Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

mardi 10 mai 2011

Le Léonard d’Ihde, deuxième partie

 Ihde s’appuie sur une documentation constituée d’ouvrages d’histoire des sciences. Par exemple, il s’appuie sur le classique Technics and Civilization de Lewis Mumford (1936) ou bien sur l’ouvrage plus récent (1962) Medieval Technology ans Social Change de Lynn White Junior qui est largement utilisé.
Sur son site personnel, Olivier Baldin met à disposition un article sur l’œuvre de Lynn White Jr., ses principales thèses et son retentissement aux Etats-Unis. L’article, intitulé « Biographie de Lynn White (1907-1987) », est d’abord paru dans Stratégies énergétiques, biosphère et société, 1993-1994 :

On ne saurait effectivement se passer de l’histoire des sciences et techniques. Il faut en effet avoir une idée précise du personnage historique qu’est Léonard de Vinci, ses curiosités scientifiques ou son intérêt pour les arts, pour pouvoir en dégager l’exacte figure historique.

Une bonne façon de faire est de se pencher sur les carnets manuscrits de Léonard de Vinci qui représentent une sorte d’héritage de sa pensée.
Les carnets de Léonard sont présentés par Mireille Pastoureau, dans une émission de Canal Académie. Leur histoire est retracée plutôt que leur contenu.


La page de Canal Académie nous en dit plus. D’une part, il y a une description des douze carnets possédés par l’Institut de France. D’autre part, on y trouve des liens, vers une chronologie en 27 dates, celle de Kronobase et surtout vers un numéro de la Documentation française, mettant à notre disposition un petit dossier sur « Les transferts de savoir-faire », c’est-à-dire l’origine des inventions de Léonard :

Après avoir téléchargé un petit logiciel d’Adobe, Shockwave, on peut tourner les pages d’un codex sur le site de la British Library et recourir à une loupe pour voir les détails :
Très beau parcours, qui incontestablement nous rapproche de l’auteur !

Enfin, pour approfondir il est possible de consulter un essai d’Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l'art de Léonard de Vinci (1996, Flammarion, coll. Idées et Recherches). L’ouvrage est recommandé par le site Noé. Mais il semble épuisé.

Une réforme du visible ?

La première partie de ce travail, « Da Vinci décodé », a mis en exergue l’analyse de Michel Puech qui, quoique succincte, est pour nous essentielle, ouvrant plusieurs pistes à la réflexion critique, à partir du premier chapitre de Postphenomenology:  Essays in the Postmodern Context.
Cette même œuvre ihdienne est résumée d’une manière convergente par un blogueur amateur de définitions :

