Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

mercredi 29 décembre 2010

Rien à voir

Coup de chaud sur "Lectures de Don Ihde" aujourd'hui. Chaud et froid ! Chaud effroi ! C'est d'art et de poésie dont nous allons parler !
La faute en revient au docteur Allan Harkness qui a produit un article intitulé "Voicing Statues : the Sound Art of Juha Valkehapää".

Juha Valkehapää est un très étrange individu. Qui fait des statues parlantes ! Et bien d'autre choses.
Découvrons le personnage lors de sa prestation artistique à la Vaasa Kunsthalle, nommée "Creating silence",
"Silent man"

et "Moi, je m'appelle Silence" (titre en français)

Les photos sont tirées de sa page personnelle (en suomeski ou en english, ouf!).

Ce qui nous intéresse plus particulièrement est sa pratique des portraits vocaux. Voici comment ils sont présentés par l'auteur :

ABOUT PORTRAITS
I have performed vocal portraits in various contexts since 1997. Basic situation has remained almost the same ; a person sits on the chair and says his/her name, I cover his/her eyes and voice the portrait, using the phonemes of his/her name. The concept portrait is a bit mis-leading. I don't describe the person on my chair, with my voice, but play with the phonemes of his/her name instead. But I haven't invented better title.
The first portraits I voiced at Tero Nauha & Tina Ward's exhibition at Rajatila gallery in Tampere, 1997. In "Namedays" (Helsinki, 1999) I used the same technique, that is, played with the phonemes of people's names, only that there was no chair nor anybody sitting on it. At Anti festival (Kuopio, 2003) and Signal & Noise festival (Vancouver, 2004) I used phonemes but also small objects - tubes, cans, music box, bells, scissors, apples, brush - of which the person chose one. In my exhibition, "What Did You See ?", at Muu gallery, 2006, I asked the person who just heard his/her portrait, what he/she saw. Using the answers, I composed a 14-minute-long radio piece. Once I voiced a portrait of two people ; portrait of a wedding couple.
These 66 portraits are based on the portraits I recorded at Etoiles Polaires festival in Ghent, 2007. Back home, I listened to them, chose the most interesting parts, and voiced them again. I have written a few partitures, based on these newly voiced portraits, too, and performed them at Art Contact, Helsinki, and Turku Book Fair, 2008.
Use headphones, and hear more 


On peut les écouter à ce lien... et il faut les écouter, bien sûr ! "Lena", "Sophie", "Ann I", "Philip", "Jaakko", "Brecht" (je ne savais pas que c'était un prénom !, "Eva", "Goran", "Joachim" et une foule d'autres portraits sonores !
http://www.nbl.fi/~nbl815/muotokuvat2.php
Allan Harkness s'est penché sur ce phénomène. Et a tenté non de l'expliquer mais de le justifier en mettant en valeur la poésie des noms comme "parti pris des sons".
On pourra lire son propos intégralement, même si c'est un peu difficile.
http://people.brunel.ac.uk/bst/3no2/Papers/alanharkness.htm
Pour ceux qui préfèreraient en voici juste deux extraits, traduction personnelle (et perfectible cela va sans dire).

D'une part, le résumé de l'article qui donne bien le ton.

"Le travail de l'art, l'événement artistique - son travail signifiant, si cela veut dire une capacité signifiante - arrive toujours dans cette pièce, dans cette pratique, que l'on s'attende à une communication codée (avec des procédés de réitération et d'identification) ou, au contraire, à une réjouissante perte de repère, confusion ou agitation, face à l'excès du texte (les forces de l'érotisme ou celle du vide). Que les deux soient simultanément à l'œuvre, chacune endossant la production d'un système de différences, chacune, co-extensivement, endossant aussi une singularité intense, voici ce qui est évident dans l'énoncé et l'audition d'un nom propre. Les deux à la fois, par delà le dualisme, réalisent ce que Jean-François Lyotard a appelé « le signe tensoriel ».
« Voicing Statues » est un essai (dans le sens préconisé par Theodor Adorno) qui tente de reconnaître les tensions textuelles de pièces particulières de l'art sonore, les vocalisations de Juha Valkeapää. Cet essai est comme un rappel de l'évolution rhizomatique de l'art post-conceptuel et post-minimaliste, bien au-delà du regard sensible et sensé du sujet rationnel.
Les cadres théoriques fournis par Don Ihde et Michel de Certeau, dans lesquelles le caractère métastable de nos perceptions, la possibilité sémantique, l'attention aux formes (Gestalt) et l'évaluation de l'expérience auditive se joignant à une critique de la lisibilité et de l'instrumentalité, nous permettent de dépasser l'ocularocentrisme (une des cibles visées par Marcel Duchamp) et aussi de défendre le texte comme condition historique de notre corps vécu comme totalité et non pas comme forme de domination linguistique.

D'autre part, sa troisième partie. Car je retiens la référence à Ihde... Laissant Lyotard, Gadamer, de Certeau, Debray, Rée, Derrida aux courageux qui veulent prolonger la réflexion.

"Le philosophe américain Don Ihde, dans son étude de la phénoménologie de la voix, défend l'art et de la phénoménologie pour leur commune prise en compte de la « métastabilité des perceptions » : « ce qui est plus profond, et ce qui est plus riche, est découvert par le procédé de la variation » (1986 : 45). Pour Ihde, la voix est un « phénomène vraiment central », « elle porte notre langage » (1986 : 31). « La voix est notre moyen perceptuel-linguistique de faire l'expérience du monde » (1986 : 41), soutient-il. Tout comme l'ensemble temps-histoire-récit forme un tout pour Paul Ricoeur, l'ensemble son-parole-langage est pour Ihde un phénomène unique, un seul problème.

Dans son essai A Phenomenology of Voice, Ihde valorise la voix pour une culture qui est devenue réductrice de l'audition en raison de l'hégémonie exercée par l'expérience visuelle. Chaque variation de la langue apporte la chance d'une nouvelle métaphore, ce qui ouvre l'espace sémantique (par l'imagination productrice), comme possibilité d'explorer la façon dont nous entendons, puis parlons, et ressentons la résonance de notre voix ainsi que sa cadence dans notre corps, posibilité de saisir comment les choses prennent voix à travers la matière, à travers une forme et une dimension, et dans des directions spatiales. Ihde écrit sur la multiplicité des voix : expression animale vis-à-vis des autres et de l'environnement par des sons auto-réflexifs ; voix des choses mêmes saisies comme étant des instruments ; multidimensionnalité de la voix humaine ou artificielle - voix de la dramaturgie du rituel ou du jeu d'acteur, voix enregistrée, sonorité de la poésie manifestant son opposition à l'information. Leur manifestation comme forme émergeant d'un fond attire notre attention sur la façon dont tous ces sons nous impliquent et se tiennent à distance de nous, sur la manière dont notre sensibilité structure tout un monde par notre perception du proche et du lointain, qui produit la texture du monde et l'espace par la perception étendue du particulier et de l'ordonné. Dans ce plaidoyer pour la pensée fonctionnant au moyen d'alternances et de reprises, reconnaissant les « possibilités métastables » (1986 : 40), la désignation par le nom n'est jamais neutre.
La vocalisation de Valkeapää dans l'oeuvre  « Salomo » des "Namedays" couvre l'arc-en-ciel de la pensée d'Ihde sur la voix. Ce dernier écrit : « Peut-être n'est-ce que par instant que nous sommes face à face à ce qui est vraiment autre, vite nous lui donnons un nom, le domestiquant en l'incluant à notre interprétation constante qui fait de nous l'être au centre du monde » (1986 : 28). Valkeapää retrouve ce mystérieux et hypothétique face à face de l'autre à l'intérieur du nom, il essaie de trouver cet autre - saisie primordiale de l'être dans le monde - dans le jeu des phonèmes des "Namedays". Ihde écrit : « Peut-être que rarement nous nous sentons ébranlés dans nos prédispositions, mais une chose telle que l'Autre bouleverse les voix du monde » (1986 : 29). Les vrais artistes énervent toujours nos prédispositions, pour nous aider à percevoir quelque chose dans les plis de la métaphore. Cette percée qui nous révèle est le « centre » pour Ihde. Se rapprochant du « centre », il écrit :
« Les voix du langage sont la position à partir de laquelle nous faisons l'expérience du monde. J'ai suggéré que c'est précisément parce que c'est ici que nous vivons, que nous respirons et que nous transformons cette respiration en quelque chose de plus qu'une simple respiration, en une parole voisée, que nous avons du mal à comprendre ce centre. Donc, étant donné que ce centre est si familier et précisément pour cette raison qu'il est tenu pour acquis, rien n'est plus opaque. Et il n'est pas étonnant que nous, les humains, nous nous sommes tournés vers des spéculations si souvent infructueuses concernant les origines du langage. » (1986 : 36)
Il nous avertit ainsi du danger de la simplification binaire séparant le littéral et le symbolique : une dénomination descriptive littérale pour certains linguistes/théoriciens est origine d'une pluralité de significations métaphoriques pour la partie adverse, la théorie concurrente. Sans aucun doute, il y a des moments où nous avons besoin du nom pour désigner une chose, mais autour de ce besoin élémentaire, le champ de signification ou l'horizon de sens changent comme peuvent changer la lumière et la couleur. Alors que «
nous ne pouvons pas trouver, revenir à, ou isoler un premier mot » (1986 : 37), selon Ihde, ou un dernier mot, selon les principes poétiques décapants de la déconstruction (la loi du supplément), demeure la matière vivante du mot juste, idoine, tandis que nous atteignons « les voix du langage déjà pleines de sens et [que] nous arrivons à y trouver notre centre  » (1986 : 37). Pour Valkeapää, le mot idoine est une vocalisation, l'activation lente d'un révélateur.
Ihde, réfléchissant la façon dont l'« expression se dédouble en écho » (1986 : 35) et ouvre des possibilités - notamment par l'ironie, le sarcasme, l'humour – se tient à l'écoute de la force du sentiment, de la nécessité et de la perte (ces éléments triadiques du désir) qui retentit au centre, comme s'il voulait rapprocher la phénoménologie existentielle et l'écosophie non anthropocentrique :
« Chez les animaux, comme chez les humains, la voix est l'expression active des relations entretenues avec les autres et avec son environnement. La voix modifie la manière dont nous sommes en relation avec le territoire englobant l'inexprimé et elle nous en libère. Il y a une sorte de migration auditive qui commence avec la voix, même dans le règne animal. » (1986 : 36)
L'écriture, autre mode d'incorporation de la langue, usant d'une stratégie visuelle, peut souvent cacher ou voiler la voix elle-même. Pire encore, réduite à un débit rapide d'informations, l'écriture peut nous faire oublier la richesse de l'expérience auditive. Compagnons de route inattendus, Ihde et Valkeapää, engagés dans des directions différentes - le second profitant parfois de « vacances du cerveau et de la raison » (6) - nous engagent tous les deux dans « la vraie richesse et étendue de l'audition » (Ihde, 1986 : 43). Ils nous aident à apprendre à écouter, pas seulement à entendre."

