Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

dimanche 5 décembre 2010

Traduction d'un propos de Don Ihde sur les armes à feu

Sur le Net on trouve une intervention de Don Ihde à l'Athaneum Reading Room qui contient un passage assez conséquent sur la question des armes à feu.

Par la suite je parlerai plutôt de "revolver", sachant qu'il y a une différence entre le pistolet et le revolver, qu'un nom de marque "Colt", Sig Sauer", "Beretta" plairait davantage à des lecteurs de romans policiers. Si je commets une maladresse en employant le terme "revolver" qu'on me dise pourquoi.
Le propos d'Ihde sur "l'homme-revolver" comporte un renvoi à un passage de Technology and the Lifeworld (1990) sur lequel il nous faudra revenir. Presque sans modification, en conservant le renvoi, le propos est repris dans une autre oeuvre, Bodies in Technology (2002, University of Minesotta Press), au chapitre 6 "Failure of the Nonhumans. A Science Studies Tale".

Dans les deux cas, sur le Net et dans Bodies in Technology, il s'agit d'exposer l'idée d'hybridation être humain-technique et d'établir un parallèle avec la pensée de Bruno Latour sur ce sujet polémique. Mais les contextes varient. L'intervention sur le site de l'Athaneum est clairement une justification. Ihde répond à ceux qui l'accusent de ne pas tenir un discours prenant suffisamment en compte la dimension politique des problèmes qu'il aborde. La réflexion sur "l'homme-revolver" est emblématique d'une porosité des enjeux épistémologiques, sociaux, politiques ou mieux encore culturels au sens large du terme.
Dans "Failure of the Nonhumans", Ihde évoque les "cyborgs" et établit une sorte de dialogue critique avec les défenseurs des cyborgs - non pas ceux qui veulent créer de plus en plus de cyborgs car ils n'ont vu ni Blade Runner ni Terminator, mais ceux qui précisent et vulgarisent la notion, Donna Haraway tout particulièrement. Ihde fait un retour sur sa propre trajectoire intellectuelle et la résume en trois idées :
  1. la plus petite unité de sens dont il faut tenir compte pour comprendre la réalité des techniques est celle de l'unité symbiotique être humain-artefact utilisé dans une situation concrète
  2. l'analyse phénoménologique se portant sur ces interactions entre les êtres humains et leurs techniques montre qu'il ne saurait être question de neutralité factuelle quand on a affaire à une action technique, à un artefact pris en main et pas seulement présent quelque part et éventuellement disponible
  3. avec l'usage d'un instrument ou la manipulation d'un outil, un invariant peut être dégagé, à savoir une certaine sélectivité structurelle, productrice de tendances amplificatrices ou réductrices.
Voici le lien menant à l'intégralité de l'intervention d'Ihde à l'Athaneum Reading Room.

Et pour ceux qui veulent prendre connaissance du contenu du propos j'en livre une traduction en français,   perfectible cela va sans dire. Ce texte pourra servir dans les prochains temps de base de réflexion pour traiter la question des armes à feu avec Don Ihde.

"J'ai souvent choisi des exemples qui, rappelant ces expériences de pensée de ma formation de philosophie analytique, sont délibérément simples, directs et peuvent passer pour être les plus clairs possibles. L'utilisation d'un télescope, l'écoute à l'aide d'un téléphone, la perception via une sonde dentaire sont tous des exemples tirés de Technics and Praxis. Beaucoup d'autres s'y ajoutèrent au fil des ans. Tous ont été retenus afin d'illustrer les différents types d'incorporation, ces relations au cours desquelles un instrument enrichi mon expérience en étant utilisé comme prolongement sensoriel de mon corps et par lesquelles une chose est alors instrumentalement (médiatement) perçue comme étant "là-bas", dans le monde. Ce que je visais était la simplicité, partant la clarté. Et ce que je n'avais pas bien compris, c'est que ce discours pouvait être pris – ce qui s'est effectivement passé – pour une sélection arbitraire montrant des actions individuelles (plutôt que collectives), subjectives (plutôt que relationnelles ou réflexives) et archaïques (plutôt que complexes ou représentatives d'un système technologique). Ainsi, il pouvait sembler à certains que je privilégiais tout ce qui est hors du social, du politique ou de la réalité culturelle, mésestimant le quantitatif et ce qui se donne à l'analyse, dédaignant les technologies et systèmes complexes. Piégé par mon propre discours !

Heureusement, je n'ai guère besoin de mettre les pendules à l'heure, étant aussi critiqué pour des motifs inverses à ceux qui viennent d'être allégués. Il s'avère que dans un cas au moins, le penseur le plus éloigné de toutes les travers qu'on me reprochait - Bruno Latour - a exactement utilisé les mêmes exemples que les miens ! Un de ces deux exemples est celui des armes de poing possédés par des êtres humains et le slogan de la NRA, "les armes ne tuent pas les gens, ce sont les gens qui tuent les gens." (voir la variante amusante d'Aaron Smith sur cette maxime). L'autre exemple commun est l'utilisation d'un dispositif d'extension corporelle, un simple bâton, utilisé pour faire tomber un fruit, bien que ce soit à un chimpanzé que Latour se réfère et non à un être humain. Je suis récemment revenu sur le seul exemple strictement identique, celui de l'homme au revolver :

