Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

vendredi 10 décembre 2010

Vertigo de la technique

Le recueil Ironic Technics (Automatic Press-VIP, 2008) est précédé d'une introduction qui justifie le titre. On y découvre un Don Ihde qui au cours de sa vie étudiante et professorale n'a pas manqué d'humour, aimant plaisanter et écrire des "horreurs" dans des publications estudiantines.
Par exemple, quand dans les années Reagan la mode du business s'est emparée des cerveaux de l'administration de son université, imposant à chaque unité de recherche de devenir un "centre de profits", Ihde proposa d'appliquer, lors du calcul des résultats de l'unité de philosophie, un coefficient pour tenir compte du handicap.

Ce sont ses lectures de Kierkegaard (singulièrement de Crainte et tremblement) qui ont stimulé son goût pour l'ironie et sa détestation des idées trop simples. L'ironie n'est pas quelque chose de simple. C'est au contraire quelque chose qui a différents modes, du comique au tragique, et qui d'une certaine manière ne cesse de s'inventer de nouvelles formes. Car il s'agit de dépasser les généralités vides de sens pour atteindre à la singularité d'un être. L'ironie déstabilise nos jugements de valeur. Elle remet en cause nos emballements les plus récents et nos haines ancestrales. Avec elle, -philie et -phobie sont des manies ridicules, des sujets auto-désignés de moquerie.

Comment la pensée des techniques et l'ironie sont-elles liées ? Découvrons-le à la fin de l'introduction (p. vi) :
"(...) l'ironie peut aussi servir afin de prolonger une critique en pensée constructive : je soutiens que les techniques sont métastables et quand bien même la matérialité des divers artefacts impose des contraintes à ceux qui visent une utilisation précise, aucune utilisation figée dans le marbre n'est possible. Ainsi la prédiction est rendue compliquée et on assiste à une prolifération de trajectoires technologiques toujours indéterminées à l'avance. Je me prononce donc pour une ontologie inter-relationnelle grâce à laquelle les situations techniques sont polymorphes et plastiques. Si nous, les humains, "inventons" les technologies ; réciproquement, nos technologies réforment notre monde vécu et, tout aussi bien, nous changent nous ainsi que nos mondes."

La métastabilité des techniques est une idée forte. Comme nos perceptions, nos actions n'obéissent pas strictement à un seul schéma cognitif. Elles participent de mises en forme du réel. Si en regardant rapidement l'image j'ai d'abord vu un lapin aux grandes oreilles, rien ne m'interdit d'y revenir et de voir, par après, un oiseau au grand bec. Et si à une époque donnée un type de mise en forme du réel par le biais de certaines techniques est devenu commun, rien ne dit que dans le futur les mêmes techniques ne donneront pas des résultats très différents, du fait de nouveaux modes d'action : la mise au point de nouvelles manières de faire, la découverte de nouvelles ressources, l'invention d'applications originales ou bien même le détournement d'artefacts, "sauvagement" utilisés. Les perceptions changent, toutes les perspectives sont susceptibles de se réformer. La technique n'impose pas un unique destin à l'humanité !

Certains lecteurs sont sans doute maintenant très heureux de pouvoir me faire la leçon et d'ironiser sur ce que je viens de dire : "la technique n'impose pas un unique destin à l'humanité" cela voudrait dire qu'il y a effectivement plusieurs destins qui pourraient se réaliser en même temps pour un même sujet... mais cela n'a pas de sens. De même, il serait bien ridicule de dire que l'amour n'impose pas un unique amour à Sören ! Dans l'idée d'amour il y a l'idée d'élection et donc d'unicité. Comme dans l'idée de destin il y a l'idée de trajectoire fixée et donc d'unicité.
Mais je maintiens et je signe. Il ne faut pas renoncer à la formulation ambiguë "la technique n'impose pas un unique destin à l'humanité" sous prétexte qu'avoir plusieurs possibilités d'avenir ce n'est pas vraiment avoir de destin. Car il demeure une différence essentielle entre la négation du destin et son ouverture.
La technique est vertigineuse en ce qu'elle nous surprend toujours et pourtant fixe pour nous notre destin !

Ce n'est pas Don Ihde qui me fournit les moyens de résoudre le paradoxe du destin technologique de l'humanité mais un autre grand auteur, français cette fois, Jean-Pierre Dupuy. Dans son dernier livre, La Marque du sacré (Carnets Nord, 2009), Dupuy évoque la dette qu'il a contractée envers Vertigo d'Hitchcock, sa Madeleine à lui. Le paradoxe dramatique de Vertigo donne l'occasion de réfléchir la structure même, l'ontologie et la temporalité du catastrophisme éclairé. Sans tout dévoiler j'indique juste ce qui est nécessaire à mon propos : dans certaines circonstances, la conscience s'inscrit d'elle-même dans une temporalité paradoxale, celle qui est décrite comme circulaire et qui, fondamentalement, participe d'une pensée au futur antérieur.
Or les personnes qui utilisent des techniques pensent au futur antérieur. Une fois que l'arbre aura été abattu il sera possible de le débiter. Une fois que le tronc aura été scié il faudra faire sécher les planches. Quand tous les arbres auront été abattus... quand toutes les planches seront entreposées n'importe comment... il ne faudra pas s'étonner ? Non ! Il ne FAUT pas s'étonner. Hic et nunc. Et si l'on ne s'étonne pas de la future catastrophe tout en s'étonnant quand même de la direction prise aujourd'hui - "droit dans le mur", il devient possible et souhaitable de penser une bifurcation, d'entrevoir un autre avenir, toujours un destin mais pas le même. La diversification des trajectoires technologiques est l'expression de cette conscience focalisée sur le devenir, inscrite dans cette temporalité où des choses qui ne sont pas encore passées sont pourtant déjà fixées et des choses qui se sont passées ne sont pourtant pas définitivement fixées !

Je viens de dire des choses bien douteuses. Promis, on y reviendra. Mais le temps me manque et j'arrête là provisoirement cet article.
Vertigo de la technique ! Au moins je pense pouvoir être heureux de mon titre...

Pour découvrir La Marque du sacré et sa belle couverture, le site de l'éditeur Carnets Nord :
 http://www.carnetsnord.fr/titre/la-marque-du-sacre
Et pour lire un bel article de Dupuy "Temps, récit, complexité" sur le site de l'IRCAM
http://etincelle.ircam.fr/898.html
Ou pour découvrir Robert Doran de l'Université Rochester, son intervention au colloque de Cerisy de 2007 sur Dupuy et Vertigo :
http://www.carnetsnord.fr/colloques/cerisy-2007/pdf/cerisy2007_5_doran.pdf
Mais je sais que certains préfèrent Vertigo dont on a fêté les cinquante ans, voici le générique de 1958 et le début du film...
http://www.dailymotion.com/video/x4lg53_sueurs-froides-vertigo-1958-generiq_shortfilms

On y voit Betty présenter le soutien-gorge révolutionnaire, sans bretelles et à armature autoportée, conçu durant ses loisirs par un ingénieur de Boeing, s'étant inspiré du la structure des ponts autoportés... Bel exemple d'inventivité technicienne !

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