 Voici une traduction personnelle du passage qui peut nous intéresser. Je n’ai pas coupé le texte pour ne retenir que le passage sur Léonard, car sa figure forme un couple avec celle de Colomb, autre emblème du tournant perceptuel de la modernité. J’ai reproduit en anglais les citations du texte de Don Ihde :
« Répondant à la tendance contemporaine de tout concevoir ou bien comme un texte ou bien comme une chose socialement construite, Ihde, dans Postphenomenology:  Essays in the Postmodern Context,  se concentre sur le rapport intime existant entre la technologie, la culture et ce qu'il appelle « référentialité-corporelle et perceptuelle » (perceptual-bodily referentiality, p. 6). Recourant à une méthode de la variation des points de vue, la post-phénoménologie se présente comme une phénoménologie non-fondamentationnelle et non-transcendentale qui examine notre monde-de-la-vie ainsi que la manière dont les technologies produisent leurs effets axiologiques, par l’intermédiaire de ces « instruments culturels » incorporés à notre vie quotidienne (cultural instruments, p. 13). Dans la première partie de ce livre, les essais rassemblés examinent les perspectives diverses qui ont pris forme dans la modernité et la post-modernité. Considérant la Renaissance comme la naissance de la modernité, Ihde examine le travail de Léonard de Vinci, qu’il identifie comme l’un des individus mettant en œuvre une réforme du visible, ce qui transparaît avec force dans ses fantaisies technologiques, guidées par son esprit technophile – « un monde imaginé comme une machine géante mise en mouvement par des forces spirituelles et contrôlé dans ses mécanismes parfaits par une intelligence supérieure qui a tout arrangé selon des lois mathématiques » (imagined world as giant machine set in motion by spiritual forces and controlled in its perfect mechanisms by a superior intelligence that has arranged everything according to mathematical laws, p.17).  Vinci, selon Ihde, impulse avec son art visuel, art qui manifeste son imagination visuelle, une transformation de la perception voire une reformulation vers la notion d’objectivité (p. 18). Ihde crédite ainsi Léonard de Vinci d’être un des inventeurs du statut moderne d’observateur (p. 19).
Ihde reconsidère également ce qu’on doit à Christophe Colomb en le créditant d’une valorisation de la vision panoramique de surplomb, sous le modèle de la vision de l’oeil d’un oiseau, qui contraste avec d’autres façons culturelles d’incarner l’observation. Il reflèterait « la présupposition européenne (…) que les instruments doivent médiatiser de façon contrôlable nos interactions avec la nature » (the European assumption…that instruments must mediate controlled interactions with nature, p. 24). Aujourd'hui, Ihde soutient que nous avons un type d’observation qu’il appelle « l’oeil à facettes » c’est-à-dire la série des multiples façons alternatives de voir le monde ou même de le penser, ce qu’on peut encore qualifier de « vision multiple » ou concevoir comme une sorte de « bricolage dans le domaine pluriculturel » (compound eye, multiple vision, bricolage of the pluricultural, p. 29-30). » 

Ce que montre l’histoire

Il faut maintenant s’attaquer à une réflexion plus fine de ce qui est en jeu.
Dans Instrumental Realism (1991), Ihde soutient que les grands penseurs de la science et de la perception n’ont pas thématisé le rôle joué par les instruments, les considérant peu ou prou comme accessoires. L’accent est alors mis sur la mathématisation de la nature comme véritable condition d’émergence de la science moderne. Dans la Crisis (1937), Husserl affirme que le physicien est réduit à se former des images du monde des choses dont la réalité, l’intérieur, lui échappe toujours. Le physicien prend ainsi l’habitude de modéliser le réel et donc de ne plus le voir avec ses yeux. La pensée de Foucault est également radicale sur ce point, l’instrumentation scientifique produirait globalement une réduction de la perception, réduction au voir, et réduction de la vision à la reconnaissance des formes.

Dans Les mots et les Choses (1966), Foucault affirme que la modernité a réduit la vision en réduisant l’appréhension du monde à la vision. Réduction à la visibilité et réduction simultanée de la visibilité.

Ihde s’étonne tout naturellement du fait que l’âge d’or de l’instrumentation scientifique soit ainsi passé sous silence. La raison scientifique est certes une construction humaine. C’est un produit de l’esprit qui n’est pas sans défauts. Ni dangers. Mais la critique de la modernité met tout dans le même sac, le mécanisme et le matérialisme, le développement du calcul et la géométrisation de l’espace, le désenchantement de la nature et l’émergence de l’individualisme, sans faire attention aux multiples inflexions que connaissent ces tendances. Un mépris plane sur l’ensemble. Et c’est la vie de l’esprit qui est finalement niée. C’est Galilée qui est nié, et tous les savants de l’époque, en tant qu’ils projettent des expériences et les réalisent à l’aide de certains instruments, prolongements de leur corps et de leur pensée.
Ce n’est donc pas du tout dans cette voie “phénoménologique” faisant de la science moderne une pure abstraction, qu’Ihde reconnaît le visualisme comme élément épistémologique de la modernité, même si pour lui aussi le visualisme est bien une sorte de réduction de la perception dite naturelle. Léonard de Vinci vient à l’appui de cette critique du radicalisme anti-rationaliste qui peut se tirer de certaines formules foucaldiennes, voire de certains textes de Husserl. Insérée dans une période complexe, la complexité du personnage réel, artiste et ingénieur, vient contredire le goût pour le paradoxe du philosophe français et l’obsession pour la géométrisation du réel du philosophe allemand.