Note et référence :
6. http://www.kolumbus.fi/juha.valkeapaa/Groups/‘Trombi’
Ihde, Don (1986). Consequences of Phenomenology. New York : State University of New York Press.

Voici donc un dialogue de plus à garder en mémoire - dialogue avec Juha Valkeapää et avec Allan Harkness - et peut-être à prolonger un de ces jours ! Bravo !

P.S. Je joins juste encore un très court C.V. d'Harkness, ayant présenté Valkeapää mais pas son brillant commentateur.
"Formerly a tutor for the Open University's Modern Art & Modernism course, a literary editor and humanities researcher, Dr Allan Harkness was senior lecturer in Art Theory in the Department of Fine Art at the Hull School of Art & Design for over a decade. Last summer, he left higher education (see Art Monthly 263, Feb.2003 'Polemic') for research and writing projects as an independent scholar."

mardi 28 décembre 2010

L'année dernière, une table ronde

Le Département de Droit de l'Université de Namur (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix) a organisé le 16 janvier 2009, à Bruxelles, un colloque initulé "Autonomic Computing, Human Identity and Legal Subjectivity: Philosophers of Law meet Philosophers of Technology. Reading Panel."
Parmi les philosophes des techniques invités se trouvaient Don Ihde, directeur du "Technoscience Research Group", mais aussi Paul Mathias du Lycée Henri IV de Paris, directeur du Collège International de philosophie, Jos De Mul de l'Université de Rotterdam, Hyo Yoon Kang de l'Institut Max Planck, Rafael Capurro de l'Université de Stuttgart...
Les organisatrices du colloque, Mireille Hildebrandt et Antoinette Rouvroy ont ainsi rédigé la problématique :
"Autonomic computing and ambient intelligence raise a number of pertinent philosophical issues around human identity in relation to its human and nonhuman environment. These issues may find their litmus test in the implications for law and for constitutional self-government, or democracy. Discussions of such issues within legal philosophy and legal theory could benefit from explorations of the theme by philosophers of technology, and enrich current debates in the field of philosophy of technology. For this reason we bring together a roundtable of philosophers from both disciplines around the thematic of autonomic computing, human identity and legal subjectivity."
http://www.fundp.ac.be/recherche/activites/page_view/20141/
L'intervention d'Ihde s'intitulait curieusement "Smart : Amsterdam Urinals and Autonomic Computing" ... les urinoirs d'Amsterdam et la micro-informatique ! Drôle de titre... Pour tenir compte de la crise, le prix des actes de ce colloque pourrait baisser un peu. 125 dollars chez Routledge, cela dépasse mes moyens...  En attendant on peut aller voir la page personnelle de la foucaldienne Antoinette Rouvroy et consulter quelques articles sur le "corps statistique" ou la "digitalisation des corps".
http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/
Sur la bioéthique :
http://works.bepress.com/cgi/viewcontent.cgi?article=1029&context=antoinette_rouvroy
http://works.bepress.com/cgi/viewcontent.cgi?article=1028&context=antoinette_rouvroy
Après avoir mentionné ce colloque, je ne résiste pas au plaisir d'illustrer une des notions fondamentales de Don Ihde, celle de "seconde révolution scientifique" s'étant opérée dans le cadre de la production d'images scientifiques.
Ihde soutient que nous ne sommes pas assez conscients du fait que de nouvelles capacités perceptuelles ont émergé des anciennes par le développement des technosciences. La logique de l'Embodiment, l'incorporation technoscientifique, est non pas celle de l'accroissement de nos capacités sensorielles mais celle de leur métamorphose, de leur extension au-delà du visible et du sensible en général. Il ne s'agit alors plus du tout d'amplifier un signal ni de réduire un bruit de fond. Il ne s'agit plus de grossir une image dont on dispose déjà. Il ne s'agit plus de se rapprocher des choses pour mieux les observer... Car il s'agit de produire et de contrôler des phénomènes à l'échelle de l'atome (interférences et collisions de particules) dont on tire une myriade d'informations (émissions de particules dont on mesure la trajectoire, la vitesse, l'énergie), lesquelles, traitées informatiquement peuvent être recomposées en une image de la réalité existant au-delà de nos seuils perceptuels.
Les FUNDP font venir en janvier prochain le professeur Odile Stephan de l'Université Paris-Sud, pour une formation portant sur "Microscopie et spectroscopie électroniques, des outils pour explorer le nanomonde".
Voici l'introduction de ces leçons :
" Avec la découverte de la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie (1923) naît l’idée de remplacer la source de photons d’un microscope optique par une source d’électrons afin d’accroître le pouvoir de résolution du microscope et visualiser les atomes constituant la matière. (...) Si les premières tentatives effectuées par Ruska en 1931 furent infructueuses en raison des fortes aberrations des lentilles électroniques, les microscopes électroniques en transmission de dernière génération, équipé de correcteurs d’aberrations sur la lentille objectif, permettent de nos jours la réalisation d’une très grande variété d’expériences pour la mesure de quantités physiques à l’échelle du nanomètre voire de l’atome individuel." La suite mentionne l'imagerie à ultra-haute résolution spatiale, l'holographie électronique, la spectroscopie de perte d'énergie d'électrons, l'utilisation d'électrons comme source de lumière blanche ponctuelle... le tout permettant de "sonder" des effets physiques de nature quantique
Et un schéma accompagne ce programme alléchant, celui d'une expérience de microscopie électronique, par A. Zobelli, de Paris-Sud :
http://nouvelles.fundp.ac.be/upevent.2010-12-23.6485483893/view

lundi 27 décembre 2010

Au gré du vent

En France, tout le monde n'ignore pas Don Ihde.

Parmi les exceptions il y a bien sûr des penseurs et philosophes des techniques. Professionnels, ils sont payés pour faire des recherches ; quelques uns découvrent Ihde, à l'occasion d'une de leur enquête sur un sujet quelconque, les artefacts, l'énaction, les phénoménologues américains, l'herméneutique, la signification et la portée du terme "technoscience" l'opposition du « vorhanden » et du « zuhanden »...

Bernard Andrieu de la Faculté du soprt de Nancy, a conçu un "corpus international" des oeuvres portant sur le corps, regroupant 50 000 références. Et il mentionne Bodies in Technology à l'entrée "Technique". Ouf ! http://www.staps.uhp-nancy.fr/bernard/corpusinter.htm

Sylvain Lavelle, enseignant au sein de l'ICAM de Lille, membre du Centre Ethique Technique et Société, cite Ihde pour son idée du « designer fallacy », dans un article consacré à Langdon Winner « Politique des artefacts. Ce que les choses font et ne font pas », in Cités, n° 29, 2009.

Natalie Depraz, de la Sorbonne, a eu entre les mains Experimental Phenomenology (1986). On l'apprend dans « Le paradigme énactif à l'épreuve de sa pragmatique expérientielle en première personne » (Intellectica, 2006), quand elle affirme, en note : « C. Lenay utilise à juste titre, pour qualifier son projet, l’expression de « phénoménologie expérimentale » (p. 45) (reprise à Don Ihde, Experimental Phenomenology, référence dont la filiation serait intéressante à retracer d’ailleurs)

Pierre Vermersch, du Groupe de Recherche sur l'Explicitation (CNRS) indique quelques oeuvres de Don Ihde dans une des notes de bas de page de son « Etude psycho phénoménologique d'un vécu émotionnel. Husserl et la méthode des exemples ». Son centre d'intérêt – le vécu des émotions et la conscience de ce vécu, est bien indiqué par son choix d'oeuvres ihdiennes :
  • Listening and voice : a phenomenology of sound (1976)
  • Consequences of phenomenology (1986)
  • Experimental Phenomenology (seconde édition, 1986)
  • Descriptions (1985, recueil sous la direction de Don Ihde et de Hugh Silvermann, pour les vingt ans de la Society for Phenomenogy and Existential Philosophy).
Et voici précisément le passage qui appelle cette note. « Si l'on suit les conseils d'Husserl, abondamment repris et illustrés essentiellement par les phénoménologues américains [36], toute description phénoménologique doit se tourner successivement vers un point de vue noétique, noématique et égoïque, comme il en esquisse la démonstration dans le § 92 des Idées I. »

Parmi les références principales de son séminaire de 2005, « L'éthique et la société à l'épreuve des technologies », Pierre-Antoine Chardel inclut Don Ihde. Peu-être parce qu'il a invité Peter Kemp à participer à ce séminaire - Kemp ayant retenu et publié un article d'Ihde « Philosophy of technology » dans Philosophical Problems today, vol. 3, World and Worlhood, Springer, 2004 -.

Jean Greisch, enseignant-chercheur attaché au CNRS et professeur à l'Institut Catholique de Paris, retient une oeuvre d'Ihde dans la bibliographie de son Cogito herméneutique (Vrin, 2000), mais pas de trace du philosophe dans le corps du livre ni dans l'index des auteurs. L'oeuvre retenue est en fait une critique de Ricoeur, Hermeneutic Phenomenology : The Philosophy of Paul Ricoeur (1986).

