Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

lundi 9 mai 2011

Da Vinci décodé


Don Ihde est un passeur d’idées.

Dans un domaine que la plupart des gens ne connaissent que vaguement, l’histoire des techniques, le système technologique, le développement de la technoscience, il réalise un tour de force, celui de rendre accessible les grandes inflexions culturelles ou l’émergence de nouvelles logiques d’exploration du monde, tout en soulignant les continuités du temps long, l’évolution de l’être humain par les techniques qu’il met en œuvre.

Un des procédés utilisés par Ihde est le dégagement de grandes figures des sciences et techniques, révélatrices de ce double mouvement historique. Ces figures sont importantes en particulier pour l’époque moderne, éloignée de nous d’environ quatre siècles, car c’est  une époque dont nous avons désappris les codes et les manières de penser. Pour faire comprendre d'où vient notre technique, les différentes œuvres d’Ihde évoquent donc Galilée, mais aussi Bacon et Descartes, Léonard de Vinci et Christophe Colomb.

C’est au Léonard d’Ihde que nous allons particulièrement nous intéresser durant une série de trois ou quatre exposés. Que peut-on apprendre de la fréquentation de cette figure emblématique de la Renaissance et de sa formidable inventivité ?

Dans sa synthèse, « Don Ihde : la phénoménologie dans la philosophie américaine de la technologie » (janvier 2007, publié in Phénoménologie et technique, Paris, Éditions du Cercle herméneutique, 2008), Michel Puech explique le primat que joue la vision dans la culture moderne, en voici un extrait de la version mise en ligne par l’auteur :
« Cette interprétation du rôle existentiel et (donc) épistémologique de la vision est liée à une lecture de l’histoire des sciences en occident, et signale l’intérêt de Ihde pour les science studies. Examinons le lien entre la vision et la technologie, justement, chez Léonard de Vinci. Les machines de Léonard sont visuelles, c’est-à-dire imaginatives, nées sur plan, vendues sur plan à ses protecteurs, et destinées à rester sur plan, car elles n’auraient pas fonctionné dans la réalité. Elles témoignent de la fascination par la technologie des machines, mais plus encore, elles incarnent la nature de la technoscience moderne : une projection visuelle. La modernité est caractérisée par la vision de l’ingénieur, son mode de vision, son langage visuel. Et c’est cela que Heidegger a bien compris dans son analyse de la modernité, affirme Ihde : la technique est une façon de voir. »
http://michel.puech.free.fr/docs/2007ihde.pdf

J’ai volontairement supprimé les notes parsemant le texte. La première renvoie à l’intérêt de Ihde pour les science studies. Les trois autres font référence au livre d’Ihde, Postphenomenology. Essays in the postmodern context, Evanston, III., Northwestern University Press (1993), dont le premier chapitre peut servir de référence car il est entièrement consacré à la figure de Léonard de Vinci.
Suivant pas à pas Ihde, Puech note successivement les rapports étroits existant la vision et la technologie, l’apparition d’une mécanique imaginative, qui se réalise sous une forme schématique, le tournant de la technique vers une sorte de vision praxéologique, celle de l’ingénieur, ce qu’Heidegger aurait précisément dégagé au cœur du projet technique de domination de la nature.
Laissons Heidegger de côté, peut-être provisoirement, Léonard n’étant pas un centre d’intérêt majeur pour cet auteur... même si des rapprochements sont toujours possibles. Par exemple, Ernesto Grassi (1988) a écrit un ouvrage sur Heidegger and the Question of Renaissance Humanism: Four Studies (Medieval & Renaissance Texts & Studies).
Au passage, on pourra lire un descriptif de Postphenomenology. Essays in the postmodern context :
http://catalogue.nla.gov.au/Record/1612602

On trouve également mention de Léonard dans d’autres oeuvres d’Ihde. Par exemple, dans Instrumental Realism: The Interface between Philosophy of Science and Philosophy of Technology (1991) la figure est déjà présente. Dans des travaux ultérieurs, elle le reste. Citons juste l’article « Of Which Human Are We Post? » de 2008 où il fait une apparition.
L’article est en ligne au lien suivant :

Et le passage qui retient notre attention expose une comparaison Bruegel/Vinci. Le voici en traduction personnelle :
« Toutes ces technologies supérieures, d’ailleurs, peuvent être retrouvées dans les textes de la littérature ancienne sous une forme non-technologique : des pouvoirs d’invisibilité (aujourd’hui une sorte de bouclier électronique, anciennement une cape d’invisibilité) ; des pouvoirs pour changer de formes (maintenant dans un convertisseur ou bien avec un exosquelette sophistiqué, hier en se transformant en dragon ou en une araignée) ; et ainsi de suite. Du tapis volant à la distorsion temporelle, je note qu’il y a peu de véritable création dans de telles fantaisies. La différence notable reste que, depuis les temps modernes, les incarnations de fantaisie ont eu tendance à être technologiques plutôt qu’organiques représentées dans une forme empruntée au monde animal ou dans un être surnaturel. Le contraste qui existe entre les figures d’épouvante des peintures de Bruegel, toutes des figures animales, et les technologies issues de l’imagination de Léonard de Vinci donne à voir une sorte de changement d’ère. »



J’ajoute un aperçu d’Instrumental Realism, pour ceux qui entendent parler de l’oeuvre pour la première fois.

Notons enfin que très récemment Don Ihde est revenu sur la figure de Léonard de Vinci, dans un article intitulé « From da Vinci to Cad and Beyond » (2009). Sur le Net on trouve deux résumés de l’article. L’un provient de la revue Synthese ; l’autre de l’intervention d’Ihde au colloque de Copenhague de 2007 sur le même thème.

Voici d’abord une traduction du résumé de l’intervention de Copenhague, et sa source :
 « Dès le premier âge de la modernité, la profession d’inventeur a généré des « styles de vision ». Léonard de Vinci a ainsi ouvert la voie à une visualisation qui devait aboutir à ce style de vision qui est aujourd’hui désigné par l’expression de « diagramme éclaté ». La conception et la visualisation opérées par nos ingénieurs découlent largement de cet esprit de la Renaissance, sous la forme de projections tridimensionnelles et même de procédés liés à la CAO (Conception Assistée par Ordinateur). Les pratiques de l’invention caractéristiques de la modernité tardive, liées au traitement informatique, sont désormais dynamiques, comme applications de la réalité virtuelle. Toutefois, il y a des limitations quant à de telles visualisations, aussi perfectionnées soient elles. Cette présentation illustrera et passera en revue cette histoire et indiquera dans quelles autres directions la visualisation qui est permise par les technologies contemporaines peut maintenant s’orienter. »


Et une traduction du résumé de l’article, beaucoup plus synthétique :
« Dans cet article je voudrais considérer l’étape qui permet de se lancer dans la reconnaissance de ce qui fonde ce que je désignerai désormais comme le « visualisme de la technoscience », expression qui  convient aussi bien à l’ensemble des sciences qu’aux travaux d’ingénierie,  puisqu’ils sont également des pratiques de l’invention et de l’image. Je mentionnerai très brièvement les grands ancêtres et les pairs qui aident à comprendre cette étape, passant alors à un examen de quelques moments importants dans le développement du visualisme de Vinci à la Conception Assistée par Ordinateur (la CAO), voire au-delà. »
Don Ihde (2009). From da Vinci to Cad and Beyond. Synthese 168 (3).
Volume 168, Number 3, 453-467, DOI: 10.1007/s11229-008-9445-0

Voici donc à peu près cerné le champ d’étude que nous allons explorer avec Don Ihde. Que représente l’œuvre et la personne de Léonard, comme peintre et ingénieur ? Qu’apprend-on avec lui du visualisme que nous pratiquons tous, comme monsieur Jourdain, sans savoir que nous le pratiquons ?

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