Pour bien se faire comprendre, Ihde restitue dans Instrumental Realism, une plus grande vérité historique (p. 61) :
« (…) En bref, White a établi qu'en 1500, à une période que nous identifions au génie technologique de Léonard de Vinci, s'opère une prise de conscience de la valeur de la technologie, du processus d'invention et se développe un désir de maîtriser la nature grâce à des artefacts d’origine humaine.
En l’an 1500, l’Europe avait déjà développé certains des instruments si fondamentaux pour la possibilité même d'investigation de la science au sens moderne du terme, comme discipline expérimentale. Les lentilles ont été inventés par 1050, les lentilles composées vers 1270, les lunettes vers 1285, et en 1600 (période de Galilée), le microscope et le télescope étaient de plus en plus utilisés. Les horloges, essentielles à la mesure, ont commencé à être développés autour des neuvième et dixième siècles. Aux alentours de 1500, elles se généralisaient de la cathédrale à l'hôtel de ville et elles avaient un usage individuel.
Sur le versant industriel, on peut noter que l’Europe est, à cette époque, couverte de moulins à vent et à eau ; les basses terres ont été drainées par les éoliennes, il y avait des voies ferrées dans les mines, et l’architecture sophistiquée, massive, des cathédrales ou des ponts suspendus  et d’autres grands projets faisaient partie de la vie quotidienne. Toutefois, en dépit de l’évidence pour nous de cette réussite technologique globale du Moyen Age, White a sans doute raison en affirmant que "
la découverte universitaire de l’importance du progrès technologique dans la vie médiévale est tellement récente qu’elle n’a pas encore été assimilée à notre image normale de cette période". »

Le passage cité se retrouve repris tel quel dans Heiddeger’s Technologies. Postphenomenological Perspectives (2010, pp. 64-65). Il est alors suivi d'une analyse de la priorité ontologique et historique pouvant être accordée à la science sur la technologie ou bien à la technologie sur la science. Dans Instrumental Realism, Ihde va à l’essentiel et poursuit alors en montrant que cette histoire permet de critiquer la perspective heideggérienne sur ces rapports de la science et de la technologie (p. 61) :
 « Une telle interprétation contredit le point de vue adopté par Heidegger suivant lequel la science moderne précède la technologie moderne. Non seulement la technologie de l’Europe médiévale était très répandue, mais elle était sophistiquée,  multipliant les machines dans le domaine de la construction. Les systèmes de roues, d’engrenages et de poulies et la complexité de certains travaux mécaniques se mirent à réclamer comme source d’énergie ce que seule la machine à vapeur allait apporter avec la révolution industrielle. On entrapercevait déjà la vérité de cette formule, la machine à vapeur a plus à voir avec la science que la science avec la machine à vapeur. Les instruments d’optique et les horloges peuvent avoir eu plus à voir avec l’essor de la science que la science avec la montée de l’une ou l’autre de ces technologies. Et donc, si l’on reprend l’opposition de Heidegger, la technologie ne précède pas seulement ontologiquement mais aussi historiquement ce que nous prenons aujourd’hui pour la science. »

La conclusion de Technology and the Lifeworld ("The Earth Inherited", pp. 194-195) n’oublie pas non plus la figure historique de Léonard. Sa vie est brièvement passée en revue de manière à faire ressortir son opportunisme. Ihde affirme alors qu’il est même le héraut de la science incarnée technologiquement qui prend forme avec la Renaissance. Il en veut pour preuve la lettre adressée par Vinci au duc Sforza de Milan, dit “Ludovic le More”, dont il cite quelques articles. En voici les quatre premiers (le quatrième diverge chez Ihde, mais c’est un détail) :
1° - J'ai un moyen de construire des ponts très légers et faciles à transporter, pour la poursuite de l'ennemi en fuite ; d'autres plus solides qui résistent au feu et à l'assaut, et aussi aisés à poser et à enlever. Je connais aussi des moyens de brûler et de détruire les ponts de l'ennemi.
2° - Dans le cas d'investissement d'une place, je sais comment chasser l'eau des fossés et faire des échelles d'escalade et autres instruments d'assaut.
3° - Item. Si par sa hauteur et sa force, la place ne peut être bombardée, j'ai un moyen de miner toute forteresse dont les fondations ne sont pas en pierre.
4° - Je puis faire un canon facile à transporter qui lance des matières inflammables, causant un grand dommage et aussi grande terreur par la fumée.

