Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

vendredi 4 mars 2011

Spinoza et la chimie, conclusion

Conclusion

Lire la correspondance scientifique apporte beaucoup à la compréhension de la philosophie de Spinoza trop souvent considérée comme un rationalisme dénué d'âme, de sentiments. Il s'agit bel et bien d'un rationalisme moderne, c'est-à-dire d'une pensée qui démontre une confiance dans les possibilités de l'esprit de se faire miroir de la nature, dévoilement de la vérité. Mais pour Spinoza, le rationaliste cartésien, comme pour Boyle, l'empiriste, les êtres humains ont le droit de se tromper. C'est même naturel qu'ils le fassent régulièrement, à leur insu en confondant l'évidence et la vérité, la certitude et la nécessité. L'effort proprement philosophique est alors d'éviter le pire, la confusion entre le fait et l'hypothèse, la circularité du raisonnement qui fait adhérer à la vérité de propositions formelles illusoires (ce sur quoi insiste l'empiriste) ou bien à la valeur démonstrative, heuristique, d'expériences considérées comme décisives alors qu'elles ne sont que des montages expérimentaux (ce sur quoi insiste le rationaliste cartésien).

L'expérience apparaît comme un outil dont le maniement reste délicat, même pour les esprits les mieux armés, c'est-à-dire les plus rigoureux, comme pour les plus intrépides, pour ceux qui sont capables d'intuitions fécondes lançant le progrès des connaissances dans la voie (pas si sûre) de la science. En effet elle ne fournit jamais que des informations, c'est-à-dire des conceptions erronées des choses, incomplètes et parfois trompeuses. Elle n'aboutit qu'à des idées vagues ! Mais elle fournit des informations indispensables à qui souhaite regarder objectivement le réel et ne pas se contenter des classifications naturelles – c'est-à-dire de la taxonomie héritée des langues naturelles. L'attitude boyléenne est d'une certaine façon plus convaincante pour nous que celle de Spinoza, sans doute parce qu'elle correspond à notre propre épistémé. En la formalisant, on pourrait aller jusqu'à dire que, pour Boyle, les idées communes doivent peu à peu émerger des généralisations opérées à partir de l'expérimentation. Les idées générales de la science en construction, propriétés chimiques des corps, de l'esprit de nitre ou du sel fixe, faits expérimentaux comme le vide relatif produit dans la pompe à air, ne sont que des fictions, mais des fictions utiles voire nécessaires à celui qui veut dévoiler l'ordre des choses.

Que nous apprend encore ce morceau d'histoire des sciences qu'est la correspondance scientifique de Spinoza ? D'abord que les étiquettes "empiristes" et "rationalistes" ne conviennent guère pour cerner l'esprit vivant qui anime un Spinoza et un Boyle, faisant tous deux leurs propres expériences pour faire parler la nature. Les dénominations sont bien trop rigides, ne tiennent pas compte que l'idée même de "valeur de l'expérience" dépend du type d'expérience dont on parle, de la pluralité des expériences possibles et utiles dans le champ scientifique (commune, obvie, vague, contrôlée, quantitative, qualitative, probante, décisive, polémique...). Il faut donc prendre garde à ne pas opposer artificiellement deux façons d'adhérer à la philosophie mécaniste, celle d'un Galilée comme celle d'un Descartes. Le mécanisme n'est pas davantage une doctrine que le scepticisme. C'est un programme de recherches, susceptible de se réformer, d'évoluer, donc de se diversifier, comme en témoignent ces autres "philosophies" existant à l'époque dont nous n'avons pas parlé, celle d'un Pascal ou d'un Huygens.

Sur quoi notre critique doit-elle donc se focaliser ? D'après nous sur une illusion qui guette tout défenseur de la raison concevant à juste titre son travail comme un travail d'interprétation de la nature.
Dans leur lecture de la Bible, Galilée comme Spinoza manifestent une égale prudence quant à ce que les textes veulent dire. Dans telle expression remarquable, les mots n'ont pas forcément leur sens premier ! "Soleil, arrête-toi au-dessus de Gabaon !" demande Josué... Que veut dire le texte ? Que le Soleil se meut comme la Lune autour de la Terre ?
Y a-t-il le même accord sur la nécessité de l'interprétation de la nature ? La chose est plus douteuse. Spinoza est pourtant très clair : " (...) je dis que la méthode d’interprétation de l’Écriture ne diffère pas de la méthode d’interprétation de la nature, mais lui est entièrement conforme. En effet, la méthode d’interprétation de la nature consiste principalement à mener une enquête systématique sur la nature, puis à en conclure, comme de données certaines, les définitions des choses naturelles" Traité théologico-politique, chapitre VII.
Mais qu'en est-il de ces données "certaines" et principes "certains" de la science de la nature ? D'où viennent-ils ? L'esprit est-il incapable de les tirer de l'expérience, de l'expérimentation ?
Souscrivant à la nécessaire lutte contre les préjugés, contre le finalisme honni pour sa paresse d'esprit, souscrivant peut-être même à la définition de l'idée fausse comme simple manque de connaissance, l'esprit scientifique moderne doit interpréter les faits. Il ne doit sacrifier à la véracité de l'image, pas davantage que l'exégète ne doit sacrifier à la véracité du mot. Pour cela, Spinoza distingue les notions communes, adéquates, et les idées générales, inadéquates, ou bien les « principes mécaniques de la philosophie » et les pseudo-principes empiriques du laboratoire. Mais une telle distinction, apparemment fondée en raison, peut être reconnue comme étant en réalité une opposition abstraite, fondamentalement inutile, reposant sur un usage abusif de la comparaison, de l'imagination !
Le savant n'aurait pas davantage à opposer les données du laboratoire et les notions communes que le sage ne devrait comparer une pierre et un mammifère, ni déconsidérer l'individu illettré après l'avoir comparé au lettré. La bonne question semble être celle-ci : de quoi seraient privées les idées générales tirées de l'expérience dont seraient dotés les notions communes applicables à tel phénomène ? Pour saisir les essences singulières des êtres, il convient de renoncer à nos préjugés ! Pour le rationaliste, il n'y aurait donc aucune condamnation a priori de la connaissance issue du laboratoire, quand bien même elle ne produirait comme l'expérience obvie que des images des choses. Et, a priori, il n'y aurait aucune condamnation à formuler à l'encontre de la science qui procède par reconstitution des causes à partir de la mesure des effets (abduction) et non par déduction à partir de définitions et d'axiomes.

