Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

dimanche 19 décembre 2010

Que font les choses ?

Peter-Paul Verbeek, professeur de l'Université néerlandaise de Twente, a publié en 2000 un livre au titre alléchant, De daadkracht der dingen – over techniek, filosofie en vormgeving (Amsterdam, Boom). Le caractère alléchant du titre apparaît mieux dans sa traduction anglaise de 2005, What things do. Philosophical Reflections on Technology, Agency, and Design (Penn State University Press).
Que font les choses ? Rien ? La réponse serait trop simple... Car si nous faisons des choses avec les choses, si nous laissons faire certaines choses et si nous nous laissons faire par certaines choses, il est difficile de continuer à dire que les choses ne font rien !


Dans cet ouvrage, Verbeek s'interroge sur l'apport de la philosophie des techniques et des spécialistes des nouvelles technologies.

La question qu'il pose est fondamentale.
En réfléchissant notre rapport au monde et à nous-mêmes, notre propre vécu, que pouvons-nous apprendre sur cet autre qu'est l'objet technique ? L'outil, prolongation de la main... oui, certes, mais encore modification de la main ! Car, comme le souligne Ihde, s'opère une modification de sa capacité d'action et de sa modalité de perception du réel.
Que fait sur nous un artefact ? L'artefact nous impose de réagir à sa présence, que nous décidions de le tester, de le manipuler par jeu comme le fait l'enfant, de l'entreposer pour l'utiliser plus tard, de le briser, de l'utiliser suivant le mode d'emploi ou à contre-usage.  Les artefacts les plus ordinaires s'accompagnent de tout un système technicien et s'imposent à nous chacun comme étant une incarnation particulière de notre culture, de nos valeurs et de nos rêves de puissance.
Prenons un peu de recul. La condition humaine est un ensemble de limites a priori disait Sartre dans L'Existentialisme est un humanisme. Etre dans un monde, devoir travailler, être en relation avec autrui, être mortel : ce sont des contraintes et obligations paradoxales ; à la fois plus que des obligations, car ces obligations sont absolues et moins que des contraintes car ces contraintes nous rendent libres, offrant à notre volonté des défis - des obstacles nécessaires. Ces limites nous définissent donc a priori. Elles font que nous existons. Or aujourd'hui nous existons dans la technosphère (le « technotope » d'Achterhuis – mot formé en complément de biotope). La technologie nous accompagne du berceau à la tombe. C'est technologiquement que nous sommes dans notre monde, que nous y travaillons et que nous échangeons avec autrui. Que nous y mourrons.

Ceux qui maîtrisent le néerlandais apprécierons à sa juste valeur la conclusion de l'article de Verbeek intitulé « Technieck en de grens van de mens »
« Technologie blijkt te morrelen aan de meest fundamentele categorieën waarin wij denken, waaronder zelfs de uitgangspunten van onze moraal. Een pleidooi voor ‘normen en waarden’ in het omgaan met techniek, zoals voortvloeit uit de instrumentele en substantieve benaderingen van techniek, brengt ons hierin niet verder, en speculeren over de opvolger van de homo sapiens evenmin. Of technologie nu met ons versmelt tot een nieuwe levensvorm of niet, wij zullen nooit een bestaan kunnen hebben los van de manier waarop zij onze handelingen en ervaringen bemiddelt. Zo is de conditio humana in onze technische tijd: techniek is geen instrument meer, maar geeft actief mede vorm aan wie wij zijn en wat de werkelijkheid voor ons is. De tijd van het humanisme – van de vrije, autonome, op zichzelf staande mens – is definitief voorbij. Wij kunnen alleen nog op technische wijze mens zijn. »

Les autres la liront poétiquement, relevant la présence de quatre mots latins et subodorant que le reste du texte parle des technologies comme étant plus que des outils ou de simples instruments. A moins que, par paresse, ils ne recourent à la traduction automatique... Ce qui n'est pas très différent de la poésie !