Dans son intervention au colloque de Grenoble, « Regards sur les technosciences » (2004) Gilbert Hottois s'amuse : « Lorsqu'on acquiert une histoire, on vous invente promptement des préhistoires, qui se perdent dans la nuit des temps. Ainsi, récemment encore, j'ai lu qu'on faisait remonter la technoscience à l'Ecole d'Alexandrie... mais pourquoi pas me suis-je dit alors, aux Ioniens, à Thalès lui-même, ingénieur-philosophe, penseur-technicien comme le rappelle gilbert Simondon. »
Ce « on », c'est Don Ihde dans l'ouverture de Philosophy and technology (New York, Parangon House, 1993).
Voici la page du site des éditions Vrin consacrée à l'ouvrage tiré du colloque mentionné, Regards sur la technoscience (2006), dont Jean-Yves Goffi est le directeur :
http://www.vrin.fr/html/main.htm?action=loadbook&isbn=2711618463

Dans « La technoscience met-elle en danger la diversité culturelle », Hottois est plus sérieux. On retrouve Ihde en bonne compagnie.
« d’inJe considère (avec d’autres, tels Bruno Latour ou Donna Haraway ou Don Ihde, quoique dans des sens différents), que le terme de “technoscience” s’efforce de désigner d’une manière adéquate la réalité complexe de la science contemporaine, fort éloignée d’un projet fondamentalement théorique supra-social ou extra-culturel. Cette réalité est celle de la Recherche et Développement (R&D) publique et privée, nationale et internationale. Très coûteuse, la R&D exige des fonds privés et/ou publics importants. Aussi le sujet de la technoscience – je veux dire : les acteurs, ceux qui rendent possible et font la R&D – n’est pas simple. Ce sujet est pluriel et, souvent, conflictuel5. Les chercheurs sont au centre ; mais ils ne peuvent rien sans les politiques et les industriels qui décident des moyens et des budgets. Toutefois, dans des démocraties à économie de marché, politiques et entrepreneurs, à leur tour, sont dépendants des citoyens (qui votent) et des actionnaires et des consommateurs (qui achètent). Or, les individus achètent et votent en fonction formations, de représentations symboliques, de croyances, de convictions, d’idéaux, de projets de sociétés, de valeurs, d’intérêts, de raisons et d’“irraisons” multiples. D’où l’importance aujourd’hui reconnue de la perception publique des sciences et des techniques et le rôle décisif de l’éducation et des médias pour cette problématique. » http://www.iales.org/doc_francais/La%20technoscience%20met-elle%20en%20danger%20la%20diversite%20culturelle.pdf

Pierre Steiner de l'Université de Compiègne cite Ihde à l'occasion d'une réflexion sur le caractère constituant et constitué du mode d'action technique, dans « Philosophie, technologie et cognition, État des lieux et perspectives » (2010).
Début de la réflexion :
« En suivant la terminologie de Lenay (2002) (thématiquement proche de la distinction heideggerienne entre vorhanden et zuhanden), l’objet technique(paradigmatiquement ici l’outil, en raison de son caractère amovible [19]) existe sous au moins deux modes de relation avec l’usager : en tant que saisi, et en tant que lâché/déposé.
Saisi, l’objet technique joue un rôle constituant pour nos capacités d’action, de raisonnement ou encore de perception, en étant non-perçu, ou encore transparent (je perçois par mes lunettes ; je ne perçois pas mes lunettes). À partir de Don Ihde [20], on peut, au sein de l’objet technique constituant, distinguer la constitution se réalisant par incorporation (l’usager fait l’expérience de l’objet technique comme partie de lui-même ; l’objet est ainsi une extension transparente du corps propre (moyennant appropriation), amplifiant ses pouvoirs d’action et de perception) de la constitution se réalisant sur un mode herméneutique (l’objet technique médiatise mon accès et ma relation à un nouveau monde autrement inaccessible, en m’offrant quelque chose de nouveau à voir, souvent par le biais de représentations à déchiffrer (produites par exemple par le télescope, le microscope [21], le thermomètre, la TEP, le sismographe,…)). Déposé (en étant disponible ou défectueux), l’objet technique peut être vu, considéré, partagé, transmis, réparé, amélioré, voire perçu et craint comme autre et étranger... Il existe alors avant tout sur un mode constitué.
On peut cependant imaginer diverses complexifications et nuances de cette partition. Par exemple, ce rôle constituant, l’outil ne le joue que si l’agent est capable de l’utiliser et donc de le saisir, éventuellement en ayant au préalable perçu l’outil comme saisi par autrui. Lorsque je perçois l’outil être saisi par autrui, cet outil existe ainsi sur un double mode : il est constituant pour autrui, et constitué pour moi, en tant que sujet percevant. Ma perception de la saisie de l’objet technique par autrui n’est donc pas exclusivement la perception d’un simple déposé ou d’un constitué pour moi (comme lorsque l’objet technique est à terre) : elle est aussi perception du rôle constituant de l’outil pour autrui et donc aussi, possiblement, pour moi. »
Notes :
[19] Pour les impasses d’une tentative de définition de l’outil en termes de conditions nécessaires et suffisantes, voir Lestel (Les origines animales de la culture, 2001, chap. 2). Pour Simondon (L’invention dans les techniques, 1968), les outils sont des prolongements des organes effecteurs qui arment le corps agissant ; les instruments (d’optique et de mesure, par exemple) prolongent les organes récepteurs, et adaptent le corps pour obtenir une meilleure perception. Bon nombre de dispositifs peuvent être à la fois outil et instrument : on peut penser au cas élémentaire d’un marteau (utilisable pour enfoncer un clou et pour évaluer l’épaisseur d’un mur) ou d’un ordinateur (qui facilite les opérations de l’usager en l’informant en permanence de l’état de ses différentes fonctions et capacités (mémoire,…)).
[20] Voir Ihde (Technology and the Lifeworld, 1990). Ihde, il faut le préciser, propose ces distinctions dans le cadre d’une réflexion sur ce qu’il appelle intentionnalité technologique (1990, p.141), c’est-à-dire l’intentionnalité (mode d’ouverture au monde) techniquement médiatisée. 
[21] Voir, sur ce point, le texte classique de Hacking (« Est-ce qu’on voit à travers un microscope ? » 1981).

Voici le lien vers le fichier PDF de l'article de Steiner :
http://www.intellectica.org/actuels/n53_54/IntroPS.pdf

La moisson a-t-elle été bonne ? On peut en douter.
Ces quelques références et remarques ne manquent pas d'intérêt. Mais elles témoignent aussi du fait qu'Ihde n'est pas toujours (ou toujours pas) considéré comme un penseur de premier plan. Ce qu'il est pourtant, en dehors de nos frontières.

On attend que Natalie Depraz suive sa bonne idée de réfléchir la « phénoménologie expérimentale » et de remonter la filiation des articles de Lenay (lesquels ? La bibliographie ne le mentionne curieusement pas...) jusqu'à Ihde.

Pierre Vermersch en fait un phénoménologue parmi d'autres... alors que la singularité de la position de notre philosophe saute aux yeux. Pour Ihde, « noétique, noématique, égoïque » sont des termes représentatifs du « langage tribal » de la phénoménologie, Experimental Phenomenology, (p. 118) ! Ihde ne suit pas strictement Husserl dans sa pratique de la méthode de la variation eidétique. Il s'en inspire au contraire très librement et nie carrément la possibilité de saisie d'un sens originaire par un retour aux choses mêmes. Pour Ihde, Husserl est un philosophe pionnier, remarquable par sa volonté de dépasser l'attitude naïve à l'aide d'analyses de détail de plus en plus fines. Husserl inaugure un type de recherche tourné vers l'infinie variété des modalités de signification des objets qui nous entourent et constituent notre monde.

Pierre-Antoine Chardel adopte dans la présentation de son séminaire une position ambiguë. Je le cite « les technologies s'enracinent dans une certaine image de l'homme et les exigences éthiques qui s’imposent aux générations présentes peuvent se comprendre comme des structures narratives à part entière. » Qu'est-ce donc que cet enracinement ? Enracinement dans une certaine image de l'homme... Laquelle ? Avec beaucoup d'autres, Ihde affirme plutôt que l'image de l'homme s'est fragmentée, est devenue extrêmement mobile ou plastique – les êtres humains amoureux baudelairiens du maquillage se tournant aujourd'hui plus volontiers vers les images qu'ils modifient à leur guise que vers les idoles du passé, fixées dans leur beauté éternelle. Et, dans l'optique de l'Embodiment, il est impensable de réduire les technologies à des structures narratives ou bien à ce qui donne naissance à de telles structures, indépendamment de l'évolution de nos capacités d'action et de la transformation de nos perceptions !

Quand Hottois se moque gentiment de la décision d'Ihde de faire remonter la technoscience à l'Ecole d'Alexandrie, il a raison de souligner le caractère arbitraire d'une telle assignation mais peut-être tort sur un autre point. D'une part, la technoscience est bien aussi vieille que les Grecs, que les travaux de Heron d'Alexandrie... ou de Thalès si l'on préfère. Il a suffi d'un gnomon pour que s'invente la technoscience... D'autre part, la technoscience n'a jamais que des dates symboliques, car il s'agit en fait d'un phénomène collectif qui se réalise historiquement sous la modalité de révolutions théoriques ou pratiques, qui se déploie progressivement sans être clairement identifiable nulle part, qui relève de la grande catégorie des phénomènes émergents.

