Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

jeudi 16 décembre 2010

Quelques mots sur l'important travail du belge Jean Baudet

Le chimiste, agrobiologiste, historien des mathématiques, philosophe des techniques (et poète) Jean C. Baudet produit depuis des années une oeuvre véritablement digne d'intérêt, couplant vulgarisation et dégagement des enjeux contemporains de la science. Une oeuvre encyclopédique pourrait-on dire.

Ceux qui veulent le découvrir ou l'écouter, peuvent regarder cette petite vidéo réalisée par Filigranes.TV à l'occasion de la sortie de son livre Histoire de la science et de l'industrie en Belgique (Jourdan, 2007) :
http://www.youtube.com/watch?v=HZNSrBg25XQ

Concentrons-nous sur la pensée des techniques. Dans Le Signe de l'humain. Une philosophie de la technique (L'Harmattan, 2005), Baudet adopte une démarche chronologique. Baudet livre ses commentaires critiques sur les principaux auteurs et leurs idées les plus fameuses. Et lors de cette recension des oeuvres majeures, il note la parution en 1979 de Technics and Praxis de Don Ihde.
Ihde l'intéresse d'abord pour sa conception d'ensemble de la réflexion philosophique portant sur les techniques modernes, sa méfiance à l'égard du mysticisme platonicien, archétype de la pensée essentialiste. Il l'intéresse également pour son identification de ce qui fait l'originalité et la force de la modernité, l'accroissement des pouvoirs du corps par toutes sortes d'outils, d'instruments, de prothèses, d'appareils de mesure, d'objets communiquants.

Je livre son analyse des pages 144 et 145 :
"Quelques mots sur l'important travail de l'américain Don Ihde. Il commence par remarquer que domine, dans la philosophie anglo-saxonne (mais à vrai dire, nous pouvons retrouver ce schéma platonicien dans la tradition philosophique de France ou d'Allemagne), l'idée que la philosophie de la technique n'est qu'une branche de l'épistémologie, la technique étant conçue comme la science "appliquée". Mais reconnaît Ihde, c'est là utiliser la distinction remontant à Platon du corps et de l'esprit. Il faut renverser ce platonisme, et donc étudier à la fois les rapports entre corps et esprit, et entre technique et science. Ce qui conduit Ihde à proposer une typologie des quatre attitudes philosophiques possibles face à la technique.
  • le "parallélisme" : la science et la technique sont des activités séparées, parallèles, avec une corrélation dont la nature nous échappe, c'est évidemment la conséquence de l'acceptation du dualisme esprit-matière
  • l'"idéalisme" : l'esprit actif agit sur la matière ; la technique est alors vue comme une science appliquée (conception la plus courante)
  • le "matérialisme" : c'est la matière qui agit sur l'esprit, qui est même la source de l'esprit ; la science résulte alors du développement historique de la technique
  • le "monisme" : la matière et l'esprit ne sont que des mots pour désigner une seule réalité. Ihde propose pour signifier le rapport entre science et technique, dans cette conception moniste, de parler de techno-science
Finalement, Ihde adopte la position matérialiste, affirmant donc l'antériorité logique et historique (essentielle) de la technique sur la science. Cela le conduit à l'analyse de l'instrument, qu'il interprète non seulement comme prolongation du corps" mais également comme "prolongation du langage". Il voit bien que l'instrumentation, permettant "the technological embodiment of science", qui fait la "crucial difference between modern and ancient science".
"Contemporary science, dira-t-il, is technologicaly embodied science. Some, most notably Heidegger, would make a more radical claim : contemporary science is technologicaly formed. That is a question which calls for an investigation into the telos of contemporary technics"."

Une traduction est-elle nécessaire ?
Ihde souligne l'incarnation (ou incorporation) technologique de la science moderne, cette incarnation faisant sa différence essentielle par rapport aux premiers développement de l'esprit scientifique. "La science contemporaine est une science technologiquement incarnée. Certains, notamment Heidegger, serait prêts à formuler une idée plus radicale : la science contemporaine serait technologiquement informée (mise en forme). C'est une question qui appelle à une enquête sur le telos de la technique contemporaine."