La bibliographie de l'article est également intéressante. Voici le lien:http://www.ethicsandtechnology.eu/images/uploads/Verbeek_TechniekdeGrensvandeMens_WijsgPersp.pdf

Revenons à What things do. Katinka Waelbers (2007) nous donne une idée précise de son contenu (traduction personnelle) :
« Trouvons-nous souvent un livre sur la philosophie de la technologie qui est philosophiquement enrichissant et intéressant pour les sociologues et qui est adapté au cursus des étudiants-ingénieurs ? Le livre de Peter-Paul Verbeek What things do est un tel livre. Cet examen perspicace de la médiation technologique dans l'action humaine, repose sur un questionnement original à la fois philosophique et sociétal : il aboutit à une nouvelle façon de mettre l'éthique en pratique, dans le domaine de la conception des objets techniques. Par « médiation technologique » Verbeek entend la manière dont les artefacts technologiques co-forment l'action de l'homme et la perception ; par exemple les voitures co-forment notre perception de la distance, les téléphones cellulaires co-forment nos modes de socialisation, et les fours à micro-ondes co-forment nos habitudes alimentaires et affectent la vie familiale. »

Waelbers précise le contenu des trois parties du livre.
La première partie est consacrée à la critique des classiques de la philosophie de la technique (Jaspers, Heidegger). Verbeek consière leur méthode comme une forme de transcendalisme et note que le regard porté sur la technique est rétrospectif, comme s'il ne fallait en philosophie que concevoir les présupposés de l'entreprise technicienne, en s'efforçant finalement de dégager ses présomptions métaphysiques.
La seconde partie porte sur le tournant orchestré par les philosophes contemporains des technologies (Latour, Ihde). Verbeek tente d'en faire la synthèse. Il souligne en effet que derrière les divergences se tient la même attention à la médiation technologique. Ihde insiste davantage sur la médiation herméneutique qui concerne le développement de nos capacités à percevoir le monde. Latour quant à lui s'intéresse plus à la médiation technologique pour ses conséquences pratiques.
Enfin la troisième partie s'inspire du célèbre slogan du « retour aux choses mêmes ». Verbeek y développe son « esthétique matérielle ». Voici comment Waelbers présente cette notion : « L'esthétique matérielle est une forme d'esthétique qui ne s'attache pas seulement à l'apparence visuelle des choses, mais attire l'attention sur leur production afin de voir comment elles interagissent avec le monde et offrent à l'homme des possibilités de médiation pour l'expérience. Ce genre d'esthétique doit être informé sur le plan éthique et prendre en compte à la fois les médiations technologiques herméneutique et pratique. »

Waelbers poursuit son compte-rendu (à retrouver au lien ci-dessous, site Springer.com) en donnant un mode de lecture pour les étudiants et futurs ingénieurs. Passer directement de l'introduction à la troisième partie, pour cerner l'essentiel, puis revenir à la première et finir avec la seconde, celle où les futurs classiques de la philosophie des technologies sont exposés. Finir sur Don Ihde ! Quelle bonne idée !
http://www.springerlink.com/content/hrjpn13jg3365834/


Un autre compte-rendu de lecture peut être consulté, celui d'Albert Borgmann de l'Université du Montana par exemple :
http://ndpr.nd.edu/review.cfm?id=3361

Mais nous n'en avons pas fini avec Peter-Paul Verbeek. Est en effet disponible sur le net une étude en anglais vraiment remarquable sur la postphénoménologie et ses implications éthiques. Pour ne pas surcharger ce billet, je me contente ici d'en donner le titre et l'adresse sur le site de l'Université de Twente. Il faudra y revenir.
« The Technological Mediation of Morality, A Post-Phenomenological Approach to Moral Subjectivity and Moral Objectivity »
http://doc.utwente.nl/61025/

Et Verbeek, en disciple de Don Ihde, applique cette méthode postphénoménologique, montrant comment s'élaborent des frontières entre les mondes ou en se concentrant, sur un aspect de notre culture matérielle, par exemple celui des développements de l'obsétrique par la technologie des ultra-sons !
http://philpapers.org/s/Peter-Paul%20Verbeek

Bonnes lectures.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire