Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

mercredi 29 décembre 2010

Rien à voir

Coup de chaud sur "Lectures de Don Ihde" aujourd'hui. Chaud et froid ! Chaud effroi ! C'est d'art et de poésie dont nous allons parler !
La faute en revient au docteur Allan Harkness qui a produit un article intitulé "Voicing Statues : the Sound Art of Juha Valkehapää".

Juha Valkehapää est un très étrange individu. Qui fait des statues parlantes ! Et bien d'autre choses.
Découvrons le personnage lors de sa prestation artistique à la Vaasa Kunsthalle, nommée "Creating silence",
"Silent man"

et "Moi, je m'appelle Silence" (titre en français)

Les photos sont tirées de sa page personnelle (en suomeski ou en english, ouf!).

Ce qui nous intéresse plus particulièrement est sa pratique des portraits vocaux. Voici comment ils sont présentés par l'auteur :

ABOUT PORTRAITS
I have performed vocal portraits in various contexts since 1997. Basic situation has remained almost the same ; a person sits on the chair and says his/her name, I cover his/her eyes and voice the portrait, using the phonemes of his/her name. The concept portrait is a bit mis-leading. I don't describe the person on my chair, with my voice, but play with the phonemes of his/her name instead. But I haven't invented better title.
The first portraits I voiced at Tero Nauha & Tina Ward's exhibition at Rajatila gallery in Tampere, 1997. In "Namedays" (Helsinki, 1999) I used the same technique, that is, played with the phonemes of people's names, only that there was no chair nor anybody sitting on it. At Anti festival (Kuopio, 2003) and Signal & Noise festival (Vancouver, 2004) I used phonemes but also small objects - tubes, cans, music box, bells, scissors, apples, brush - of which the person chose one. In my exhibition, "What Did You See ?", at Muu gallery, 2006, I asked the person who just heard his/her portrait, what he/she saw. Using the answers, I composed a 14-minute-long radio piece. Once I voiced a portrait of two people ; portrait of a wedding couple.
These 66 portraits are based on the portraits I recorded at Etoiles Polaires festival in Ghent, 2007. Back home, I listened to them, chose the most interesting parts, and voiced them again. I have written a few partitures, based on these newly voiced portraits, too, and performed them at Art Contact, Helsinki, and Turku Book Fair, 2008.
Use headphones, and hear more 


On peut les écouter à ce lien... et il faut les écouter, bien sûr ! "Lena", "Sophie", "Ann I", "Philip", "Jaakko", "Brecht" (je ne savais pas que c'était un prénom !, "Eva", "Goran", "Joachim" et une foule d'autres portraits sonores !
http://www.nbl.fi/~nbl815/muotokuvat2.php
Allan Harkness s'est penché sur ce phénomène. Et a tenté non de l'expliquer mais de le justifier en mettant en valeur la poésie des noms comme "parti pris des sons".
On pourra lire son propos intégralement, même si c'est un peu difficile.
http://people.brunel.ac.uk/bst/3no2/Papers/alanharkness.htm
Pour ceux qui préfèreraient en voici juste deux extraits, traduction personnelle (et perfectible cela va sans dire).

D'une part, le résumé de l'article qui donne bien le ton.

"Le travail de l'art, l'événement artistique - son travail signifiant, si cela veut dire une capacité signifiante - arrive toujours dans cette pièce, dans cette pratique, que l'on s'attende à une communication codée (avec des procédés de réitération et d'identification) ou, au contraire, à une réjouissante perte de repère, confusion ou agitation, face à l'excès du texte (les forces de l'érotisme ou celle du vide). Que les deux soient simultanément à l'œuvre, chacune endossant la production d'un système de différences, chacune, co-extensivement, endossant aussi une singularité intense, voici ce qui est évident dans l'énoncé et l'audition d'un nom propre. Les deux à la fois, par delà le dualisme, réalisent ce que Jean-François Lyotard a appelé « le signe tensoriel ».
« Voicing Statues » est un essai (dans le sens préconisé par Theodor Adorno) qui tente de reconnaître les tensions textuelles de pièces particulières de l'art sonore, les vocalisations de Juha Valkeapää. Cet essai est comme un rappel de l'évolution rhizomatique de l'art post-conceptuel et post-minimaliste, bien au-delà du regard sensible et sensé du sujet rationnel.
Les cadres théoriques fournis par Don Ihde et Michel de Certeau, dans lesquelles le caractère métastable de nos perceptions, la possibilité sémantique, l'attention aux formes (Gestalt) et l'évaluation de l'expérience auditive se joignant à une critique de la lisibilité et de l'instrumentalité, nous permettent de dépasser l'ocularocentrisme (une des cibles visées par Marcel Duchamp) et aussi de défendre le texte comme condition historique de notre corps vécu comme totalité et non pas comme forme de domination linguistique.

