Découvrir Don Ihde et la postphénoménologie

Ce blog a pour ambition de faire partager un enthousiasme, pour l'une des pensées les plus originales et les plus fécondes d'outre-atlantique, la pensée de Don Ihde. Les thèmes explorés sont la technoscience, le visualisme de la science moderne, l'herméneutique matérielle et les questions contemporaines relatives à la culture technologique.

samedi 4 juin 2011

Le Léonard d’Ihde, troisième partie

A plusieurs reprises Don Ihde a déploré que la critique de la science de la science ne soit pas comme la critique littéraire. Puisqu’elle ne vise qu’à révéler ce qui ne va pas et convaincre de la laideur d’une chose, on peut dire qu’elle est une espèce de proclamation vulgaire tout comme ces critiques que nous commettons à l’égard de notre prochain, tout comme la critique que l’élève fait de son professeur et le professeur de ses élèves. La critique peut toutefois participer d’un projet plus noble, si elle vise à faire comprendre un objet, à dégager un enjeu.
Pour prolonger notre analyse de la figure historique qu’est pour nous Léonard de Vinci par une critique de la science, penchons-nous sur une œuvre d’Ihde, Expanding Hermeneutics (Northwestern University Press, 1998), dont le sous-titre est « Visualism in Science ».

C’est dans la quatrième et dernière partie de cette œuvre, questionnant précisément la technique d’un point de vue qui est celui de l’herméneutique, qu’apparaissent des figures comme Colomb ou Léonard.
Ihde se livre en effet à une herméneutique « matérielle ». Cette réflexion (ou, mieux, cette enquête) correspond à l’extension du travail herméneutique. L’objet retenu n’est plus les mots mais ces autres signes que sont toutes les choses porteuses de sens et qui constituent notre (ou nos) monde(s). Extension du travail interprétatif, l’herméneutique matérielle vise non des discours mais des systèmes matériels. Les sciences par exemple ne produisent pas que des explications du monde à l’aide d’une langue rigoureuse parfois purement formelle. Elles n’aboutissent pas qu’à des articles ou à des livres ! Elles produisent également quantité de choses étonnantes : des phénomènes qui ne s’observent pas ordinairement dans la nature et des objets très particuliers comme des outils ou des machines. Elles produisent des processus inédits et de nouvelles matières. Elles révèlent de nouvelles sources d’énergie. Elles font exploser des noyaux atomiques ou bien arrivent à modifier des séquences d’un génome. Elles créent des alliages et des chimères. Elles synthétisent de nouvelles molécules et conçoivent des arrangements moléculaires inédits. Elles créent des ondes et de puissants champs magnétiques. Bref, elles enrichissent considérablement notre monde d’artifices utiles ou inutiles (pour le moment). Et il est donc possible, même souhaitable, de faire parler ces choses.

Prenons un exemple d’Ihde. Le petit robot Sojourner envoyé sur Mars est une de ces productions scientifiques qu’on peut vouloir interroger. Aux questions concernant le programme spatial dans son ensemble (quelles sont toutes les visées du programme Mars Pathfinder ?) des réponses politiques peuvent être apportées (il s’agissait de démontrer que des explorations spatiales à bas coût pouvaient être entreprises avec succès). On interprète alors moins le programme scientifique lui-même que les institutions le mettant en œuvre. D’autres questions relatives à l’objet scientifique lui-même peuvent être posées. Sojourner utilise en effet un spectromètre APXS pour analyser des roches ; après s’être approché d’un roc, il le bombarde de rayons X et mesure les réactions à cette percussion ionique. La composition minéralogique peut en être déduite.
En un sens, le robot « fait parler » les roches. La matière ionisée « dénote » sa composition.

Site officiel du programme Mars Pathfinder :
De plus amples informations sur les résultats obtenus par le spectromètre de Sojourner, disponibles sur le site Mars Science :

Spectromètre de Sojourner

Certes, il ne s’agit pas de prendre les métaphores au pied de la lettre ! Ihde distingue deux niveaux, à l’instar des débats ayant agité la sociologie il y a quelques années. Le premier est celui d’un programme herméneutique « faible » tandis que le second niveau renvoie à la poursuite d’un programme renforcé.
L’analogie avec la sociologie reste néanmoins superficielle. Le programme herméneutique  « faible » est une tentative de déconstruction des démarches scientifiques, chargé de mettre en lumière les pratiques herméneutiques implicites des scientifiques. Le programme « fort » introduit une dimension normative, avec le but de corriger et d’enrichir la tradition phénoménologique par la prise en compte de la manière dont les démarches scientifiques produisent du sens.

Dans le cadre du programme faible, le philosophe des sciences et techniques peut s'interroger sur ce but de la science moderne, de la technoscience naissante, but qui est de voir le monde différemment, plus précisément parfois, plus globalement d'autrefois. Un des résultats est de montrer que ce n’est là rien d'accidentel.