Merci à Pierre Steiner d'avoir pris le temps de nous rappeler, avec l'exemple des lunettes puis du télescope ou du sismographe, ce qu'Ihde distingue quant à la constitution de notre monde vécu : l'incorporation (Embodiment) des prothèses technologiques (extérieures ou intérieures) – nous vivons avec des artefacts qui dans le meilleur des cas deviennent pour nous transparents car ils ne nous gênent plus et sont devenus naturels – et le mode herméneutique de fonctionnement de l'instrument technologique – nous arrivons à viser une réalité qui n'est pourtant pas là, devant nous, grâce à des symboles qui nous rattachent à un ailleurs, parfois une pure virtualité de monde.

samedi 25 décembre 2010

Cadeau de Noël

Aujourd'hui, c'est Noël, le jour des cadeaux comme chacun sait.
Mon cadeau à tous sera un bel article d'Arun-Kumar Tripathi de l'University of Technology de Dresden, intitulé "Technological Transformation of Human Experience".

Inutile de dire qu'il est basé sur la philosophie de Don Ihde, entre autres... Voici l'introduction de l'article, en traduction personnelle.

"Les développements technologiques dans des domaines tels que l'informatique, la biotechnologie, la génomique et les technologies de la reproduction assistée risquent de nous mener dans une ère nouvelle et distincte de l'évolution humaine. Par conséquent, des termes tels que «posthumain» et «transhumain», deviennent monnaie courante ces dernières années. L'objectif de cette conférence est de susciter de nouvelles discussions interdisciplinaires sur les questions relatives à la reconceptualisation possible de l'"humain" à la lumière des nouvelles technologies." {BETWEEN THE HUMAN AND THE POST-HUMAN-TECHNOLOGY AND HUMANITY (Science Technologie Culture Research Group : Colloque organisé par l'Université de Nottingham, le 19 Septembre 2007)}
Ce programme de conférence sur
BETWEEN THE HUMAN AND THE POST-HUMAN-TECHNOLOGY AND HUMANITY avance qu'il est largement admis que l'esprit peut être étudié indépendamment des caractéristiques physiques de son incorporation et de son milieu. Il s'agit d'une forme résiduelle de cartésianisme que les sciences cognitives peuvent difficilement se permettre. Un nouveau modèle est nécessaire grâce auquel les processus internes de calcul sont compris comme co-opérant avec les structures extérieures (physiques et sociales) afin de produire les phénomènes de la cognition naturelle.
M'appuyant sur une conception de la technologie comme ce qui instaure notre rapport au monde-de-la-vie, ainsi que sur les vues de Don Ihde, Peter-Paul Verbeek et Robert Rosenberger, je présente
dans cet article les productions des chercheurs ayant participé à la conférence.
Puisque nous sommes de plus en plus nombreux à recourir aux nouvelles technologies pour nous changer nous-mêmes, sans nécessairement avoir de but thérapeutique, conformément à nos seuls désirs, le défi de l'amélioration humaine est l'un des sujets de réflexion les plus urgents s'imposant à notre époque. Les articles du recueil publié par Gordijn et Chadwick contribuent à une telle compréhension par l'examen critique des avantages et des inconvénients de notre capacité grandissante à façonner la nature humaine grâce aux progrès technologiques. L'incorporation humaine est présupposée dans et par nos technologies, en particulier celles qui sont liées à la production de nos connaissances - ce qui comprend l'instrumentation scientifique, les technologies de la communication et les nouvelles formes de la réalité virtuelle, simulation ou appareils de modélisation - ces technologies qui sont discutés plus en détails dans Bodies in Technology de
Don Ihde
.
 

Référence :
Gordijn, Bert ; Chadwick, Ruth (Eds.) Medical Enhancement and Posthumanity Springer, Forthcoming in 2009. [Crucial Chapters are Andy Miah : A Critical History of Posthumanism, Dieter Birnbacher : Posthumanity, Transhumanism and Human Nature, Nick Bostrom : Why I want to be a Posthuman When I Grow Up, and Charles T. Rubin : What is the Good of Transhumanism ?]

Sans vouloir abuser des droits de citation, je traduits également la première analyse de Tripathi concernant le propos de Don Ihde.


Don Ihde dans son discours "Of which human are we post ?" soutient que Francis Bacon, au début de la modernité, dans son Novum Oraganum, s'inquiète de l'apparition d'une ère nouvelle et exprime ses préoccupations en évoquant quatre idoles. Ihde décide d'exprimer ses propres préoccupations philosophiques concernant l'ère postmoderne contemporaine avec quatre nouvelles idoles, chacune renvoyant au rêve du «post-humain». Ces quatre nouvelles idoles sont : l'idole du Paradis ; l'idole de l'Intelligent Design ; l'idole du Cyborg et l'idole de la prévision. Ihde examine l'imaginaire technologique et existentiel lié à chacune de ces nouvelles idoles (Ihde 2007, 2008).
Don Ihde, dans son article fascinant
"Technofantasies and embodiment", affirme que des films comme ceux de la trilogie Matrix jouent sur l'imaginaire se développant dans un contexte technologique et se rapportent au sens de l'incorporation pour les humains. Ihde fait valoir que dans Matrix les technologies contemporaines sont mises en perspective afin d'expliquer certains de leurs effets et implications pour "l'esprit" et l'incorporation. Ihde souligne le fait important que nous vivons l'expérience de l'incorporation dans notre monde, sans avoir besoin d'être reliés à un monde virtuel. « Nous n'avons pas besoin d'être dans l'imaginaire technologique pour être technologiquement incorporés » (p. 166). Comme Merleau-Ponty le soutient, « Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le possède pas, il est inépuisable. (...)» (pp. XI-XII, Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception). Ihde nous incite à développer de nouveaux talents et, puisant dans notre imagination, à faire preuve de créativité grâce aux nouvelles technologies.
De fait, les technologies sont vouées à l'incorporation, mais jamais totalement, ni de manière totalement transparente. Et c'est de cette manière qu'elles nous donnent des pouvoirs et nous ouvrent des possibilités que nous n'aurions pas autrement. Mais le prix de ce pouvoir est d'avoir à comprendre ce qui se refuse à notre compréhension immédiate, à savoir que si nous utilisons et même nous incorporons partiellement nos technologies, nous demeurons l'être contingent que nous sommes depuis toujours. C'est la capacité de s'en remettre à une multiplicité de technologies - et donc aussi à  pouvoir se passer d'elles - qui est l'indicateur
existentiel de ce prix à payer, y compris pour la meilleure des simulations. C'est aussi le fait qui relance sans cesse notre esprit critique (Ihde 2004a & Ihde 2003).
En ne souscrivant ni à
un point de vue utopique sur la technologie, ni à un point de vue dystopique, Don Ihde écrit dans "Postphenomenology - Again ?" (2008) : « Je dois vous prévenir que, comme philosophe, je suis très sceptique envers les arguments de toute nature qui ne cherchent qu'à nous mener sur des terrains glissants. Dans le même temps, je ne suis pas hostile à la notion de «post» que j'utilise à ma manière en adoptant un style d'analyse postphénoménologique, ce que d'autres revendiquent aussi.»
La postphénoménologie, comme Ihde le soutient, substitue l'incorporation (embodiment) à la subjectivité  :
« ma version de la postphénoménologie comme phénoménologie postsubjectiviste est basée sur la matérialité des technologies. La postphénoménologie est une tentative pour surmonter l'épistémologie moderne avec ses divisions cartésienne "sujet / objet" et "interne / externe". Ce en quoi elle diffère du reste de la tradition phénoménologique, c'est qu'elle s'inspire explicitement de certaines idées du pragmatisme américain ». Le corps ne peut pas être transcendantal ; il est existentiel (Merleau-Ponty). Ihde affirme avec Merleau-Ponty qu'on doit saisir  la subjectivité autrement que comme une forme d'être limitée, celle d'un être à l'intérieur d'une boîte, « La vérité n'« habite » pas seulement « l'homme intérieur », ou plutôt il n'y a pas d'homme intérieur, l'homme est au monde , c'est dans le monde qu'il se connaît. » (p.V) Plus radicalement, « même les fantômes de l'« expérience interne » ne sont possibles que comme des choses empruntées à l'expérience externe. Par conséquent la conscience n'a pas de vie privée...» (p. 27) Pourtant, la « conscience » reste présente dans le vocabulaire de Merleau-Ponty et porte donc en elle l'écho de la « subjectivité ». (...)


Retrouvez l'intégralité de l'article sur la "bibliothèque digitale" de l'ACM, ne serait-ce que pour avoir les références aux oeuvres d'Ihde :
http://portal.acm.org/citation.cfm?id=1403926

Découvrez ses autres articles en ligne sur Ubiquity. Tripathi s'intéresse à ce qui touche aux effets de la technoscience sur la culture en général et la politique en particulier. En s'appuyant, Ihde mis à part, sur des auteurs comme Albert Borgmann, Andrew Feenberg, Peter-Paul Verbeek ou Bernhard Irrgang.
C'est une véritable mine !
http://ubiquity.acm.org/collections.cfm?id=81100605460

Donc, une dernière fois, bon Noël à tous !



vendredi 24 décembre 2010

Des puissances complexes

Don Ihde fait partie d'un courant de pensée pour lequel les outils ne sont pas neutres. Mais que signifie ce dépassement de la thèse de la neutralité de la technique ?

Une façon de l'interpréter est celle qui est retenue par la pensée réactionnaire ou les Pandore de la dystopie : les techniques seraient essentiellement mauvaises, aliénantes, aveuglantes. Elles créeraient des univers dystopiques, en faisant rêver les peuples de lendemains qui chantent et orchestrant, à leur insu, toujours des lendemains qui déchantent !
Or Ihde se méfie également des pensées utopiques que des pensées dystopiques. Il faut donc une autre interprétation. J'interprète cette thèse sur la technique, chez Ihde et quelques autres, comme étant une des manifestations du refus de l'essentialisme, cette forme de pensée réductrice que la métaphysique et l'ensemble de ses dualismes incarnent avec une constance remarquable depuis des siècles. Les techniques ne sont pas métaphysiquement neutres : elles contredisent et contrecarrent les métaphysiques, la simplicité (ou le simplisme) des dichotomies issues de la métaphysique. Ainsi, elles nous invitent à construire une culture matérielle.

