Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

lundi 13 décembre 2010

Merci à Thomas More

Oui, c'est un grand merci qu'il faut adressé à Thomas More. Mais pas au Thomas More auteur de ce formidable livre qu'est l'Utopie, au Thomas More Harrington auteur d'un "Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal" (1973) et de la recension d'une oeuvre de Don Ihde, Expanding Hermeneutics. Visualism in Science, dans la Revue Philosophique (2001).

En apéritif voici le lien vers l'article sur Pascal, disponible sur Persée :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1973_num_71_10_5741_t1_0348_0000_2
Et voici maintenant le compte-rendu de lecture qu'on appréciera sans modération. Les deux remarques critiques finales ne sont sans doute pas d'égale valeur. Mais elles ont le mérite d'exister et d'être deux. Harrington trouve dommage qu'Ihde ne prenne pas suffisamment au sérieux quelques uns de ses prédécesseurs (et parmi les plus illustres comme Platon) puis il affirme qu'il reste sceptique quant à un éventuel dépassement du visualisme de la science contemporaine dans le cas des sciences fondamentales, produites en langage mathématique - la physique en tout premier lieu. La seconde remarque est sans doute plus pertinente que la première.
Lisons d'abord l'ensemble de la critique.

"Don Ihde, Expanding Hermeneutics. Visualism in Science, Evanston, Northwestern University Press, 1998, coll. « Northwestern University Studies in Phenomenology and Existential Philosophy », XII-216 p.

La thèse principale de l’A. peut se résumer comme suit : l’herméneutique phénoménologique peut revendiquer légitimement comme objet d’étude l’activité scientifique, dont la vaste panoplie d’instruments créateurs d’images appelle une réflexion interprétative.
L’A. commence par retracer l’histoire de l’herméneutique phénoménologique, dont les grandes figures sont Husserl, Heidegger, Gadamer, Merleau-Ponty et Ricoeur. Il conclut que la philosophie de la technologie, ou de la technoscience (p. 8, le mot est de Gaston Bachelard), relève bien de cette herméneutique, qui doit s’inspirer, en étudiant cette dernière, d’un réalisme instrumental critique. Faisant un rapprochement entre ses propres thèses et celles de Richard Rorty, l’A. affirme également qu’il faudrait qu’il y ait des critiques – un peu comme dans les domaines de la littérature et de l’art – pour accompagner de près le travail des technoscientifiques et pour en évaluer les conséquences pour la société. Enfin, l’A. se demande si le visualisme presque exclusif des instruments scientifiques actuels n’est pas dépassé. Il propose la création d’appareils qui feraient appel, comme des simulateurs de vol, à tous les sens, et même au corps entier, de l’expérimentateur.
Le lecteur appréciera la clarté didactique des résumés historiques de l’A. et de sa description des instruments scientifiques, ainsi que l’audace de sa thèse principale. Il se montrera peut-être plus réservé, en revanche, quant au dédain affiché par l’A. pour l’épistémologie de Platon et de nombreux autres philosophes (p. 57, 178) ou à propos de l’utilité, dans les sciences où les mathématiques jouent un rôle déterminant, d’instruments faisant appel à tous les sens.
Thomas More HARRINGTON. Revue philosophique, no 2/2001, p. 231 à p. 273"

Le lien vers la critique est :
www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RPHI_012_0231


Quelques remarques personnelles au passage.
Harrington attribue la paternité du terme "technoscience" à Bachelard. C'est à vérifier. L'idée est effectivement présente chez Bachelard, auteur du Nouvel Esprit scientifique (1935) et d'une magistrale philosophie de la chimie, science technoscientifique s'il en est, Le Matérialisme appliqué (1948). Et il aime les néologisme, ce dont témoigne l'invention du mot qui ne s'oublie pas "phénoménotechnique" (L’Activité rationaliste de la physique contemporaine,1951), pour désigner la science contemporaine en son coeur, l'opérativité, la production de phénomènes dans les laboratoires, phénomènes qui ne sont pas la simple reproduction de phénomènes naturels mais bien une production originale, une extension du réel.
Pour une définition du terme "technoscience, on peut se référer à celle du site Ars Industrialis :
http://arsindustrialis.org/technoscience
Le visualisme est d'après Don Ihde la représentation de ces phénomènes technoscientifiques (ou de l'activité phénoménotechnique de la science moderne) à l'aide d'images visuelles, de photographies, de films, de schémas, de modèles, de représentations graphiques... mais pas de fichiers Powerpoint (car là on tombe dans le contraire de la représentation intuitive, synthétique, globale, et on tombe même de haut parfois vu la qualité de certaines de ces présentations discursives). Pour cette tâche de globalisation des mesures effectuées ou de synthèse des informations recueillies, l'image visuelle est pleinement efficiente. Ihde le souligne. Il y a un primat de la vision dans la démarche cognitive ordinaire du scientifique. Et s'il critique ce primat c'est peut-être d'abord pour dire qu'il ne faut pas oublier les autres sens.
D'une part, l'odorat continue à remplir un rôle dans certains domaines de la technoscience. Le goût ou le toucher aussi. Mais, comme certains animaux nous dépassent formidablement dans ce domaine, pour recueillir certains renseignements fiables (présence de molécules toxiques) il est plus facile d'implanter des électrodes dans un cerveau (celui d'un chien, d'une truite) et de "lire" sur un écran d'ordinateur une courbe de l'activité cérébrale de l'animal.
D'autre part, on a tout à fait raison de parler d'images acoustiques. Et de souligner également leur présence dans les activités techniques. Ainsi l'exemple du simulateur de vol est très bon. Ses concepteurs ont été obligés de rendre tout ce qui est visuel dans un cockpit mais également les sons, les bruits, les vibrations des commandes. Sinon le simulateur est immanquablement assimilé par celui qui l'utilise à un jeu vidéo et la simulation n'est absolument pas réussie... après le crash, on entend "Game over" ! Cette extension sensorielle (sous le mode de l'embodiment) est sans doute très remarquable dans le cas du simulateur de vol. Mais avec Harrington on doit remarquer qu'il ne s'agit pas d'un instrument de la recherche mais d'un procédé d'apprentissage. La nécessité de dépasser le visualisme en aéronautique, en dynamique des fluides, en physique, ne va pas du tout de soi.

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