Nous nous sommes habitués à l’idée que la science est une entreprise de compréhension et d’explication du monde, développant notre entendement ou bien notre capacité théorique, déchiffrant le « livre de la nature » ou bien contemplant l’essence des êtres. Nous ne remettons pas en doute le fait que nous voyons ou bien que nous entendons mieux le monde grâce à la science. Les deux métaphores ne sont pourtant pas égales. La seconde renvoie sans doute d’une manière très générale à l’idée que l’activité scientifique est une activité langagière, s’incarnant dans une parole riche de significations. La première fait ordinairement de la connaissance une sorte de vision, de perception spirituelle. La connaissance livrerait des images du monde. Quand nous pensons une chose, nous la pesons mais surtout nous regardons le résultat de la pesée. S’il entend quelque chose, le scientifique atteint au même but : il a réussi à porter son regard sur l’invisible. Il a guidé son regard pour qu'il perce les apparences et découvre derrière elles des vérités cachées, voilées.

Ce que montre Léonard de Vinci, génial producteur d’images, c’est que la science moderne n’est pas que liée métaphoriquement à la vision. Elle participe en effet d’un visualisme, c’est-à-dire d’une vision heuristique. Et ce visualisme est essentiel, car c’est grâce à lui que la mathématisation de la nature ne demeure pas un jeu formel, ne se développe pas arbitrairement en système de propositions dotées de la seule cohérence mais s’ancre effectivement dans le réel, s’efforce de l’épouser et de lui être fidèle. Au moment où il faut s’affranchir de la scolastique et se libérer de l’intuition, la science devient représentationaliste. Certes elle ne le demeure pas, mais ce n’est pas parce que le visualisme est une impasse ! Elle ne le demeure pas car la vision scientifique est inséparable d’une instrumentalisation du regard, se développe en même temps que des  protocoles sont mis au point dans des laboratoires et que le scientifique acquière ainsi de nouveaux pouvoirs de perception.
Approuvant l’espèce de déconstruction opérée par Joseph Rouse et s’appuyant sur La science en action de Bruno Latour, Ihde affirme à la fin du chapitre 11 d’Expanding Hermeneutics que le laboratoire est au scientifique de l’époque moderne ce que le scriptorium était au  lettré de l’époque médiévale, le lieu des pratiques herméneutiques. C’est précisément le site où les choses, devenant objets scientifiques c’est-à-dire mesures, cessent d’être partiellement visibles pour devenir également lisibles, déchiffrables, offertes à l’analyse.
Dans son laboratoire, le scientifique devient capable de représenter ce qui est au-delà de l’apparaître, la structure profonde des choses. La science cesse alors de produire des images isomorphes et se met à produire une foule d’images an-isomorphes, que pour simplifier on peut concevoir comme des sortes d’images ontologiquement à mi-chemin du texte et de l’image ordinaire. Ces images instrumentées, productions de laboratoires, ne sont ni vraiment un texte articulant des abstractions, ni vraiment une image reproduisant un donné aussi fidèlement que possible. Ce sont des images construisant une réalité, ordonnant des mesures, donnant à voir ce qui se refuse habituellement à la perception… à l’instar des oscillations affichées sur l’écran de l’électrocardiogramme qui font voir les battements du cœur d’un malade et ses moindres défaillances. De par son intérêt pour la camera obscura, par sa pratique de la dissection et ses très nombreux carnets, Vinci incarne le scientifique moderne qui instrumente sa pratique et crée le laboratoire dont il a besoin, améliore sa vision pour s’approprier ces pans du réel qui resteraient invisibles sans cela. Niant l’opposition de la surface et de la profondeur, les coupes qu’il réalise font voir les articulations et les couches du réel. L’image moderne ainsi produite s’efforce de faire parler les choses elles-mêmes. Elle rêve déjà d’atteindre la structure des choses, pariant sur le fait que celle-ci se rend visible pour celui qui explore le réel avec l’instrument adéquat.


Du début de l’époque moderne jusqu’à nous, le développement de la science a pu se réaliser grâce à cette découverte de la possibilité d’augmenter et de modifier la perception. La science en général est une façon de voir le monde. Et la science contemporaine est animée par un « hyper-visualisme » si l’on veut bien reprendre le terme à Ihde du chapitre 12 d’Expanding Hermeneutics.
La science moderne est liée au projet de voir plus de choses. Et mieux qu’auparavant. Elle découpe pour mettre sous son regard et son regard est une découpe ! Ainsi, Léonard de Vinci, inventeur d’une sorte de regard en quête d’objectivité – ce qu’Ihde considère comme un « paradigme d’ingénieur » – est en quelque sorte un chaînon dans l’histoire du visualisme. Ses croquis montrent qu’il refuse de considérer qu’il existe des différences entre une machine et un corps humain. Quand on ouvre l'une ou bien dissèque l'autre, on perçoit de même des parties et des mécanismes, des articulations et des fibres, des circuits et des réservoirs… Sa pratique du schéma éclaté, sur laquelle Ihde insiste, montre que Léonard se soucie d’abord de la manière dont les parties d’un objet sont montées et peuvent être démontées. La finesse et la précision des dessins en font alors un véritable artiste de l’imagination scientifique (Expanding Hermeneutics, p. 159).

Pour ce qui est de la pratique anatomique, Vésale suivra ses traces. Des siècles plus tard, le procédé de la prise de vue photographique en rafale ou bien même les images obtenues par rayon X procèdent fondamentalement du même projet (p. 165). On peut dire aussi qu'ils en  reprennent le paradigme de Léonard ; il s’agit toujours de rechercher une meilleure description d'un état de choses pour relancer le travail d’interprétation de la nature de ces choses.

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