Prenons l'exemple classique de la volonté. Au lieu de voir la volonté comme l'ensemble des volitions particulières d'un individu particulier, la métaphysique en fait une faculté ayant sa réalité propre, opposée à celle d'une autre faculté, l'entendement. Il y a essentialisation de la volonté. Dans un cadre de pensée dualiste. Certes nous avons le droit de construire toutes les idées abstraites dont nous avons besoin. A partir des volontés individuelles dans leur pluralité nous pouvons construire l'idée générale de volonté dans son unicité. Mais cela ne nous autorise pas à en faire un être en soi, une réalité principielle dotée de plus d'être que tout ce qui existe, naît, vit et meurt. La volonté est et reste une abstraction. En soi, elle n'est rien et ne fait rien. Contrairement à ce que croient certains esprits attirés par le mysticisme, elle ne nous dote pas d'un libre arbitre, conçu comme mystérieux pouvoir de l'auto-détermination absolue, merveilleuse puissance qui nous soustrairait aux lois de la nature.
Revenons à l'outil. Cette abstraction ne doit pas être sur-interprétée. Dans les rets de la métaphysique essentialiste, l'outil devient Liberté ou Esclavage. Il devient Esclavage par dépit de ceux qui le rêvaient Liberté ! Or l'outil n'a jamais été neutre. Pas davantage que la volonté a jamais été autonome. Affirmer la neutralité technique c'est produire une abstraction d'abstraction. Et c'est prendre le risque de ne plus rien comprendre à notre rapport aux outils. La nier c'est donc, par opposition, faire attention à la manière dont nous construisons l'abstraction "nos outils" pour ne signifier rien de plus que ce qui est matériellement impliqué dans l'ensemble de nos outils. Le piège serait de passer de nos idées vagues sur les outils à une réification de la technique. Ce serait d'opérer à une réduction de la technologie. Et un remplacement de ce qu'elle est effectivement par ce qu'elle semble être quand elle est sous la domination de notre imagination.
La neutralité de la technique, cela ne veut pas dire que la technique est pour nous un Destin : la technologie a une histoire qui n'est en rien un développement fatal. Cette histoire mérite toute notre attention.

Prenons un nouvel exemple et développons-le.
Pourquoi pas les Technologies de l'Information et de la Communication ? Les réflexions de Jacques Daignault et de quelques autres nous incitent à retenir ce très bon exemple. C'est une occasion de préciser ce qu'est - négativement - le refus de la thèse de la neutralité des techniques et - positivement - l'adoption de la thèse idhienne de "l'inclination télique" (telic inclination).

Professeur à l'Université du Québec à Rimouski, président de l'Association Québécoise des Utilisateurs de l’Ordinateur au Primaire-Secondaire (AQUOPS), Daignault a produits deux articles, disponibles sur le Net, dans lesquels il commence par exposer cette notion pour pouvoir, par la suite, développer sa propre pensée critique sur les TIC.


En 2001, il publie un article dans la revue de sociologie Esprit critique, intitulé "La force des communautés virtuelles : créer en ne s'actualisant pas".
http://194.214.232.113/0310/article4.html

En 2005, il prononce une conférence intitulée "Les TIC, un monde à partager".
http://www.framasoft.net/article3688.html

La non neutralité des techniques dans le cas des communautés virtuelles est ce qui fait que, dès l'origine, de telles communautés en se créant rencontrent un problème politique, qui n'est pas que technologique et qui n'est pas fondamentalement économique.
Dans le cas des TIC, elle est synonyme de modification du statut de la connaissance et de bouleversements affectant l'économie de la connaissance, partant la propriété intellectuelle. Jacques Daignault (2005) s'efforce ainsi de traiter rigoureusement le problème du partage, entendu soit comme "monde à partager" (accès à des biens communs) soit comme "monde à se partager" (échange de biens sur le marché). Il se donne comme objet de réflexion le fait qu'aujourd'hui, par le développement des TIC  "la propriété intellectuelle est lourdement hypothéquée et que le statut de la connaissance comme bien commun et universel, au même titre que l’air ou l’eau, est clairement menacé."

Voici, schématiquement et à l'aide de citations, comment il construit sa réflexion sur les technologies.
D'abord, il décrit l'outil en général comme une réalisation métastable du génie humain, sous-entendant le "designer fallacy" de Don Ihde. Ainsi il dégage ce qu'il appelle les "puissance" de l'outil.
"Une manière simple de distinguer un outil et une technologie associée (comme par exemple le marteau et la construction des bâtiments) est de considérer la technologie comme une puissance de l’outil : tout l’horizon des possibles qui se dégage du maniement de l’outil. Généralement un outil est associé à une technologie en particulier, celle qui l’a fait naître. Mais un même outil peut être associé à plusieurs technologies. Le marteau peut servir en effet au cambriolage ou à la musique (il existe en effet des technologies du crime et d’autres, de l’art) ; il aura ainsi des puissances différentes selon la technologie de référence."
Ensuite, retenant l'exemple de l'ordinateur, il met en cause l'idée commune de facteur technologique indépendant pour lui substituer l'idée plus en prise sur le réel d'"agencement technologique associé" : ce qui préside à l'adoption d'une technologie par des utilisateurs n'est pas uniquement ce qu'elle apporte (et coûte) indépendamment de tout le reste, mais la manière dont elle peut s'associer à d'autres technologies pour rendre possible la réalisation d'un projet.
"L’ordinateur n’est pas d’abord né comme outil d’apprentissage. Mais certaines technologies de l’apprentissage l’ont vite adopté. D’autres l’ont, par contre, longtemps rejeté ; le rejettent encore. Il importe donc d’ajouter à la distinction entre l’outil et sa technologie associée, celle, tout aussi importante, entre une technologie et l’agencement technologique associé : aucune technologie n’existe indépendamment de ses concurrentes. Il n’y a pas une, mais des technologies de la construction, des technologies de l’apprentissage, des technologies de l’information et de la communication (TIC), etc. Ainsi, un même outil peut avoir des puissances différentes, voire même contradictoires, au sein d’un seul agencement technologique."
Enfin, parlant d'"intersection", il souligne la dimension proprement culturelle ou sociétale des technologies. Il expose alors le cas des TIC comme étant exemplaire de ces technologies qui font parler d'elles parce qu'elles soulèvent immanquablement des interrogations de nature diverse : politiques, économiques, juridiques, pédagogiques, éthiques... 
"Considérons maintenant l’agencement des TIC. L’information et la communication ne sont l’apanage d’aucun objet : ni de l’apprentissage, ni des médias ni de l’informatique, etc. Cela pose une troisième distinction : un agencement technologique est probablement toujours à l’intersection de plusieurs objets de nature différente et, en vertu des groupes en lutte qui s’en disputent la propriété ou l’usage, de nature forcément contradictoire. Ainsi la puissance technologique doit-elle composer avec d’autres puissances, susceptibles de l’affecter négativement ou positivement. La puissance d’un ordinateur peut donc varier non seulement en fonction d’une technologie associée et de l’agencement dont elle est partie prenante, mais également en fonction de sa capacité à composer avec d’autres puissances que la sienne, par exemple le commerce, l’enseignement, l’information, la recherche scientifique, etc."

Mentionnant un petit article de Don Ihde, "Philosophy of Technology as Hermeneutisc Task", (Document dactylographié, 1994, 8 p.) Daignault conclut cette réflexion initiale - didactique, au sens large du terme - sur la non neutralité des techniques. Ce qui veut dire, si l'on a bien suivi ce qui vient d'être dit, que les technologies sont métastables, couplées les unes au autres, en concurrence avec d'autres puissances pour ordonner le monde, et faire fonctionner la société ou faire émerger des formes modernes de la culture :

"En résumé, les technologies ne sont pas réductibles à des ensembles d’outils ou de moyens neutres auxquels on impose ses fins ; elles sont toujours déjà travaillées par une histoire porteuse de ce que Ihde appelle des « inclinations vers une fin » (telic inclination) ; on dira plus généralement : des tendances multiples et souvent contraires avec lesquelles toute volonté doit composer sa puissance."

Au lieu de résumer moi-même les conclusions auxquelles Daignault aboutit quant à l'utilité des TIC pour ouvrir le monde au partage, j'en donne juste le plan et le dernier mot de l'auteur. Espérant donner à chacun envie de le lire.
  • Cristallisation des puissances des TIC
  •  Des puissances menaçant l’éducation publique
  •  Puissances du piratage et droit d’auteur
  •  La puissance du logiciel libre
  •  Quand le libre et l’éducation composent leur puissance
Conclusion : ni nouvel obscurantisme ni progrès invincible, les technologies font partie de notre culture matérielle décidément anti-dualiste. Et elles nous invitent à la coopération, sans aucun doute, car la culture matérielle pourrait y gagner une lucidité accrue. Mais la culture n'est rien d'autre que la somme des choix singuliers et des valeurs particulières d'un peuple, d'un individu. Sans nous, rien n'est gagné d'avance : "Le logiciel libre ce n’est plus seulement l’affaire des informaticiens, c’est une responsabilité civile qui s’inscrit dans le prolongement des préoccupations écologiques. On ne se moque plus, aujourd’hui, de ceux et celles qui réclament des protections contre la pollution de l’air et la privatisation de l’eau. On remerciera peut-être, demain, ceux et celles qui, aujourd’hui, militent pour la protection de la connaissance comme bien commun et universel et pour la survie même de l’éducation."

