Ironiser... au sujet des biotechnologies

Avant-hier, j'ai écouté une émission de France-Inter, Service public d'Isabelle Giordano, sur les nouvelles technologies médicales permettant de lutter contre la stérilité. Son titre était plus accrocheur, "Le nouveau business de la procréation". Les témoignages de femmes et de médecins, le reportage en Espagne dans une clinique réputée pour son savoir-faire biotechnologique : tout était intéressant, édifiant même grâce au parler-vrai des diverses personnes, en particulier le professeur Olivennes.

Pour résumer, on peut dire qu'en France des lois rétrogrades empêchent aujourd'hui de nombreuses femmes de réaliser leur désir d'enfant, de mener à bien leur projet légitime de donner naissance quand elles ont eu des problèmes de santé (par exemple un cancer qui a laissé des séquelles). Les obstacles concernent le don d'ovule et leur conservation par le procédé de la vitrification. Il ne s'agit que d'obstacles juridiques car les techniques sont au point et pratiquées depuis des années dans d'autres pays comme l'Espagne. Et ce n'est pas une question de morale - ou d'éthique - contrairement à ce que veulent nous faire croire les Eglises, les bien-pensants, les conservateurs et réactionnaires de tout poil.
L'affaire est donc exemplaire. Il y a deux poids deux mesures ; le fossé se creuse entre les riches et les pauvres en même temps que se crée une mondialisation des pratiques de soin, parfois même un curieux mélange de tourisme exotique et de médecine de pointe. Une femme guérie d'un cancer et ne pouvant avoir d'enfant a intérêt à aller en Espagne pour réaliser une fécondation artificielle. Les délais et les chances de succès sont bien meilleurs d'un côté des Pyrénées que de l'autre. A tous ceux qui ont quelque vernis de philosophie, cela rappelle l'adage "Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà". Or, aujourd'hui comme hier, il ne va de soi que la solution du paradoxe soit une sorte de relativisme qui retire finalement aux personnes le droit de juger... à chacun sa vérité ! pourquoi donc me dire que j'ai tort  ? est-ce que vous-mêmes n'êtes pas en tort, de mon point de vue ?

La réflexion doit se prolonger. En France les positions philosophiques ne sont pas rares sur ce sujet ou bien sur d'autres problèmes de bioéthique comme les greffes d'organe, l'euthanasie. La technophobie ambiante n'est pas sans graves conséquences. Les propos alarmistes se multiplient. Une sorte de front du refus impose sa gravité à l'opinion publique. Celui qui se méfie moins que son voisin d'éventuelles atteintes faites à la dignité humaine et à l'identité personnelle peut illico passer pour quelqu'un qui manque singulièrement de sagesse. Qui fricote avec le Diable. Qui fait le jeu des multinationales et approuve l'exploitation de l'homme par l'homme. Qui croit béatement aux promesses des scientifiques voulant se rendre maître de la nature...
La technophobie a une communauté d'intérêts avec les groupes de pression religieux et les donneurs de leçons sachant mieux que tout le monde ce qui est bien et ce qui est mal.
Et, dans une perspective morale sans doute passablement dogmatique, l'idée s'impose qu'il faut se méfier des biotechnologies. De toutes les biotechnologies. Doublement. Par principe. Puisqu'il faut toujours se méfier des savants et des experts. Et parce qu'il s'agit de la vie. Car que la vie est sacrée. On n'y touche pas. On ne doit pas y toucher. Surtout pas, jamais.

Même si cela se traduit pour de nombreux couples par l'impossibilité de lutter efficacement contre la stérilité !

Au risque de passer pour technophile car refusant cette technophobie qui ne cesse de s'abriter derrière des préjugés et de vagues connaissances portant sur son objet, la technoscience, les biotechnologies, je reviens avec Don Ihde sur quelques idées générales, issues de Technology and the Lifeworld (1990, chapitre intitulé "Decisional burden"). Les analyses de détail suivront peut-être !

D'abord il peut être souligné que les deux domaines où le débat fait rage sont d'une part celui des techniques de procréation artificielle, d'autre part celui de la fin de la vie avec la question de l'euthanasie. Il n'y a pas là de hasard. Les avis énoncés, les injonctions morales formulées véhiculent sans nul doute des fantasmes.