Ihde en profite pour évoquer le polymathisme (la palette des connaissances de l’Uomo Universale) de Léonard. Cette qualité est mise au service de l'articulation des savoirs de l’ingénieur avec le progrès de l’industrie militaire dont rêve tout général. Ainsi Vinci aurait une parenté avec Heisenberg, lorsque ce dernier adresse des lettres au Ministère de la Guerre du Troisième Reich pour lui proposer des applications militaires de ses découvertes de physique nucléaire ! Plus généralement, on retrouverait la même alliance de talents scientifiques, de machines et de pouvoirs politiques ou financiers dans la Science Moderne à ses débuts et dans l’émergence de la Big Science.

Le visualisme comme réductionnisme

Ce détour par la figure historique permet donc des prolongements. Il permet surtout de mieux apprécier la figure proprement philosophique de Léonard de Vinci.

C’est au chapitre 3, dans Bodies in Technology (2002), qu’Ihde précise sa pensée faisant de Léonard un tenant du visualisme (p. 41). Son exposé témoigne alors d’un goût pour le détail typique de sa démarche intellectuelle :
« Jusqu’à maintenant j’ai essayé de montrer que les présentations visuelles, au moins par opposition aux perceptions du corps entier ou bien à des perceptions sonores, devait relever de quelque chose se rapprochant d’un choix. Mais cela ne veut pas dire que ce choix est individuel, il est plus de l’ordre de l’événement historique et culturel.
Si nous prenons Léonard de Vinci (aux alentours de1500), comme notre premier individu figurant ce changement s’opérant à l'époque moderne dans la direction du visualisme, nous voyons une double transformation de la façon dont la visualisation se produit : un changement du mode de vision et sa réduction à un certain type de vision. Le passage au visuel est en fait une amélioration du visible au-delà et souvent au détriment de l’une des perceptions complète ou bien d’une perception non visuelle. Par exemple, l’anatomie descriptive à l’époque était souvent conduite en termes tactiles et olfactifs qui correspondait à la manière dont un organe se donne au toucher (dur, tendre, souple, etc.) ou se donne à sentir (putride, métalliques, etc.). Vinci réduit cette anatomie à un ensemble structurel et analytique de dessins qui représentent visuellement les tendons, les muscles et les veines (suivi plus tard par le célèbre Vésale et ses études anatomiques, autour de 1540).
Le visualisme moderne a également été technologisé dès ses débuts Il est bien connu que l'un des "jouets" visuels favoris de la Renaissance a été la camera obscura. Mais ce qui passe souvent inaperçu a été le rôle très important que cet instrument optique a joué dans le développement de la perspective de la Renaissance. Alberti (vers 1437) a apparemment utilisé la camera obscura assez régulièrement. Il peut avoir été parmi les premiers à dessiner d’après ses lignes. Notez que l'appareil réduit les objets tridimensionnels en images bidimensionelles. Ainsi la "réduction" isomorphe obtenue est un artefact témoignant d'une technologie de l’image précoce. Vinci, à son tour, a été le premier savant de la Renaissance à avoir décrit une camera obscura en détails (aux alentours de 1531).
»

Dans ce texte s’opère un passage de la question de la perception du monde à celui des moyens technologiques mis en oeuvre pour le percevoir. Sans le dire explicitement, Ihde introduit avec la camera obscura son idée de la machine épistémologique (espistemology engine). Léonrad de Vinci trouve en Alberti une sorte de double, le premier travaillant davantage les images dans ses carnets, le second les réalisant dans des monuments qui sont autant de manifestes.
Par la suite, il sera sans doute possible d’approfondir l’idée de machine épistémologique. A voir…

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