D'autre part, sa troisième partie. Car je retiens la référence à Ihde... Laissant Lyotard, Gadamer, de Certeau, Debray, Rée, Derrida aux courageux qui veulent prolonger la réflexion.

"Le philosophe américain Don Ihde, dans son étude de la phénoménologie de la voix, défend l'art et de la phénoménologie pour leur commune prise en compte de la « métastabilité des perceptions » : « ce qui est plus profond, et ce qui est plus riche, est découvert par le procédé de la variation » (1986 : 45). Pour Ihde, la voix est un « phénomène vraiment central », « elle porte notre langage » (1986 : 31). « La voix est notre moyen perceptuel-linguistique de faire l'expérience du monde » (1986 : 41), soutient-il. Tout comme l'ensemble temps-histoire-récit forme un tout pour Paul Ricoeur, l'ensemble son-parole-langage est pour Ihde un phénomène unique, un seul problème.

Dans son essai A Phenomenology of Voice, Ihde valorise la voix pour une culture qui est devenue réductrice de l'audition en raison de l'hégémonie exercée par l'expérience visuelle. Chaque variation de la langue apporte la chance d'une nouvelle métaphore, ce qui ouvre l'espace sémantique (par l'imagination productrice), comme possibilité d'explorer la façon dont nous entendons, puis parlons, et ressentons la résonance de notre voix ainsi que sa cadence dans notre corps, posibilité de saisir comment les choses prennent voix à travers la matière, à travers une forme et une dimension, et dans des directions spatiales. Ihde écrit sur la multiplicité des voix : expression animale vis-à-vis des autres et de l'environnement par des sons auto-réflexifs ; voix des choses mêmes saisies comme étant des instruments ; multidimensionnalité de la voix humaine ou artificielle - voix de la dramaturgie du rituel ou du jeu d'acteur, voix enregistrée, sonorité de la poésie manifestant son opposition à l'information. Leur manifestation comme forme émergeant d'un fond attire notre attention sur la façon dont tous ces sons nous impliquent et se tiennent à distance de nous, sur la manière dont notre sensibilité structure tout un monde par notre perception du proche et du lointain, qui produit la texture du monde et l'espace par la perception étendue du particulier et de l'ordonné. Dans ce plaidoyer pour la pensée fonctionnant au moyen d'alternances et de reprises, reconnaissant les « possibilités métastables » (1986 : 40), la désignation par le nom n'est jamais neutre.
La vocalisation de Valkeapää dans l'oeuvre  « Salomo » des "Namedays" couvre l'arc-en-ciel de la pensée d'Ihde sur la voix. Ce dernier écrit : « Peut-être n'est-ce que par instant que nous sommes face à face à ce qui est vraiment autre, vite nous lui donnons un nom, le domestiquant en l'incluant à notre interprétation constante qui fait de nous l'être au centre du monde » (1986 : 28). Valkeapää retrouve ce mystérieux et hypothétique face à face de l'autre à l'intérieur du nom, il essaie de trouver cet autre - saisie primordiale de l'être dans le monde - dans le jeu des phonèmes des "Namedays". Ihde écrit : « Peut-être que rarement nous nous sentons ébranlés dans nos prédispositions, mais une chose telle que l'Autre bouleverse les voix du monde » (1986 : 29). Les vrais artistes énervent toujours nos prédispositions, pour nous aider à percevoir quelque chose dans les plis de la métaphore. Cette percée qui nous révèle est le « centre » pour Ihde. Se rapprochant du « centre », il écrit :