La présentation de l'oeuvre aux éditions de l'Harmattan est sommaire, mais contient un lien vers un "aperçu" numérique googeulisé :
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=19913

Revenons sur la lecture de Ihde par Baudet. Ne possédant pas Technics and Praxis, je ne suis pas en mesure d'en juger la fidélité, mais seulement de mettre en perspective les affirmations sur le matérialisme d'Ihde et l'usage du terme technoscience.
Aujourd'hui, Ihde se présente volontiers comme un "phénoménologue matérialiste", entendant par là que la philosophie a toujours tort de nier le réel et la singularité au profit de l'idéal ou de l'universel et qu'elle a raison de rechercher des conditions matérielles d'effectivité derrière les conditions formelles de possibilité. Le corps est une de ces conditions, qu'il soit compris comme structure biologique résultat d'une évolution poursuivie durant des millions d'années (corps 1) ou bien comme construction sociale, qui exprime des influences culturelles, se voue à l'incarnation de valeurs (corps 2). L'une et l'autre perspectives étant nécessaires à la compréhension des modalités opératoires de nos outils et instruments, les plus anciens comme les plus récents.
Si Ihde adopte une "position matérialiste" dans ses ouvrages plus récents ce n'est pas du tout en postulant que "la matière est source de l'esprit" puisque pour lui la question même d'un donné premier (d'une source de la vérité, d'un être originaire) est sans fondement. Le corps est depuis toujours soumis à de multiples contraintes. Le corps humain est, depuis les débuts de l'hominisation, un corps adaptant le réel à ses besoins par l'intermédiaire de techniques et un corps adapté à la manipulation d'outils. La préséance de la matière sur l'esprit n'a pas de sens dans ce cas précis : le cerveau ne s'est pas d'abord matériellement développé pour ensuite pouvoir libérer l'intelligence. Il ne s'est pas développé afin que les êtres humains acquièrent le pouvoir de concevoir des mots ou des artefacts, d'utiliser l'appareil phonatoire du corps humain pour autre chose que des cris ou gouverner la main humaine en même temps que toutes ses prolongations artefactuelles ! Les développements de l'Homo sapiens, de l'Homo loquax et de l'Homo faber sont une seule et même chose.
Le matérialisme ihdien est donc plutôt lié à l'affirmation suivant laquelle il y a une dialectique des conditions matérielles et spirituelles du développement des technologies. De même, Gilbert Hottois parle de « matérialisme méthodologique » dans sa présentation de la civilisation technoscientifique, Philosophies des sciences, philosophies des techniques (Odile Jacob, 2008). Dans ses ouvrages récents, Ihde utilise sans modération le vocable de technoscience. Mais alors notons qu'il n'adhère pas franchement à une position moniste de la philosophie de la technique, prenant ses distances par rapport à la thèse de Bruno Latour qu'il identifie comme telle et juge inutilement paradoxale. Le « réalisme instrumental » d'Ihde est ainsi une affirmation matérialiste de la technoscience, pour laquelle la circularité des développements pratiques et théoriques est un fait d'observation, l'internalisation des technologies (maîtrise de l'énergie, invention de procédés de mesures, application de procédés de calcul à la production d'images ou de modèles...) dans la science contemporaine est une condition de possibilité et d'effectivité du savoir humain.

Terminons avec un peu de publicité pour Le Signe de l'humain, dont voici la quatrième de couverture, alléchante, non ?
« Devons-nous avoir peur de la technique ? L'humanité est-elle irrémédiablement condamnée à se voir enserrée dans un " système technicien " la conduisant à sa perte dans le bruit et la fureur des machines automatiques, dans l'obscure menace des intelligences artificielles, et dans l'abomination des abominations du génie génétique ? Pour répondre à l'angoisse, il n'y a guère que les réponses de l'archéologie : pour évaluer la technique, d'abord chercher d'où elle vient. L'histoire des techniques est ainsi le chemin obligé pour aboutir à une philosophie de la technologie. Et l'enquête conduit à découvrir que la technique, présentée par tant d'auteurs comme anti-naturelle, voire même comme anti-humaine, est en fait ce qui fonde l'homme dans son humanité. La technique est " le signe de l'humain ", et non - comme le pose une réflexion purement idéaliste et superficielle - le contraire du signe, et du sens. La technique ainsi comprise se révèle non seulement comme la meilleure alliée de l'homme, mais même comme fondatrice de valeurs. Encore faut-il en comprendre le message. C'est donc à une herméneutique de l'objet technique que conduit l'archéologie de l'acte technicien. Ou à une évaluation de l'homme lui-même, car c'est dans l'objet que l'homme se manifeste, et qu'il est. »

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