Et pour ne pas allonger inutilement l'analyse, comme je me suis focalisé sur l'idée de non neutralité des techniques, je note seulement qu'on retrouve le même cadre de pensée dans l'article de 2001, sur les communautés virtuelles.
Daignault précise d'abord sa compréhension des technologies comme incarnant des tendances culturelles qui sont fluctuantes et passablement irréfléchies puis comme ouvrant un espace de liberté et de responsabilité. Il interprète les TIC comme un ensemble d'expériences se développant suivant une logique propre, certes, mais par le seul fait des acteurs et de leurs stratégies personnelles d'échange et de don.
" (...) L'Internet est une technologie complexe et comporte "favor" et "telic inclinations" pour reprendre l'expression de Ihde (Burch, 2000:10). Il est en effet raisonnable d'affirmer que "Technologies transform our experience of the objects in the world non-neutrally." (Ihde, 1994:7). Plusieurs auteurs n'hésitent pas d'ailleurs à parler d'hybrides (Harraway, 1997; Latour, 1987; Fountain, 2001) concernant les liens entre l'humain et les nouvelles technologies, au sens d'une destinée commune.
 (...) Nous avons, pour assoir notre position concernant la non-neutralité de la technologie, référé plus tôt à la notion de "telic inclinations" d'Ihde (1994) et à ses parentés épistémologiques rencontrées chez Serres, Harraway ou Latour. Nous irons un plus loin maintenant en explicitant cinq règles que nous avons dégagées de différentes analyses du mouvement des technologies en général et de l'Open Source en particulier.
  1. Toute technologie est porteuse de tendances assez fortes concernant son usage,
  2. ces tendances entrent en relation avec les intérêts que poursuivent les collectifs ayant recours à ces technologies,
  3. cette interrelation est porteuse de tensions créatrices et/ou destructrices des effets anticipés,
  4. les collectifs aux prises avec ces tensions n'en sont pas forcément conscients,
  5. la mise en lumière des ces interrelations et de ces tensions est souvent l'effet inattendu d'une écologie plus générale des collectifs. 
 A méditer.

dimanche 19 décembre 2010

Que font les choses ?

Peter-Paul Verbeek, professeur de l'Université néerlandaise de Twente, a publié en 2000 un livre au titre alléchant, De daadkracht der dingen – over techniek, filosofie en vormgeving (Amsterdam, Boom). Le caractère alléchant du titre apparaît mieux dans sa traduction anglaise de 2005, What things do. Philosophical Reflections on Technology, Agency, and Design (Penn State University Press).
Que font les choses ? Rien ? La réponse serait trop simple... Car si nous faisons des choses avec les choses, si nous laissons faire certaines choses et si nous nous laissons faire par certaines choses, il est difficile de continuer à dire que les choses ne font rien !


Dans cet ouvrage, Verbeek s'interroge sur l'apport de la philosophie des techniques et des spécialistes des nouvelles technologies.

La question qu'il pose est fondamentale.
En réfléchissant notre rapport au monde et à nous-mêmes, notre propre vécu, que pouvons-nous apprendre sur cet autre qu'est l'objet technique ? L'outil, prolongation de la main... oui, certes, mais encore modification de la main ! Car, comme le souligne Ihde, s'opère une modification de sa capacité d'action et de sa modalité de perception du réel.
Que fait sur nous un artefact ? L'artefact nous impose de réagir à sa présence, que nous décidions de le tester, de le manipuler par jeu comme le fait l'enfant, de l'entreposer pour l'utiliser plus tard, de le briser, de l'utiliser suivant le mode d'emploi ou à contre-usage.  Les artefacts les plus ordinaires s'accompagnent de tout un système technicien et s'imposent à nous chacun comme étant une incarnation particulière de notre culture, de nos valeurs et de nos rêves de puissance.
Prenons un peu de recul. La condition humaine est un ensemble de limites a priori disait Sartre dans L'Existentialisme est un humanisme. Etre dans un monde, devoir travailler, être en relation avec autrui, être mortel : ce sont des contraintes et obligations paradoxales ; à la fois plus que des obligations, car ces obligations sont absolues et moins que des contraintes car ces contraintes nous rendent libres, offrant à notre volonté des défis - des obstacles nécessaires. Ces limites nous définissent donc a priori. Elles font que nous existons. Or aujourd'hui nous existons dans la technosphère (le « technotope » d'Achterhuis – mot formé en complément de biotope). La technologie nous accompagne du berceau à la tombe. C'est technologiquement que nous sommes dans notre monde, que nous y travaillons et que nous échangeons avec autrui. Que nous y mourrons.

Ceux qui maîtrisent le néerlandais apprécierons à sa juste valeur la conclusion de l'article de Verbeek intitulé « Technieck en de grens van de mens »
« Technologie blijkt te morrelen aan de meest fundamentele categorieën waarin wij denken, waaronder zelfs de uitgangspunten van onze moraal. Een pleidooi voor ‘normen en waarden’ in het omgaan met techniek, zoals voortvloeit uit de instrumentele en substantieve benaderingen van techniek, brengt ons hierin niet verder, en speculeren over de opvolger van de homo sapiens evenmin. Of technologie nu met ons versmelt tot een nieuwe levensvorm of niet, wij zullen nooit een bestaan kunnen hebben los van de manier waarop zij onze handelingen en ervaringen bemiddelt. Zo is de conditio humana in onze technische tijd: techniek is geen instrument meer, maar geeft actief mede vorm aan wie wij zijn en wat de werkelijkheid voor ons is. De tijd van het humanisme – van de vrije, autonome, op zichzelf staande mens – is definitief voorbij. Wij kunnen alleen nog op technische wijze mens zijn. »

Les autres la liront poétiquement, relevant la présence de quatre mots latins et subodorant que le reste du texte parle des technologies comme étant plus que des outils ou de simples instruments. A moins que, par paresse, ils ne recourent à la traduction automatique... Ce qui n'est pas très différent de la poésie !

La bibliographie de l'article est également intéressante. Voici le lien:http://www.ethicsandtechnology.eu/images/uploads/Verbeek_TechniekdeGrensvandeMens_WijsgPersp.pdf

Revenons à What things do. Katinka Waelbers (2007) nous donne une idée précise de son contenu (traduction personnelle) :
« Trouvons-nous souvent un livre sur la philosophie de la technologie qui est philosophiquement enrichissant et intéressant pour les sociologues et qui est adapté au cursus des étudiants-ingénieurs ? Le livre de Peter-Paul Verbeek What things do est un tel livre. Cet examen perspicace de la médiation technologique dans l'action humaine, repose sur un questionnement original à la fois philosophique et sociétal : il aboutit à une nouvelle façon de mettre l'éthique en pratique, dans le domaine de la conception des objets techniques. Par « médiation technologique » Verbeek entend la manière dont les artefacts technologiques co-forment l'action de l'homme et la perception ; par exemple les voitures co-forment notre perception de la distance, les téléphones cellulaires co-forment nos modes de socialisation, et les fours à micro-ondes co-forment nos habitudes alimentaires et affectent la vie familiale. »

Waelbers précise le contenu des trois parties du livre.
La première partie est consacrée à la critique des classiques de la philosophie de la technique (Jaspers, Heidegger). Verbeek consière leur méthode comme une forme de transcendalisme et note que le regard porté sur la technique est rétrospectif, comme s'il ne fallait en philosophie que concevoir les présupposés de l'entreprise technicienne, en s'efforçant finalement de dégager ses présomptions métaphysiques.
La seconde partie porte sur le tournant orchestré par les philosophes contemporains des technologies (Latour, Ihde). Verbeek tente d'en faire la synthèse. Il souligne en effet que derrière les divergences se tient la même attention à la médiation technologique. Ihde insiste davantage sur la médiation herméneutique qui concerne le développement de nos capacités à percevoir le monde. Latour quant à lui s'intéresse plus à la médiation technologique pour ses conséquences pratiques.
Enfin la troisième partie s'inspire du célèbre slogan du « retour aux choses mêmes ». Verbeek y développe son « esthétique matérielle ». Voici comment Waelbers présente cette notion : « L'esthétique matérielle est une forme d'esthétique qui ne s'attache pas seulement à l'apparence visuelle des choses, mais attire l'attention sur leur production afin de voir comment elles interagissent avec le monde et offrent à l'homme des possibilités de médiation pour l'expérience. Ce genre d'esthétique doit être informé sur le plan éthique et prendre en compte à la fois les médiations technologiques herméneutique et pratique. »

Waelbers poursuit son compte-rendu (à retrouver au lien ci-dessous, site Springer.com) en donnant un mode de lecture pour les étudiants et futurs ingénieurs. Passer directement de l'introduction à la troisième partie, pour cerner l'essentiel, puis revenir à la première et finir avec la seconde, celle où les futurs classiques de la philosophie des technologies sont exposés. Finir sur Don Ihde ! Quelle bonne idée !
http://www.springerlink.com/content/hrjpn13jg3365834/


Un autre compte-rendu de lecture peut être consulté, celui d'Albert Borgmann de l'Université du Montana par exemple :
http://ndpr.nd.edu/review.cfm?id=3361

Mais nous n'en avons pas fini avec Peter-Paul Verbeek. Est en effet disponible sur le net une étude en anglais vraiment remarquable sur la postphénoménologie et ses implications éthiques. Pour ne pas surcharger ce billet, je me contente ici d'en donner le titre et l'adresse sur le site de l'Université de Twente. Il faudra y revenir.
« The Technological Mediation of Morality, A Post-Phenomenological Approach to Moral Subjectivity and Moral Objectivity »
http://doc.utwente.nl/61025/

Et Verbeek, en disciple de Don Ihde, applique cette méthode postphénoménologique, montrant comment s'élaborent des frontières entre les mondes ou en se concentrant, sur un aspect de notre culture matérielle, par exemple celui des développements de l'obsétrique par la technologie des ultra-sons !
http://philpapers.org/s/Peter-Paul%20Verbeek

Bonnes lectures.

vendredi 17 décembre 2010

Méthodes... la postphénoménologie en question

Merci Helena !