Enfin, si nous prenons du recul, en adoptant résolument un point de vue rétrospectif sur cet épisode d'histoire des sciences tout en nous méfiant des jugements de valeur simplistes portés sur les thèses professées par nos philosophes, il est possible de vérifier une idée forte de Don Ihde sur la marche des sciences et le couplage techniques-connaissances positives1. Ce qui départage les écoles et les personnes et constitue la vraie marche de la science (et de la maîtrise de la nature qui lui est corrélative) n'est pas de l'ordre de la cohérence formelle mais de l'ordre du vécu : ce qui triomphe est toujours une forme de vie, celle de ceux qui vivent la science en incorporant (embodiment) à leur corps biologique et ses premiers organes sensibles des instruments et des technologies adaptées à des finalités précises, prolongeant par les uns puis démultipliant par les autres, ses capacités perceptuelles.
Je laisse le soin à Michel Puech de préciser la pensée ihdienne, pensée sur laquelle nous nous sommes régulièrement appuyée pour saisir l'enjeu de ce dialogue Boyle-Spinoza. Contre l'opposition abstraite d'un stade pré-scientifique et d'un âge scientifique, mieux vaut envisager le progrès de la raison en insistant sur le nécessaire passage épistémologique de la science-connaissances à la science-pratiques :
"Ihde ramène la constitution de la science à une activité technique particulière, le knowledge gathering (collecter de la connaissance, Ihde, Technics and Praxis, 1979). Cette activité peut être décrite comme une transformation de l'expérience, selon une intentionnalité (en un sens revendiqué comme husserlien) particulière. La détermination principale de la situation d'intentionnalité qui caractérise la science moderne intervient dans la perception et est constituée par l'instrumentation. La structure nécessaire de la collecte de connaissances via cette perception modifiée est la structure d'amplification/réduction (enrichissement/appauvrissement de l'expérience) dans laquellle se réalisent de véritables intentionnalités instrumentale (...)"
http://michel.puech.free.fr/docs/2007ihde.pdf

Ceux qui seraient effrayés par ce genre d'approche, celle d'une oeuvre dont ils n'ont guère entendu parler, peuvent également se tourner vers un auteur au programme des classes de Terminale, Gaston Bachelard et ses analyses du développement de la chimie ( Le Nouvel Esprit scientifique chapitre VI, 1934, Le Matérialisme rationnel, 1953, en particulier le chapitre sur l'alchimie - Paracelse - et le dernier chapitre, par exemple le passage sur les couleurs de la combustion). L'épistémologue français y étudie les débuts de la science, la nécessaire rupture avec l'expérience commune et l'imagination illusoire qui l'accompagne – les projections conscientes et inconscientes de l'expérience vague – , dans une pratique phénoménotechnique également portée par l'audace (nier les qualités secondes comme les conclusions arbitraires de la métaphysique) et par la prudence (prudence incarnée par le travail de laboratoire, en ce que le scientifique y prend le temps de construire l'expérience pour qu'elle puisse répondre à une question théorique préalablement formulée en termes opératoires).

Finalement la grande leçon de Spinoza sur la rémanence des illusions (Éthique, II, 35, scolie) s'accorde fort bien avec l'idée bachelardienne de l'obstacle épistémologique et s'applique aux expériences de chimie qu'il a lui-même effectuée, spontanément, et que Boyle qualifie de « banales et douteuses » (Lettre XIII). Et si ce dernier disqualifie ainsi le travail de Spinoza en sa « cuisine », son laboratoire enfumé, c'est parce qu'il refuse d'en voir la fidélité aux principes de la physique cartésienne et parce qu'il croit ne pas partager la même horreur envers l'absurdité manifeste, comme celle d'une d'« un accident ayant une existence propre » (Lettre XIII). Boyle a reconnu cet obstacle épistémologique. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'en a pas rencontré lui-même dans sa pratique de recherche !


1Dans "Has the Philosophy of Technology Arrived ? A State-of-the-Art Review", Don Ihde (2003) reconnaît le caractère novateur de l'ouvrage de Schaffer et Shapin, Leviathan et la pompe à air. (1985) http://homepage.usask.ca/~wjb289/PHIL398/readings/Ihde_Has_the_Philosophy_of_Technology_Arrived.pdf
Mais Ihde ne semble pas s'attarder ni sur la science de Descartes, ni sur celle de Spinoza.

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