et arbitraire, aboutissant au mariage de la carpe et du lapin, de la sensibilité et de l'imagination
  • son intérêt pour l'expérience « contrôlée » – censée apporter immédiatement un gain de connaissance objective, qu'elle permettre au scientifique de renforcer la certitude qu'il éprouve au sujet de la cohérence et de la pertinence de sa théorie ou qu'elle lui permette, sous le mode de l'expérience cruciale, plus discutable, de venir à bout d'une polémique en montrant le caractère erronée d'une position théorique, en fournissant la base nécessaire à la critique d'une idée plausible.
Bref, celui qui s'intéresse à l'unité de la pensée de Spinoza ne peut qu'être attiré par l'ensemble de la correspondance scientifique et, en particulier, par les lettres consacrées à la chimie où sont relatées des observations et expériences sur le salpêtre faites par le philosophe, témoignages indubitables de sa confiance dans la solidarité de tous les domaines où s'exerce la raison.


1Pour un aperçu de l'oeuvre de Van Helmont, on peut consulter la notice de Wikipedia consacré à ce précurseur de la chimie moderne. Et la lecture de l'article de R. Poma (2010) "L'onguent armaire entre science et folklore médical. Pour une épistémologie historique du concept de guérison" (Archives de philosophie, pp. 601-613) s'impose à tous les curieux. Le sujet dépasse en fait de loin la simple curiosité, puisque la discussion qui s'engage au début de l'époque moderne sur ce problème de la guérison sympathique peut servir de modèle à toute discussion portant sur l'effet placebo et sur la nécessité de procédures expérimentales en double aveugle.

Sans oublier le lien vers le site Hyper-Spinoza de jean-Luc Derrien :
http://hyperspinoza.caute.lautre.net/

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