Commentant le choix de Don Ihde de publier simultanément Postphenomenology and Technoscience. The Pekin University Lectures (2009) et Embodied Technics (2010), Helena de Preester évoque une pensée philosophique en voie de sédimentation – fixée une fois pour toutes dans ses idées directrices (sa méthode) et sa compréhension d'ensemble des enjeux contemporains (sa lucidité propre) – mais qui demeure ouverte à la confrontation avec l'ensemble des autres pensées critiques.
Ihde expose ses idées sans toujours répondre à d'éventuelles objections ou sans tenir compte tout simplement de l'existence de points de vue divergents. C'est donc au lecteur de faire ce genre de rapprochements s'il l'estime nécessaire. Mais la pensée d'Ihde est souple. Elle est issue d'un dialogue avec d'autres pensées parfois assez éloignées quant à la méthode et quant à l'intelligence du réel. Elle se reconnaît volontiers tributaire d'influences diverses, philosophiques, sociologiques et même culturelles au sens large du terme.
Ihde maintient la porte ouverte. Soit.

Le compte-rendu de lecture de réalisé par Helena de Preester pour Springer Science (2010) mérite le détour. Son honnêteté fait qu'il est sans concession.
En voici un extrait, traduit par mes soins. J'ai retenu au milieu de l'article un paragraphe relatif à la question centrale de l'adoption par Ihde d'une position philosophique de type post-phénoménologique :

« Ihde lui-même situe la divergence qui existe entre la postphénoménologie et la phénoménologie, à plus forte raison l'opposition au transcendantalisme, dans l'adoption d'une perspective « non-subjective » et « inter-relationnelle », celle d'une approche phénoménologique corrigée par le modèle pragmatique organisme/environnement. L'analyse qu'il produit de la technique corporelle du tir à l'arc comme phénomène métastable (une structure est métastable quand elle donne lieu à différentes trajectoires stables, d'où une pluralité phénoménale), s'incarnant dans des mondes-de-la-vie culturellement et historiquement déterminés, montre que la conscience est pour lui une abstraction et que l'expérience est une question d'incarnation et de mise en situation. Or, il existe un large éventail de positions contemporaines anti-dualistes et anti-représentationalistes qui évoquent la cognition comme étant située et incarnée, tout en s'inspirant beaucoup de la phénoménologie, en particulier du travail de Merleau-Ponty, et mettant en évidence l'interaction de l'organisme et de son environnement. Bien que ces études se présentent clairement comme « post-subjectivistes » ou vouées à la défense de thèses « post-objectivistes », Ihde ne les mentionne pas. Et il ne semble pas non plus dialoguer avec elles, même implicitement.
Les théories de l'énaction (cf. Menary 2006), par exemple, pourraient bien constituer un excellent fondement philosophique pour la postphénoménologie. Par conséquent, ce serait une entreprise très intéressante que de revenir sur le choix d'Ihde de s'appuyer sur le pragmatisme et de comparer les avantages des présupposés pragmatiques avec les présuppositions formant ce genre de théories, apparemment plus proche de la phénoménologie. Ainsi, d'une part, en raison du fondement de sens pragmatique de la philosophie d'Ihde, la postphénoménologie sous sa forme la plus récente serait sans doute moins post- qu'elle ne serait une forme d'hybridation de la phénoménologie ou encore une alterphénoménologie. Mais, d'autre part, puisque Ihde accentue les capacités de médiation des technologies, le nom « postphénoménologie » pourrait être très bien choisi, car, en général, les mouvements qui se disent -post abandonnent la foi dans l'existence d'une « réalité » existant en dehors des médias, foi dans le non médiatisé et dans le transparent. Il n'est pas toujours très facile de savoir si Ihde partage ce « au revoir » lancé au « réel », mais de nombreux exemples illustrent son tournant de pensée empirique et l'on peut au moins dire que pour lui les technologies sont des médiations qui sont co-constitutives de notre expérience. »

Revenons d'abord au commencement de l'article pour mieux en comprendre la problématique.

Le début de la recension rappelle le lien de la philosophie ihdienne avec ses devanciers, Dewey et sa pragmatique Théorie de l'enquête, Husserl et son idée fondamentale d'intentionnalité, Heidegger et sa réflexion sur l'être-au-monde, Merleau-Ponty et sa notion de monde vécu.
Pour le phénoménologue, la réalité des techniques est intentionnelle. Et, dans la relation être conscient-technique utilisée, l'objet n'est pas un simple outil ou un instrument doté de neutralité : les technologies que nous employons agissent sur nous, modifient notre être-au-monde.
Mais rien n'est simple au royaume de la phénoménologie... Le transcendantalisme des grands ancêtres est aujourd'hui mis sur la sellette. D'aucuns espèrent même pouvoir réaliser une naturalisation de la phénoménologie ! Ils espèrent que les descriptions phénoménologiques en première personne pourront prochainement rejoindre les (ou s'intégrer aux) explications naturalistes des scientifiques, en troisième personne.
Ihde s'inscrit dans cette modernité de la phénoménologie. Il adapte la phénoménologie dont il ne retient de la méthode initiale qu'une variante de la méthode de la variation, pas celle qui est censée mener au dégagement des caractéristiques eidétiques des différentes sortes d'êtres mais celle qui prend au sérieux les formes du réel et insiste fortement sur la variabilité constitutive des êtres, sur leur métastabilité.

Le passage précédemment traduit suggère donc que la postphénoménologie s'est peut-être arrêtée au milieu du gué. Et que notre auteur aurait mieux fait de vouloir distinguer les approches que d'essayer de les rapprocher.
La référence à la théorie de Valera, l'énaction, souligne ainsi que, si Ihde fait l'effort de rejoindre la psychologie scientifique et les sciences cognitives et s'il ne rechigne pas même à entrer dans les laboratoires, il répugne néanmoins à adopter un modèle résolument anti-moderne. Certes, il n'a aucune sympathie pour les pensées systématiques qui restent des systèmes de la subjectivité ou pour les ontologies qui n'arrivent pas à reconnaître l'être dans sa dimension relationnelle. Certes, Ihde se méfie du représentationalisme moderne mais il tente aucune synthèse à proprement parler ; il affronte les tendances dogmatiques du constructivisme en s'efforçant d'utiliser la moins dogmatique des herméneutiques, l'herméneutique matérielle.

Remarque : l'énaction est à la mode dans certains cercles. En voici juste une présentation, tirée de Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89naction

Par la suite, Helena de Preester établit un parallèle entre Don Ihde et Bernard Stiegler. L'un comme l'autre pensent que le salut de la phénoménologie passe par un retour des techniques dans le domaine d'investigation du phénoménologue. L'un et l'autre ont été impressionnés par les analyses de Husserl portant sur l'écriture, déplorant que ce modèle n'ai pas été suffisamment remarqué par les phénoménologues, n'ai pas entraîné le développement de l'interprétation dans le monde des techniques et des technologies. Mais par contraste avec Stiegler qui verse parfois dans le transcendantalisme, Ihde apparaît comme tenté par la naturalisation de la phénoménologie.

Que recherche Ihde en se rapprochant du pragmatisme de Dewey, en reconnaissant une dette à son égard ? Il semble que ce soit des bases mais pas un fondement. Que ce soit les bases d'une anthropologie résolument évolutionniste, partant une possibilité d'interpréter le monde sans céder au mirage du donné originaire accessible par l'intuition. Helena de Preester cite ainsi la page 41 de Postphenomenology and Technoscience :
« Je prétends que nous n'avons pas une connaissance directe et introspective de la façon dont nous mettons en forme notre vision.
Au contraire, cette connaissance de soi doit être acquise par la réflexion et en interaction stricte avec notre expérience de l'être-dans-le-monde
. (...) Dans ce domaine, ce que nous apprenons sur notre structure de la vision, comme structure orientée, informée, située – ne provient pas de l'introspection. Il s'agit plutôt de saisir quelque chose d'inter-relationnel et réflexif, ce qui dans chaque cas implique une perception «externe». »

Une fois cette compréhension acquise, reste à affronter le plus difficile. Il s'agit, d'après notre critique belge, de suivre Ihde dans sa réflexion sur les formes de vision médiatisées, amplifiées ou produites à l'aide d'instruments. Avec des lunettes ou bien avec un radiotélescope. D'une part ces deux exemples ne sont pas équivalents car les technologies contemporaines ne se contentent pas de grossir ce qui est déjà visible mais elles donnent également à voir ce qui n'est pas pour l'être humain de l'ordre même du visible ! Parfois elles grossissent des images, par isomorphie, parfois elles créent des images qui ne sont isomorphes d'aucunes autres « images ». Preester note l'intérêt du chapitre V du livre Embodied Technics pour cerner ce problème. Mais ce qui l'intéresse d'abord est la manière dont Idhe se confronte à la médiation technique des perceptions et arrive peu ou prou à affronter le problème des aspects pré-réflexifs de l'expérience. Saisir ce qui se passe quand nous regardons dans un miroir, comparer notre vision à celle des animaux, voici de véritables défis pour la pensée, pas seulement pour la phénoménologie. D'après Preester, Ihde ne résout pas vraiment le problème qui consiste à déterminer quel type d'épistémologie est requis pour aborder ce genre de question. Sa théorie de l'embodiment serait nécessaire mais pas suffisante.

N'ayant pas tout compris à ce dernier développement critique, visiblement inspiré des réflexions de D. Legrand « Pre-reflective self-as-subject from experiential and empirical perspectives » (2007), je me garde bien de me prononcer à mon tour. Ce qui est sûr est que Postphenomenology and Technoscience appelle plus que jamais une lecture critique personnelle.
C'est le livre d'Ihde que je me propose de traduire complètement un premier. Je l'ai trouvé assez clair à ma première lecture. Peut-être suis-je passé à côté de certains enjeux.

Pour finir, quelques informations et liens.

On peut lire l'article en le téléchargeant au lien suivant :
http://helenadepreester.files.wordpress.com/2010/11/reviewihdehumanstudies.pdf

D'origine flamande, Helena de Preester effectue des travaux de recherche dans le Département de philosophie et de sciences morales de l'Université de Ghent (Belgique). Sa page personnelle peut être consultée par les curieux ; on y trouve une photo à la rubrique « Info », et surtout une liste d'articles souvent téléchargeables à la rubrique « Publications », aucun n'est en français :
http://helenadepreester.wordpress.com/

Mais devant cette prolificité, on ne peut qu'être impressionné !

jeudi 16 décembre 2010

Vive la Corée et la Suède !