« Les voix du langage sont la position à partir de laquelle nous faisons l'expérience du monde. J'ai suggéré que c'est précisément parce que c'est ici que nous vivons, que nous respirons et que nous transformons cette respiration en quelque chose de plus qu'une simple respiration, en une parole voisée, que nous avons du mal à comprendre ce centre. Donc, étant donné que ce centre est si familier et précisément pour cette raison qu'il est tenu pour acquis, rien n'est plus opaque. Et il n'est pas étonnant que nous, les humains, nous nous sommes tournés vers des spéculations si souvent infructueuses concernant les origines du langage. » (1986 : 36)
Il nous avertit ainsi du danger de la simplification binaire séparant le littéral et le symbolique : une dénomination descriptive littérale pour certains linguistes/théoriciens est origine d'une pluralité de significations métaphoriques pour la partie adverse, la théorie concurrente. Sans aucun doute, il y a des moments où nous avons besoin du nom pour désigner une chose, mais autour de ce besoin élémentaire, le champ de signification ou l'horizon de sens changent comme peuvent changer la lumière et la couleur. Alors que «
nous ne pouvons pas trouver, revenir à, ou isoler un premier mot » (1986 : 37), selon Ihde, ou un dernier mot, selon les principes poétiques décapants de la déconstruction (la loi du supplément), demeure la matière vivante du mot juste, idoine, tandis que nous atteignons « les voix du langage déjà pleines de sens et [que] nous arrivons à y trouver notre centre  » (1986 : 37). Pour Valkeapää, le mot idoine est une vocalisation, l'activation lente d'un révélateur.
Ihde, réfléchissant la façon dont l'« expression se dédouble en écho » (1986 : 35) et ouvre des possibilités - notamment par l'ironie, le sarcasme, l'humour – se tient à l'écoute de la force du sentiment, de la nécessité et de la perte (ces éléments triadiques du désir) qui retentit au centre, comme s'il voulait rapprocher la phénoménologie existentielle et l'écosophie non anthropocentrique :
« Chez les animaux, comme chez les humains, la voix est l'expression active des relations entretenues avec les autres et avec son environnement. La voix modifie la manière dont nous sommes en relation avec le territoire englobant l'inexprimé et elle nous en libère. Il y a une sorte de migration auditive qui commence avec la voix, même dans le règne animal. » (1986 : 36)
L'écriture, autre mode d'incorporation de la langue, usant d'une stratégie visuelle, peut souvent cacher ou voiler la voix elle-même. Pire encore, réduite à un débit rapide d'informations, l'écriture peut nous faire oublier la richesse de l'expérience auditive. Compagnons de route inattendus, Ihde et Valkeapää, engagés dans des directions différentes - le second profitant parfois de « vacances du cerveau et de la raison » (6) - nous engagent tous les deux dans « la vraie richesse et étendue de l'audition » (Ihde, 1986 : 43). Ils nous aident à apprendre à écouter, pas seulement à entendre."

Note et référence :
6. http://www.kolumbus.fi/juha.valkeapaa/Groups/‘Trombi’
Ihde, Don (1986). Consequences of Phenomenology. New York : State University of New York Press.

Voici donc un dialogue de plus à garder en mémoire - dialogue avec Juha Valkeapää et avec Allan Harkness - et peut-être à prolonger un de ces jours ! Bravo !

P.S. Je joins juste encore un très court C.V. d'Harkness, ayant présenté Valkeapää mais pas son brillant commentateur.
"Formerly a tutor for the Open University's Modern Art & Modernism course, a literary editor and humanities researcher, Dr Allan Harkness was senior lecturer in Art Theory in the Department of Fine Art at the Hull School of Art & Design for over a decade. Last summer, he left higher education (see Art Monthly 263, Feb.2003 'Polemic') for research and writing projects as an independent scholar."

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