Ensuite on peut tenter d'évaluer le progrès réalisé dans le domaine médical en utilisant un mode de réflexion inspiré de Sartre. Pour Ihde, certains penseurs commettent l'erreur de déplorer le fait que nous avons tous, en tant qu'individus, de plus en plus de décisions à prendre. Par exemple, il est extrêmement douloureux d'avoir à se prononcer quant au caractère souhaitable d'interventions médicales sur une personne qui n'est plus ou pas autonome. Faut-il autoriser ou refuser une opération chirurgicale ou bien la mise en place d'un traitement particulièrement lourd, pour une personne en fin de vie, son enfant ou l'un de ses parents ? Ihde a été personnellement confronté à ce problème. Il a décidé d'arrêter les opérations chirurgicales pour sa mère déjà amputée et de plus en plus faible. Des soins palliatifs l'ont maintenue en vie durant deux jours. Fallait-il cesser d'intervenir chirurgicalement ; s'agissait-il d'acharnement ? Le caractère incertain et douloureux de la décision à prendre est évident. Mais il y a une faute philosophique quand on s'insurge à l'égard des technologies au motif qu'elles poussent les individus dans des dilemmes, et poussent même parfois des personnes à faire des choix inhumains ! Certains vont  jusqu'à dire qu'il serait préférable de ne jamais avoir à subir le fait d'avoir à prendre ce genre de décisions, comme faire tout ce qui est possible ou non pour donner la vie, interrompre ou non le traitement médical d'un parent à l'agonie. Ihde réplique qu'il ne faut pas être de mauvaise foi. Les biotechnologies sont malléables. Elles apportent de la contingence dans notre monde. Mais c'est parce qu'elles accroissent notre liberté. Qui de bonne foi préfèrerait vivre à une époque où les capacités de soins sont réduites ? A une époque récente, les méthodes de dialyse étaient si coûteuses qu'il fallait tirer au sort le nom des insuffisants rénaux pouvant en bénéficier. Un peu auparavant, il n'existait aucun moyen de lutter contre l'empoisonnement du sang. Aujourd'hui, il peut arriver qu'un médecin demande à un parent de prendre une décision quant à l'opportunité de faire suivre à sa mère très affaiblie, en fin de vie, un traitement de dialyse. C'est terrible, mais moins qu'hier ou avant-hier. Le progrès médical est bien un progrès des libertés, même s'il génère son lot de souffrances, ses dilemmes et une foule d'interrogations. Ihde ajoute dans une optique sartrienne que l'individu n'est en réalité pas libre de refuser les biotechnologies. Car, tout simplement, refuser de choisir, c'est encore choisir !

Quand on est un individu, vivant en couple et souffrant d'infertilité, on ne peut pas aujourd'hui décider de refuser de choisir entre suivre un traitement contre l'infertilité et ne pas le suivre. Soit on décide de suivre un traitement, soit on décide de ne pas le suivre, après avoir considéré la question ou bien même après l'avoir occultée, en faisant comme si le choix ne devait pas se poser. En France, ce qui est vraiment choquant, c'est que des couples ayant fait le choix de suivre un traitement n'ont pas les moyens de réaliser ce choix volontaire, responsable et éclairé dans de bonnes conditions, car la loi française fait peser un tabou sur certaines pratiques médicales devenues communes dans d'autres pays. Par technophobie, sous le coup de lobbies, le législateur français fait comme s'il n'est pas encore temps de choisir. Il choisit pour nous de ne pas choisir !
Mascarade démocratique !

Pour ceux qui veulent écouter l'émission, il faut se dépêcher :
http://sites.radiofrance.fr/play_aod.php?BR=10765&BD=09122010
En voici le résumé du reportage, copié sur le site de France-Inter :

"Les couples français en mal d'enfant qui décident d'aller en Espagne, en Grèce ou encore en Belgique pour une fécondation in vitro (FIV) sont de plus en plus nombreux. Un marché qui en dit long sur les défaillances du système français. En Espagne, par exemple, les Français représentent 10% de la clientèle des cliniques spécialisées dans le traitement de l'infertilité. Et contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne s'agit pas seulement de patients qui sont interdits de FIV en France (couples homosexuels ou femmes célibataires), mais de couples hétérosexuels épuisés par les délais d'attente interminables, le manque de donneuses d'ovocyte ou par la frilosité des autorités françaises en matière d'assistance médicale à la procréation.

Cette enquête a mené Dorothée Barba dans une clinique huppée de Valence. Elle a rencontré un couple de Français qui a opté pour l'Espagne après un difficile parcours du combattant en France. Cela leur a coûté, pour l'instant, plus de 8 000 euros. Ils ont bénéficié de tarifs spéciaux dans un hôtel de Valence, le personnel de la clinique est venu les chercher à l'aéroport : la clinique, comme la plupart de ses concurrents, prend grand soin des patients étrangers. Dorothée Barba a aussi tendu son micro à une donneuse d'ovocyte, rémunérée 900 euros pour son don.
Comment redonner de l'espoir aux centaines de couples exaspérés par le système français? Que va changer la révision de la loi bioéthique attendue dans les semaines qui viennent ? La levée de l'anonymat pour les dons de gamète (et notamment d'ovocyte) ne risque-t-elle pas d'empirer les choses en France, où les donneuses ne sont pas indemnisées ?
Le professeur Olivennes ainsi que les auditeurs pourront réagir à ces reportages."