Technics et praxis, le premier grand ouvrage de Don Ihde (1979) a été traduit en coréen en 1998. Experimental Phenomenology, ouvrage un peu antérieur (1977), a été traduit en suédois en 2001. Chouette. Et rien à ajouter.

Je tiens cette information de la bibliographie du professeur Lester Embree consacrée aux livres majeurs dans le domaine de la phénoménologie. En 2004, Embree retient 267 ouvrages, depuis les inaugurales Logische Untersuchugen de 1900.
Aux deux ouvrages d'Ihde déjà mentionnés, il adjoint Listening and Voice. A phenomenology of Sound (1976) et sans doute le deuxième ouvrage majeur d'Ihde, Technology and the Lifeworld. From Garden to Earth (1990) sans oublier  Instrumental Realism. The Interface between Philosophy of  Technology and Philosophy of Science (1991).

Dans cette liste, Embree mentionne une dizaine d'oeuvres de Paul Ricoeur, dont Le Conflit des interprétations (1969) traduit en anglais par Don Ihde en 1974 !
Voici la liste complète :
http://www.husserlcircle.org/pny_bibliography.pdf

Pour le remercier, voici un second lien, vers une page du Center for Advanced Research in Phenomenology traitant du beau sujet "What is Phenomenology ?" :
http://www.phenomenologycenter.org/phenom.htm
Bonnes lectures !

Quelques mots sur l'important travail du belge Jean Baudet

Le chimiste, agrobiologiste, historien des mathématiques, philosophe des techniques (et poète) Jean C. Baudet produit depuis des années une oeuvre véritablement digne d'intérêt, couplant vulgarisation et dégagement des enjeux contemporains de la science. Une oeuvre encyclopédique pourrait-on dire.

Ceux qui veulent le découvrir ou l'écouter, peuvent regarder cette petite vidéo réalisée par Filigranes.TV à l'occasion de la sortie de son livre Histoire de la science et de l'industrie en Belgique (Jourdan, 2007) :
http://www.youtube.com/watch?v=HZNSrBg25XQ

Concentrons-nous sur la pensée des techniques. Dans Le Signe de l'humain. Une philosophie de la technique (L'Harmattan, 2005), Baudet adopte une démarche chronologique. Baudet livre ses commentaires critiques sur les principaux auteurs et leurs idées les plus fameuses. Et lors de cette recension des oeuvres majeures, il note la parution en 1979 de Technics and Praxis de Don Ihde.
Ihde l'intéresse d'abord pour sa conception d'ensemble de la réflexion philosophique portant sur les techniques modernes, sa méfiance à l'égard du mysticisme platonicien, archétype de la pensée essentialiste. Il l'intéresse également pour son identification de ce qui fait l'originalité et la force de la modernité, l'accroissement des pouvoirs du corps par toutes sortes d'outils, d'instruments, de prothèses, d'appareils de mesure, d'objets communiquants.

Je livre son analyse des pages 144 et 145 :
"Quelques mots sur l'important travail de l'américain Don Ihde. Il commence par remarquer que domine, dans la philosophie anglo-saxonne (mais à vrai dire, nous pouvons retrouver ce schéma platonicien dans la tradition philosophique de France ou d'Allemagne), l'idée que la philosophie de la technique n'est qu'une branche de l'épistémologie, la technique étant conçue comme la science "appliquée". Mais reconnaît Ihde, c'est là utiliser la distinction remontant à Platon du corps et de l'esprit. Il faut renverser ce platonisme, et donc étudier à la fois les rapports entre corps et esprit, et entre technique et science. Ce qui conduit Ihde à proposer une typologie des quatre attitudes philosophiques possibles face à la technique.
  • le "parallélisme" : la science et la technique sont des activités séparées, parallèles, avec une corrélation dont la nature nous échappe, c'est évidemment la conséquence de l'acceptation du dualisme esprit-matière
  • l'"idéalisme" : l'esprit actif agit sur la matière ; la technique est alors vue comme une science appliquée (conception la plus courante)
  • le "matérialisme" : c'est la matière qui agit sur l'esprit, qui est même la source de l'esprit ; la science résulte alors du développement historique de la technique
  • le "monisme" : la matière et l'esprit ne sont que des mots pour désigner une seule réalité. Ihde propose pour signifier le rapport entre science et technique, dans cette conception moniste, de parler de techno-science
Finalement, Ihde adopte la position matérialiste, affirmant donc l'antériorité logique et historique (essentielle) de la technique sur la science. Cela le conduit à l'analyse de l'instrument, qu'il interprète non seulement comme prolongation du corps" mais également comme "prolongation du langage". Il voit bien que l'instrumentation, permettant "the technological embodiment of science", qui fait la "crucial difference between modern and ancient science".
"Contemporary science, dira-t-il, is technologicaly embodied science. Some, most notably Heidegger, would make a more radical claim : contemporary science is technologicaly formed. That is a question which calls for an investigation into the telos of contemporary technics"."

Une traduction est-elle nécessaire ?
Ihde souligne l'incarnation (ou incorporation) technologique de la science moderne, cette incarnation faisant sa différence essentielle par rapport aux premiers développement de l'esprit scientifique. "La science contemporaine est une science technologiquement incarnée. Certains, notamment Heidegger, serait prêts à formuler une idée plus radicale : la science contemporaine serait technologiquement informée (mise en forme). C'est une question qui appelle à une enquête sur le telos de la technique contemporaine."

La présentation de l'oeuvre aux éditions de l'Harmattan est sommaire, mais contient un lien vers un "aperçu" numérique googeulisé :
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=19913

Revenons sur la lecture de Ihde par Baudet. Ne possédant pas Technics and Praxis, je ne suis pas en mesure d'en juger la fidélité, mais seulement de mettre en perspective les affirmations sur le matérialisme d'Ihde et l'usage du terme technoscience.
Aujourd'hui, Ihde se présente volontiers comme un "phénoménologue matérialiste", entendant par là que la philosophie a toujours tort de nier le réel et la singularité au profit de l'idéal ou de l'universel et qu'elle a raison de rechercher des conditions matérielles d'effectivité derrière les conditions formelles de possibilité. Le corps est une de ces conditions, qu'il soit compris comme structure biologique résultat d'une évolution poursuivie durant des millions d'années (corps 1) ou bien comme construction sociale, qui exprime des influences culturelles, se voue à l'incarnation de valeurs (corps 2). L'une et l'autre perspectives étant nécessaires à la compréhension des modalités opératoires de nos outils et instruments, les plus anciens comme les plus récents.
Si Ihde adopte une "position matérialiste" dans ses ouvrages plus récents ce n'est pas du tout en postulant que "la matière est source de l'esprit" puisque pour lui la question même d'un donné premier (d'une source de la vérité, d'un être originaire) est sans fondement. Le corps est depuis toujours soumis à de multiples contraintes. Le corps humain est, depuis les débuts de l'hominisation, un corps adaptant le réel à ses besoins par l'intermédiaire de techniques et un corps adapté à la manipulation d'outils. La préséance de la matière sur l'esprit n'a pas de sens dans ce cas précis : le cerveau ne s'est pas d'abord matériellement développé pour ensuite pouvoir libérer l'intelligence. Il ne s'est pas développé afin que les êtres humains acquièrent le pouvoir de concevoir des mots ou des artefacts, d'utiliser l'appareil phonatoire du corps humain pour autre chose que des cris ou gouverner la main humaine en même temps que toutes ses prolongations artefactuelles ! Les développements de l'Homo sapiens, de l'Homo loquax et de l'Homo faber sont une seule et même chose.
Le matérialisme ihdien est donc plutôt lié à l'affirmation suivant laquelle il y a une dialectique des conditions matérielles et spirituelles du développement des technologies. De même, Gilbert Hottois parle de « matérialisme méthodologique » dans sa présentation de la civilisation technoscientifique, Philosophies des sciences, philosophies des techniques (Odile Jacob, 2008). Dans ses ouvrages récents, Ihde utilise sans modération le vocable de technoscience. Mais alors notons qu'il n'adhère pas franchement à une position moniste de la philosophie de la technique, prenant ses distances par rapport à la thèse de Bruno Latour qu'il identifie comme telle et juge inutilement paradoxale. Le « réalisme instrumental » d'Ihde est ainsi une affirmation matérialiste de la technoscience, pour laquelle la circularité des développements pratiques et théoriques est un fait d'observation, l'internalisation des technologies (maîtrise de l'énergie, invention de procédés de mesures, application de procédés de calcul à la production d'images ou de modèles...) dans la science contemporaine est une condition de possibilité et d'effectivité du savoir humain.

Terminons avec un peu de publicité pour Le Signe de l'humain, dont voici la quatrième de couverture, alléchante, non ?
« Devons-nous avoir peur de la technique ? L'humanité est-elle irrémédiablement condamnée à se voir enserrée dans un " système technicien " la conduisant à sa perte dans le bruit et la fureur des machines automatiques, dans l'obscure menace des intelligences artificielles, et dans l'abomination des abominations du génie génétique ? Pour répondre à l'angoisse, il n'y a guère que les réponses de l'archéologie : pour évaluer la technique, d'abord chercher d'où elle vient. L'histoire des techniques est ainsi le chemin obligé pour aboutir à une philosophie de la technologie. Et l'enquête conduit à découvrir que la technique, présentée par tant d'auteurs comme anti-naturelle, voire même comme anti-humaine, est en fait ce qui fonde l'homme dans son humanité. La technique est " le signe de l'humain ", et non - comme le pose une réflexion purement idéaliste et superficielle - le contraire du signe, et du sens. La technique ainsi comprise se révèle non seulement comme la meilleure alliée de l'homme, mais même comme fondatrice de valeurs. Encore faut-il en comprendre le message. C'est donc à une herméneutique de l'objet technique que conduit l'archéologie de l'acte technicien. Ou à une évaluation de l'homme lui-même, car c'est dans l'objet que l'homme se manifeste, et qu'il est. »