La convergence est indéniable avec les idées de Bruno Latour qui, comme moi, expose l'exemple afin de réfuter le slogan de la NRA selon lequel "les armes ne tuent pas les gens, ce sont les gens qui tuent les gens". Dans Technology and the Lifeworld (1990), j'ai insisté sur le fait que ma position était une position relativiste [suivant une métaphore physique] :

« L'avantage (...) d'une position relativiste est d'aller au delà d'un simple débat sur la neutralité présumée de technologies. Les interprétations neutralistes sont toujours non-relativistes. Elles participent en effet de l'idée suivant laquelle les technologies sont des choses closes sur elles-mêmes, des objets isolables du reste. Une interprétation relativiste en revanche est totalement opposée à celle de la réification [des technologies – voir la position de Latour ci-dessous]. Les technologies prises en elles-mêmes sont considérées comme de simples objets ou guère mieux qu'autant de morceaux de ferraille éparpillés. En soi, le revolver de la propagande de la NRA ne fait rien ; mais dans une perspective relativiste où l'unité primitive à prendre en compte est la relation homme-technologie, il est immédiatement évident que les relations de l'homme-revolver (un homme avec une arme à feu) à un autre objet ou un autre être humain est très différente de celle de l'homme sans revolver. La relation homme-revolver transforme la situation effective, l'éloigne de toute situation similaire vécue par un homme sans arme à feu. Au niveau de la méga-technologie, on peut voir que les effets relationnels seront de même exacerbés. »

Ainsi je ne pus m'empêcher d'être frappé quand un collègue me communiqua une analyse de Latour datant de1993 [ensuite reprise dans le chapitre six de Pandora's Hope, 1999] intitulée « On Technological Mediation», dans laquelle ce même exemple est plus minutieusement analysé. La visée de Latour est précisément de combattre l'idée de la neutralité des techniques et la réification indiquée ci-dessus. « Le mythe de l'outil neutre sous contrôle complet de l'homme et le mythe de la Destinée Autonome qu'aucun humain ne peut maîtriser sont symétriques. »Ensuite, en accordant un statut d'actant à la fois à l'être humain et au revolver, Latour produit une analyse complexe de la façon dont les deux entités «revolver» et «humain» se transforment :

« (...) Une troisième possibilité est plus souvent réalisée, la création d'un nouvel objectif qui ne correspondait à aucun programme d'action de l'agent ... J'ai appelé cette indétermination, dérive, invention, médiation, création d'un lien qui n'existait pas auparavant et qui, jusqu'à un certain point, modifie les deux entités. Laquelle d'entre elles, alors, le revolver ou le citoyen, est le véritable acteur dans cette situation ? C'est quelque chose d'autre (un citoyen-revolver, un revolver-citoyen) ... puisqu'on est une personne différente quand on a un revolver à la main. »

Ce que Latour veut montrer, au-delà de ce que je viens d'indiquer en parlant de la relativité, est une complète symétrie : « Ce déplacement est tout à fait symétrique. Vous êtes différent avec un pistolet dans la main, le pistolet est différent avec vous l'empoignant. Vous êtes un autre sujet parce que vous tenez le pistolet, le pistolet est un autre objet, car il est entré dans une relation avec vous ». Et si, avec mon approche phénoménologique, je suis arrivé aux mêmes conclusions sur la façon dont les «sujets» et «objets» sont mutuellement transformés dans ces mises en relation, le désaccord sera secondaire quant à savoir si les vocables «sujets» et «objets» sont alors privés de sens dans ce jeu de miroirs. {..}

Bien que cet exemple montre clairement une convergence d'idées sur des points essentiels concernant le « déplacement » de l'homme-revolver [Latour] ou sa « transformation » [Ihde], il y a aussi des divergences qui méritent d'être relevées. J'admets que l'agent non-humain, dans cette relation, transforme la situation. L'homme en se dotant d'armes à feu a amplifié sa puissance destructrice et bien d'autres dispositions. Et, prenant un autre exemple, l'instrumentation scientifique, l'idée s'impose également que l'homme-télescope produit des effets comparables de déplacement de la subjectivité ou de transformation sélective et amplificatrice de l'objectivité, donc on peut dire véritablement et pas seulement métaphoriquement que le télescope incarne une technique, s'utilise dans une certaine direction d'interprétation en tant que technologie. C'est ce que Latour veut dire en parlant d'une chose qu'elle devient un autre "objet" (si elle est utilisée et pas seulement posée quelque part). Mais, changeant encore d'exemples, je trouve plutôt difficile à dire, du moins sans avoir conscience de produire une métaphore, que le ralentisseur (gendarme couché) est rempli de « sujets » - ses concepteurs, des régulateurs ou des policiers ! Je n'arrive pas à me mettre au niveau de la «socialisation» des artefacts. Ils peuvent être interagissant avec nous, mais ne sont pas tout à fait agissant.

Dans les exemples simples qui viennent d'être évoqués, on peut dire que la perspective visée
n’était pas très différentes, et donc les critiques, les analystes et les interprètes pouvaient se rencontrer sur ce terrain. Est-ce la même chose si nous nous tournons vers des exemples plus complexes ?"

Pour le moment je ne possède aucun éclairage sur Aaron Smith... A voir. Plus généralement, un prolongement possible est indéniablement de consulter l'oeuvre de Bruno Latour, en français, L'Espoir de Pandore. On en découvre le sommaire et le premier chapitre sur le site de l'auteur :
Peut-être est-elle même disponible dans une bibliothèque proche de chez moi. A voir également.

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